Extrait de |
Lire c'est vraiment simple, quand c'est l'affaire de tous |
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Tout ce qui est dit dans ce livre peut se comprendre à partir de deux idées. La première concerne la manière dont un enfant apprend : apprend à marcher, à parler à se situer dans l'espace, à interprêter les visages, à entrer en relation avec les autres enfants, à lire, à utiliser les nombres pour se repérer dans les choses, etc. L'enfant n'apprend pas parce qu'on lui transmet le savoir de l'adulte. Pour résoudre la situation dans laquelle il est engagé, il doit faire des hypothèses qui élaborent un savoir original et provisoire. Les autres, enfants ou adultes, vont l'aider en lui apportant de l'information, en réagissant à ses comportements inventés, en s'impliquant avec lui dans la situation, en l'incitant à réfléchir sur son action, etc. Ainsi, d'expérience en expérience, dans l'échange avec le monde et les autres, va-t-il modifier ses hypothèses et ses réponses, et c'est ce mouvement permanent et ininterrompu qui constitue son apprentissage ; ses apprentissages plutôt, car ils ne sont pas séparables les uns des autres et prennent tous leur source commune dans la vie totale d'un enfant, totalement impliqué dans une situation totale. Bien sûr, il en va ainsi pour la lecture, et l'enfant, depuis son plus jeune âge, est en train de devenir lecteur à travers ses rencontres avec l'écrit. La deuxième idée qui nous paraît importante concerne la lecture elle-même, c'est-à-dire la connaissance que l'on a aujourd'hui des comportements mis en œuvre au cours de l'activité de lecture. À la différence de ce qui se passe dans les pays où la langue écrite est "idéographique" (le chinois, par exemple, où les mots sont représentés pas des dessins), chez nous l'écriture est alphabétique, c'est-à-dire que les groupes de lettres peuvent se prononcer indépendamment des mots où des idées qu'ils expriment. Grâce à cette écriture, n'importe qui peut prononcer, sans avoir besoin de les comprendre, les groupes de lettres tels que "sulbotraqui", "chenave" etc. Le fait de ne pas les comprendre (mais seulement de pouvoir les dire) montre bien qu'on ne lit pas ces mots-là. Il ne viendrait pas à l'idée de quelqu'un de prétendre qu'il sait lire le latin, alors qu'il n'y comprend rien et qu'il est seulement capable de faire du bruit avec sa bouche ! En outre, on s'aperçoit très vite que, neuf fois sur dix, on ne peut dire correctement les mots que si on a d'abord compris le sens de la phrase, comme on l'observe dans l'exemple célèbre : "Les poules du couvent couvent..." Il est donc bien évident que lire, c'est comprendre de l'écrit et ce n'est pas le prononcer ; tout au plus, quand on l'a compris, peut-on presque toujours le prononcer alors qu'à l'inverse, on peut oraliser beaucoup de choses qu'on ne comprend pas et qu'on ne sait donc pas lire. Je ne peux pas lire certains livres de médecine ou certains romans ; un enfant de huit ans ne sait pas lire un article de journal sur la politique économique même s'il est, à peu près, capable d'en "faire la lecture", pardon ! de "le dire", à son grand-père aveugle... Ce qui est vrai, c'est que parfois, en prononçant la suite des sons écrits sur un papier, on parvient à comprendre ce que les yeux ne reconnaissent pas mais que les oreilles identifient ; par exemple : "elvoilegrenchi innoiréblan". L'opération que vous venez de faire, c'est ce que font tous les enfants qui déchiffrent au cours préparatoire, qui anônnent au cours élémentaire, dont on voit les lèvres bouger au cours moyen et qui, plus tard, croiront "entendre dans leur tête" ce que les yeux voient. Ce moyen de comprendre, en entendant ce qui est écrit, est plus difficile à mettre en œuvre que la lecture avec les yeux, comme en témoignent ces deux phrases : Le premier est beaucoup plus lent et détourne le lecteur de son véritable projet, puisqu'au lieu de faire du sens, il est d'abord obligé de faire du son. C'est exactement la même différence qu'on trouve entre celui qui comprend et rêve en anglais, et celui qui doit reconstituer, en traduisant l'anglais, une phrase en français pour en extraire le sens. Ces deux manières de comprendre l'écrit ne mettent pas en jeu les mêmes comportements et ne s'apprennent pas de la même façon ; il ne faut pas espérer qu'en apprenant à déchiffrer et à prononcer à voix haute, on sache lire un jour. Aujourd'hui, ceux qui savent lire, en ayant commencé par déchiffrer, ont appris inévitablement seuls, sans s'en rendre compte, et en faisant autre chose que ce que l'école ou leurs parents leur demandaient. [...] |
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