La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°15 et 16
septembre/décembre 1986
_____________
Les enfants sourds
Roland Goigoux, enseignant
spécialisé [en 1986] à l'Institut
Départemental de Jeunes Sourds de Clermont-Ferrand, fait ici
l'historique de l'enseignement de la lecture aux sourds. Le bon sens
peut s'étonner qu'on puisse autant s'acharner dans le rejet
de la langue des signes et dans le recours à la
correspondance entre l'écrit et l'oral avec des gens qui
n'entendent pas l'oral ! C'est oublier la volonté de
normaliser, d'unifier, d'uniformiser qui a
caractérisé la grande période de
l'école de Jules Ferry. Alphabétisation pour
tous... quand tu nous tiens !
S'il y a bien un public pour qui s'impose la
nécessité d'apprendre à lire le
français sans le parler s'impose, c'est bien celui des
sourds pour qui la "fonctionnalité" de l'écrit
est évidente. Roland Goigoux, à la
lumière d'une analyse de l'oral et de l'écrit,
mais aussi de son expérience pédagogique, plaide
pour l'abandon des techniques d'alphabétisation et pour un
apprentissage de la lecture basé sur la
"complémentarité d'usage" de la langue des signes
et de l'écrit.
des constats
Les statistiques le montrent, les adultes sourds le
déplorent : " Si l'on excepte quelques rares
réussites orales (la plupart chez les demi-sourds ou devenus
sourds), il faut avoir le courage de reconnaître et
d'affirmer que les sourds aujourd'hui en France sont massivement et
gravement sous-éduqués. " (1) Ils quittent
souvent l'école avec un niveau en français assez
faible et un savoir-lire rudimentaire.
Du côté de l'enseignement de la lecture, le
tableau est sombre. Une enquête
réalisée par le Centre de formation des
instituteurs spécialisés (2) montre que les
maîtres enseignent la lecture " sous le double signe de la
prudence et de la tradition ", c'est-à-dire " à
partir de progressions en réalité syllabiques
". Le grand problème qui se pose à tous est celui
du sens. Pourtant dans l'enseignement de la lecture aux
déficients auditifs demeure " cette contradiction que l'on
n'arrive pas à surmonter : on veut faire du sens la
condition indispensable, impérative à
l'acquisition de la lecture... puis on le place après
le déchiffrement comme une des premières
conquêtes à réaliser ".
Une autre étude, menée à partir des
mémoires de fin d'études d'orthophoniste (3), met
en évidence que l'enseignement de la lecture est
découpé en deux phases : une phase orale
(déchiffrement) et une phase d'accès au sens. Les
enseignants de l'école spécialisée
d'Argenteuil sont catégoriques sur ce point : " Notre
expérience nous a montré que cette
seconde phase n'arrive jamais avec les enfants sourds
même si les choses sont enseignées dans cet ordre
car la première phase est trop difficile. " (4)
Ceux qui imaginaient l'éducation des sourds comme un paradis
pédagogique où l'enseignement de la lecture
aurait été enfin débarrassé
du préalable du déchiffrement et du
détour par le circuit parasite de la correspondance
grapho-phonétique en sont pour leurs frais !
Malgré le handicap qui interdit à une
majorité de sourds, même appareillés,
de tirer profit d'une communication orale véritable, la
majorité des enseignants et des éducateurs
spécialisés persistent à penser qu'un
enfant sourd découvrira le sens d'un mot inconnu en
créant une forme sonore qu'il a des chances d'avoir
déjà rencontrée. La lecture
se trouve ainsi totalement assujettie à l'oral,
condamnant d'emblée à un échec quasi
complet les enfants sourds qui ne parlent pas ou fort peu !
Comment ne pas s'indigner devant ces jeunes sourds contraints
à ânonner un "b.a.ba" ou un "p.a.pa" qu'ils
n'entendent pas eux-mêmes ? Comment ces enfants peuvent-ils
comprendre à quoi sert l'écrit, comment
peuvent-ils encore avoir la moindre envie de lire ou
d'écrire après un tel traitement
insensé ? Comment ne pas percevoir le désarroi de
ces enfants à qui l'on ose demander le sens d'un
texte sur lequel ils ont été contraints
à un long et pénible travail de gymnastique
articulatoire ?
l'importance de l'oral
Pourquoi de tels constats et - surtout - comment avoir une chance de
les modifier ? Il faut considérer maintenant la place de
l'oral dans l'enseignement des sourds en fonction de l'importance
historique accordée à l'oral au cours des
derniers siècles.
À ce propos, il est bon de rappeler l'interdiction
de l'utilisation de la langue des signes à
l'issue du congrès de Milan en 1880. Après une
période où la culture sourde était
florissante (milieu du XIXème siècle) et
où les résultats des élèves
des instituts nationaux étaient remarquables, un
siècle d'interdiction a totalement bouleversé
l'éducation des sourds.
En 1880, la victoire des oralistes qui conduit à
l'interdiction eut des causes multiples, longtemps analysées
par les historiens. Notons toutefois rapidement quatre
éléments de réponse :
- L'importance du mouvement qui va conduire aux lois de Jules Ferry et
qui allait dans le sens d'une uniformisation des méthodes
pédagogiques et vers un laminage des langues et des cultures
minoritaires.
- La pression des enseignants, pour la plupart entendants et
méconnaissant la langue des sourds. " Devant une classe
d'enfants qui parlent entre eux par signes, le professeur, s'il ignore
la langue, perd son statut d'enseignant. " (5) Question qui reste
aujourd'hui d'actualité.
- Le " credo volontariste " et la croyance en la toute puissance du
progrès scientifique, dans les perfectionnements infinis de
l'appareillage qui devait gommer le handicap (refus fantasmatique des
différences).
- L'idée, encore fort répandue, que les signes
représentaient une gêne pour l'apprentissage de la
parole.
Depuis un siècle, l'oral a été
considéré comme le seul moyen
d'intégration sociale, son apprentissage, le but de toute
l'éducation spécialisée.
L'échec de cet oralisme " pur et dur " est maintenant
reconnu y compris par les ministères de tutelle (6) qui
insistent beaucoup sur l'importance fondamentale du français
écrit pour les sourds.
Paradoxalement, des générations de professeurs
oralistes ont profité dans leur enseignement de la
compétence linguistique en langue des signes que les enfants
avaient acquise, à leur insu, dans les grands internats
spécialisés.
Aujourd'hui, les enseignants voudraient utiliser l'acquis linguistique
d'une langue première pour la transposer à
l'acquisition du français écrit :
malheureusement, cette langue première n'existe quasiment
plus ! Le recours exclusif à l'oral a
conduit une majorité de sourds profonds à
être privés de tout moyen linguistique performant
(ni oral ni écrit, ni langue des signes) et, loin de toute
insertion sociale, a contribué au contraire à les
marginaliser.
l'histoire des
écoles spécialisées
L'histoire des écoles spécialisées est
le reflet de cette histoire de l'oralisme. Pour les enseignants l'oral
était une telle obsession qu'ils se refusaient à
présenter oral et écrit simultanément,
" le risque étant trop grand de voir le mode
écrit étouffer le mode oral, d'emblée
ou progressivement " (7).
Cette situation qui date de 1981 reflète le même
parti-pris que celles formulées un siècle plus
tôt et qui font de l'écrit et de la langue des
signes deux concurrents du code oral.
- " L'écriture fait courir des dangers à la
lecture sur les lèvres et à la parole ; on la
relègue après celle-ci. Elle n'en nuit pas moins
encore à l'acquisition de la langue parlée. " (8)
- " Nous devons chercher à obtenir du sourd une langue
parlée sans intermédiaire ; nous repoussons celui
de l'écriture comme fut repoussé celui des
signes. " (9)
Ces deux citations, rapportées par C. Cuxac, conduisent
l'auteur à réaffirmer : " lecture, langue des
signes : même combat " (10).
Il est bon de rappeler en effet que la remise en cause de l'oralisme
fut le fruit d'un véritable mouvement revendicatif des
sourds qui s'est développé en France, surtout
depuis 1975, dans la mouvance de mai 1968. Ce mouvement s'amplifie
actuellement autour de trois objectifs principaux :
- une éducation bilingue pour les enfants sourds ;
- la possibilité pour les sourds d'accéder
à la formation continue et à
l'éducation universitaire grâce à des
interprètes professionnels (ce qui existe
déjà dans d'autres pays) ;
- la reconnaissance d'un corps d'interprètes vraiment
formés et dotés d'un statut professionnel reconnu
(1).
sur le plan
pédagogique
Les années soixante-dix ont vu l'essor de techniques de
rééducation de la parole, prenant largement en
compte le rythme corporel et les éléments
rythmiques et mélodiques de la parole (méthode
verbo-tonale). Malheureusement, ces techniques orales se sont vite
transformées en méthode d'acquisition du
français. Au lieu de développer les usages et les
fonctions propres de l'écrit, on privilégiait la
transcription de l'oral en proposant aux enfants " des textes qui
soient au maximum des séquences dialoguées " (7).
Le choix de textes liés à l'oral conduisait les
enseignants à utiliser à l'écrit les
structures acquises en cours de démutisation
et à établir " des progressions
phonétiques " en complet décalage avec les
fréquences d'utilisation des mots à
l'écrit !
Depuis quelques années, certaines écoles
spécialisées ont amorcé des
évolutions importantes, abandonnant l'exclusivité
de l'oral et tolérant ou encourageant une
pluralité de modes de communication, incluant pour la
plupart la L.S.F. (langue des signes française). Un travail
mené l'an passé avec l'aide des stagiaires du
CNEFEI a permis de constater que cette évolution face
à la langue des signes s'accompagnait bien d'une
évolution dans les pratiques de lecture (4). "
Même combat ! "
Malheureusement, l'absence de coordination et de réflexion
collective, l'absence de recherches communes menées par les
écoles spécialisées condamnent encore
les enfants sourds à faire les frais de nos erreurs et de
notre grand " individualisme pédagogique ",
dénoncé par F. Delhom (2).
Notre vœu serait que l'AFL, en liaison avec les centres de
formation, puisse contribuer à bâtir une
réflexion collective qui tienne compte des
spécificités du terrain.
Parmi celles-ci, il serait bon d'analyser une certaine conception de la
collaboration entre enseignants et orthophonistes qui constitue un
frein à l'abandon des méthodes
grapho-phonétiques. En effet, la recherche quelque peu
volontariste d'un terrain d'action commun entre ces professionnels
renforce les activités de type combinatoire alors
considérées comme le point de rencontre
privilégié entre l'oral (domaine de
l'orthophoniste) et l'écrit (domaine de l'enseignant).
oral-écrit : des
rapports ambigus
Au cours de l'enquête sur l'enseignement de la lecture aux
déficients auditifs, F. Delhom pose une question cruciale :
" L'acquisition de la lecture nécessite-t-elle une
compétence linguistique minimale ? " Et,
de manière très surprenante, de nombreux
enseignants interrogés répondent que "
l'apprentissage ne dépend pas d'un bagage minimum ".
En poussant un peu plus loin l'interrogation, la réponse des
enseignants s'éclaire. Les maîtres, en effet,
savent bien qu'une grande partie des enfants sourds des
écoles spécialisées ont une
compétence orale très faible
: exiger une compétence minimum en préalable
à l'enseignement de la lecture reviendrait à
repousser - souvent indéfiniment - le début de
cet enseignement.
On peut donc noter ici une première
ambiguïté, très
caractéristique de cet enseignement
spécialisé : celui-ci repose sur la
correspondance entre chaîne écrite et
chaîne orale, mais les maîtres refusent d'en tirer
la conclusion logique qui reviendrait à exiger une
connaissance minimale de l'oral, afin que les correspondances
écrit-oral puissent aider les enfants à lire !
C'est ainsi qu'on monte un déchiffrage besogneux sur un oral
lacunaire.
Deuxième ambiguïté
: face aux lacunes de cet oral, l'écrit se trouve
paradoxalement investi de la mission d'améliorer en retour
la maîtrise de l'oral... qui est pourtant définie
comme première !
Derrière cette construction permanente d'un code
à partir de l'autre apparaît l'idée
fondamentale que l'écrit est le calque de l'oral,
illustré dans la pratique pédagogique de la
correspondance écriture-phonétique.
/ z ariv tud syt / <---> j'arrive tout de suite
L'oral et l'écrit sont considérés
comme deux signifiants, deux formes distinctes d'un même
sens, d'un même signifié.
Pourtant, à mon sens, tout engagement dans une nouvelle
pédagogie de la lecture nécessite des ruptures
avec ces conceptions au moins sur trois points :
- La compétence linguistique d'un enfant ne se
réduit pas à sa compétence
à l'oral. C'est même l'absence de distinction
entre compétence orale et compétence linguistique
qui enferme le sourd dans le "statut d'handicapé
linguistique". La connaissance de la langue des signes peut
être la base linguistique du français
écrit.
- Il n'y a pas d'homothétie entre oral et écrit : les
deux codes ont des fonctions et des fonctionnements propres.
- Des connaissances sont indispensables pour la pratique de la lecture.
Connaissances de la langue, des textes et du monde (au sens
psycho-social), ne peuvent se développer qu'à
l'aide d'un outil linguistique.
compétence orale
compétence linguistique
C. Cuxac, linguiste et professeur à l'Institut des jeunes
sourds de Paris, a détaillé cette opposition lors
du colloque Surdité et Lecture de 1980.
Dans le cadre de ce trop court article, je me bornerai à
insister sur deux aspects de son intervention (10) :
" La lecture comme plaisir signifié : pour
que lire puisse être un plaisir signifié, il faut
que des activités similaires de plaisir aient
été développées oralement
auparavant : l'enfant sourd confronté à
l'écrit n'a pas appris à symboliser ses fantasmes
- ils sont vécus et intériorisés, non
symbolisés - n'ayant pas
bénéficié d'informations orales comme
l'enfant entendant, ses productions sont tout sauf un
véhicule de l'imaginaire, il n'a jamais
été confronté à des
situations, même minimales où sa mère,
son père lui racontent des petites histoires
inventées, lui lisent ou lui disent des contes, il ignore
l'humour, les jeux de mots, le langage oral n'a pas pour lui de
fonction ludique. Il ne sait pas ce que c'est que mentir ou
émettre des invraisemblances, du moins dès son
plus jeune âge. Toute cette préparation
à l'écrit, au plaisir de l'écrit,
véhicule de l'imaginaire, l'enfant sourd n'en a pas
bénéficié. "
Un apprentissage précoce de la langue des signes pourrait
permettre d'inscrire la découverte de l'écrit au
sein d'une histoire linguistique de l'enfant l'ayant
éveillé au plaisir de la langue. Au contraire, la
douloureuse démutisation vécue par le jeune
enfant ne l'encourage guère à prendre le "risque"
d'un écrit semblable à l'oral.
" À partir de quoi l'enfant aura-t-il l'assurance et la
fierté de pouvoir matérialiser sa parole - ou sa
pensée - par l'écrit, si sa parole, comme il le
sait, comme il le vit, est défaillante, c'est cela
même qui est à rééduquer. "
Comment l'enfant ferait-il la différence entre ce qui se
rééduque - l'oral - et ce qui serait
censé l'épanouir - l'écrit - si ces
activités sont constamment liées,
liées à tel point que les adultes sourds
imaginent mal la différence qu'il peut y avoir entre le
français oral et le français écrit,
à tel point qu'ils ignorent que nous, entendants, nous avons
oralement le droit à l'erreur, que souvent mes propos
peuvent être confondus, incohérents, pleins de
retours en arrière, scandés d'interjections et de
doutes.
Pour C. Cuxac, seul le bilinguisme (lien avec le texte de Jean
Duverger) a permis par le passé, la formation de
véritables lecteurs sourds et, de même, des
écrivains et des poètes sourds (jusqu'au
XIXème siècle). Son optimisme pour le futur
s'appuie sur l'exigence d'un bilinguisme retrouvé.
quelques
différences entre code écrit et code oral
Une des caractéristiques premières de
l'écrit est sans doute sa fonction de distanciation :
distance spatiale et temporelle entre "écriteur" et lecteur
au contraire de la proximité - même si elle peut
être médiatisée - des interlocuteurs.
Cette distanciation implique aussi un aspect de théorisation
: l'écrit comme outil privilégié pour
commenter, argumenter, raisonner, mais aussi exprimer des sentiments,
des sensations...
Lorsqu'on observe le matériau écrit,
utilisé dans nos classes spécialisées,
on constate au contraire une prolifération de textes
où l'écrit joue essentiellement un rôle
de marquage, d'étiquetage du monde : multiplication de
phrases courtes à la syntaxe
élémentaire, juxtaposition de propositions
indépendantes, absence de mots-outils servant à
articuler les termes d'un raisonnement ou d'une explication,
association permanente de l'écrit aux images dans un rapport
de dénomination plutôt que de commentaire...
Le plus souvent, l'écrit est utilisé comme moyen
de conservation de la parole orale dont la permanence sert
l'étude approfondie des correspondances graphies-phonies.
Comment peut s'effectuer alors la prise de conscience des fonctions de
l'écrit en classe :
- mémoire du groupe (activités de la classe,
projets...) ;
- source d'information (à tout moment, sur toutes sortes de
sujets...) ;
- communication à distance (à
l'intérieur de l'école, à
l'extérieur avec les familles...) ;
- source de plaisir (utilisé parfois sans
préoccupation immédiate de qualité, de
rentabilité, de contrôle...) ;
- accès au monde adulte (pour une autonomie nouvelle...) ;
- accès à un pouvoir nouveau (dans ses projets,
dans la classe coopérative... le pouvoir de choisir) ;
À ces usages différents, à ces
fonctions propres correspondent, sur un plan linguistique, des
différences essentielles de fonctionnement des deux codes.
Pour vous en convaincre, prenez le temps d'enregistrer au
magnétophone une conversation entre amis ou avec des enfants
(avec des enfants sourds, si vous travaillez en milieu
spécialisé !) et transcrivez-la sur papier. La
relecture sera édifiante ! Comparez (lien avec tableau) avec
un véritable texte écrit :
- L'importance de la situation
La présence matérielle et physique du contexte
d'énonciation, la gestualité souvent redondante
des interlocuteurs conduisent souvent à des formulations
totalement incompréhensibles lorsqu' elles sont
dissociées de ce contexte matériel et cette
gestualité.
L'oral met en jeu des processus de coopération entre
interlocut
eurs qui rendent, par exemple, l'ironie et l'humour bien plus faciles
à manier qu'à l'écrit. L'absence de
feed-back lors de la production écrite oblige
l'écrivain à une organisation de son texte et de
sa pensée fort différente de celle de l'orateur
aux incessants réajustements. (Et croyez que je suis
sensible à cet aspect au moment précis
où je rédige ces lignes !)
- Le facteur temps
À l'oral, la simultanéité entre ce
qu'on veut dire et ce qu'on dit réellement rend la
production orale plus libre par rapport à la norme et
conduit l'écrivain à plus d'exigences tout en lui
accordant des possibilités d'autocorrection plus
développées.
- La grammaire
Là encore de nombreuses différences sont
sensibles, l'écrit étant riche de formulations
toutes faites (je, soussigné... veuillez
agréer...) et de prescriptions propres (fermeture pour cause
de décès...). L'utilisation des temps et des
modes de verbes est également toute autre,
l'écrit faisant un usage du passé simple, du
plus-que-parfait et du subjonctif que l'oral
méconnaît. Et il faudrait parler aussi des
archaïsmes, de l'utilisation du style indirect, etc.
Ce ne sont là que quelques exemples qui
mériteraient un développement linguistique plus
complexe. La conclusion ne s'en impose pas moins avec force :
à moins de vouloir demeurer incompris, "on ne parle pas
comme un livre" !
définir des
connaissances nécessaires à la lecture
Nos références constantes à la
psycholinguistique nous offrent sur cette question encore des pistes
intéressantes.
Nous l'avons dit et redit dans ces colonnes, lire n'est pas seulement
décoder, c'est calculer ce qui est dit et anticiper sur ce
qui va être dit. Pour l'enfant sourd, il en va bien
évidemment de même : il lira à partir
de ce qu'il sait et sa possibilité réelle de
produire une hypothèse sur le sens global du texte (ou sur
un sens local de ce même texte) nécessitera de sa
part une connaissance de la cohérence interne
du texte (notamment sur les plans syntaxiques, sémantiques
et pragmatiques) et de sa cohérence externe
(c'est-à-dire ce qui relève de la connaissance
préalable du "sujet" du texte).
Dans cet exercice de closure, par exemple :
Je ________ à la ludothèque.
un enfant de CP peut rejeter la proposition /joues/ en expliquant que
"c'est impossible" [cohérence interne, ici dans son aspect
grammatical] et rejeter la proposition /danse/ en argumentant : "c'est
interdit !" [cohérence externe, ici la connaissance sociale
de ce lieu où l'on ne doit pas gêner son voisin].
Combien d'enfants sourds du même âge seraient
capables de la même performance socio-linguistique ?
1) La pédagogie mise en
œuvre auprès des jeunes sourds commet sans doute
trop souvent l'erreur de centrer presque exclusivement ses
activités autour de la connaissance de la langue et, en son
sein, de privilégier la syntaxe...
Pourtant de récents travaux linguistiques (11) tendent
à montrer la prédominance de l'organisation
sémantique sur l'organisation syntaxique. S'appuyant sur ces
travaux, F. Delhom (12) propose de redonner à l'enseignement
du vocabulaire une place souvent sacrifiée.
" Il faut donc bien spécifier ce que l'on
recherche en priorité ; si l'on vise d'emblée une
langue contituée, respectueuse des schémas
d'organisation habituels et de l'intégrité des
unités mathématiques, alors bien sûr le
respect rigoureux de la syntaxe et de tous ses arbitraires s'impose.
Mais nous savons que ce n'est pas ainsi que s'opère
l'acquisition du langage et, sans prétendre en retrouver les
étapes génétiques dans notre
enseignement, nous devons nous habituer à concevoir cette
construction de la syntaxe comme un processus lent d'ajustements
successifs, en un mot, nous osons dire accepter un certain flou chaque
fois que la nécessité de la
compréhension n'est pas mise en jeu. Mais si justement
l'objectif premier est d'abord de communiquer, c'est-à-dire
de faire circuler le sens, d'échanger, afin que le locuteur
puisse, à la mesure de ses moyens, s'exprimer et dire le
monde, alors ici encore le lexique devient
l'élément prépondérant. "
" Nous le répétons, discours,
arguments, raisonnement s'appuient d'abord sur des termes qui sont
souvent inducteurs des constructions : conjonctions et locutions dont
le contenu sémantique est si important, mais aussi et
surtout tous ces verbes qui réalisent la valeur morale de
l'énoncé : croire, penser, vouloir, savoir,
affirmer, douter, s'imaginer, etc. L'hypothèse sera donc
qu'il faut partir des unités porteuses de sens pour voir
dans quels contextes elles peuvent entrer ; autrement dit, la
démarche sera des mots (des signifiés) aux
structures (à la signification) et à la valeur
pragmatique des énoncés (au sens). "
2) La connaissance des textes
est également un aspect très
négligé dans cet enseignement de
l'écrit. Combien d'enseignants par exemple ont
mené un travail précis sur les super-structures
textuelles, combien d'enfants sourds font clairement la
différence entre les modes de construction d'un
récit, d'une organisation ou d'un conte ?
3) La connaissance du monde
qu'ont les jeunes sourds est, enfin, le point le plus alarmant de la
pédagogie spécialisée. Lire, c'est
attribuer une signification à un texte en partant des
questions qu'on se pose à son sujet. Mais quelles sont les
questions que se posent de jeunes sourds qui passent leur temps
à l'école à suivre un enseignement de
langue, de parole et de lecture ? Quelles sont les activités
de ces enfants ? Comment est éveillée et
alimentée leur curiosité ?
En termes plus pédagogiques, on pourrait s'interroger sur la
place réellement consacrée à
l'histoire, à la géographie, aux travaux manuels,
au dessin... Partout on s'acharne à "monter du langage" sans
trop se préoccuper de savoir sur quoi et pour quoi on le
monte ! Comment les jeunes peuvent-ils apprendre s'ils
n'éprouvent pas le "mieux vivre" que peuvent leur apporter
les différents savoirs : savoir-lire,
savoir-écrire ?...
lire : pour quoi faire ?
On peut se demander si le jeune sourd n'est pas parfois victime de
l'acharnement thérapeutique des enseignants,
éducateurs et rééducateurs !
Dans cet internat qui le "prend largement en charge", dans cette classe
qui ne lui apprend guère à connaître le
monde ("on n'a pas le temps, il faut apprendre à lire"),
dans cette famille où l'on ne sait pas lui raconter
d'histoires et où l'on hésite à
recourir à l'écrit pour lui expliquer ce que la
parole est impuissante à faire comprendre, où
l'enfant découvrira-t-il le besoin de lire ? Comment
saura-t-il le pouvoir qu'il pourait acquérir s'il lisait ?
Lorsqu'il l'entreverra, ne sera-t-il pas trop tard ? C'est aussi parce
que son entourage ne lui reconnaît pas une
compétence présente à le faire que le
jeune sourd échoue dans l'apprentissage de la lecture.
Est-ce parce qu'il ne souhaite pas suffisament son émancipation
? Seule son intégration a droit de
cité dans les discours : quelle valeur sociale est
sous-tendue par ce mot ?
Au-delà des questions techniques, c'est encore une fois le
statut de l'enfant qu'il convient d'interroger et son statut de lecteur
en particulier.
Dans quelles situations, l'enfant sourd a-t-il un besoin
mmédiat d'une communication écrite ? Vit-il des
situations qui le font destinataire d'écrit afin de mener
à bien ses projets ? A-t-il seulement des projets ou lui
permet-on d'en avoir ?
Ce qui est paradoxal, c'est qu'avec les enfants
sourds, les occasions d'utilisation fonctionnelle de l'écrit
dans des situations directes sont extrêmement nombreuses. Et
trop souvent, on se prive du recours à l'écrit
pour mieux leur apprendre à parler afin, ensuite, de leur
apprendre à lire ! En classe, par exemple, on pourrait
éviter de faire systématiquement
l'économie de l'écrit, de le contourner :
commenter les consignes ou les énoncés
didactiques avant que les enfants les aient lus, traduire un document
plutôt que d'apporter des informations sur son contexte,
"faire" à la place des enfants...
Là encore, on touche à un paradoxe : chaque
maître recherche des situations fonctionnelles de lecture et
il ignore les écrits didactiques (appréciations,
problèmes, questions, consignes...) qui sont pourtant en
milieu scolaire les premiers écrits fonctionnels ! Combien
de fois pourtant aurait-il intérêt à
écrire aux enfants une nouvelle qui les concerne ou une
information indispensable plutôt que de la
répéter dans un oral inaccessible ou à
l'aide d'une langue des signes qu'il ne maîtrise pas ?
pour une
pédagogie spéciale
Parler du "rôle propre" de l'écrit et de ses
"fonctions" dans le cadre de cet article est une opération
périlleuse : schématisation
outrancière, réduction, oublis... Les fonctions
sociales de l'écrit sont bien plus vastes, mais surtout
elles peuvent être fort différentes d'un individu
à l'autre, d'une communauté à l'autre.
Ainsi, la communauté sourde a un usage et un rapport
particulier à la chose écrite sur lesquels une
pédagogie spécialisée pourrait
s'appuyer.
Le lourd handicap que représente l'impossibilité
de communiquer de manière précise à
l'oral induit une dépendance plus grande envers
l'écrit, comme lecteur ou comme écrivain. Les
adultes sourds interrogés sur leur vécu scolaire
déplorent fortement leur méconnaissance du
français écrit à leur
entrée dans la vie professionnelle et exposent les
difficultés d'insertion sociale que cela
représente. C. Cuxac ajoute même qu'à
son sens " la demande d'être émetteur
producteur d'un écrit est prioritaire sur la demande de
lecture. On peut se faire expliquer un texte mal compris, trouver pour
cela une aide. En revanche, il est très difficile de se
faire rédiger un texte ou une lettre : il faut trouver pour
ça des gens très disponibles. En fait, il est
moins frustrant de faire preuve d'incompréhension que
d'incapacité " (10).
Les deux codes écrit et oral entretiennent, on le voit, des
rapports de "complémentarité d'usage" (13) dont
les termes sont modifiés par le handicap. Ainsi la
communication gestuelle ne peut pas se subsistuer totalement
à la communication orale dans sa fonction de communication
immédiate, notamment lorsque l'un des deux interlocuteurs -
entendant par exemple - ne possède pas la langue des signes.
Dans ce cas, l'écrit peut se trouver investi d'un rôle
important de communication immédiate qu'il remplit
assez rarement dans le monde des entendants (sous-titrages, messages
lumineux, etc.)
Pour le très jeune enfant sourd, "des compétences
linguistiques comparables à celles d'un enfant entendant"
peuvent être développées "en s'appuyant
plus largement sur des interactions communications
immédiates reposant sur l'écrit" (14). Par
exemple, en lui permettant de "constater" ou de "détecter"
des liaisons causales entre deux événements ayant
lieu lors de l'acte de communication : " production du signal graphique
de l'émetteur et comportement que ce signal provoque chez le
récepteur " (14).
Une institutrice travaillant dans ce sens prolonge à sa
manière cette réflexion : " Pour que l'enfant
sente toute la richesse et les possibilités de communication
contenues dans l'écrit, on le fera participer à
toutes les "cérémonies" autour de la
correspondance entre parents et instituteurs (cahier de liaison, par
exemple). De ce point de vue, il est aussi fondamental - et gratifiant
à longue échéance -
d'écrire devant les élèves, avec eux,
pour eux (même les préparations de polycopies
seront faites avec leur participation). L'écrit ne doit pas
apparaître comme "tout fait", comme mystérieux,
mais au contraire comme quelque chose qui se construit. " (15)
Cela signifie bien sûr que l'apprentissage de
l'écrit chez l'enfant sourd doit être
commencé précocément. Gageons que les
compétences linguistiques précoces acquises
grâce à l'écrit, loin de le
détourner de l'oral comme le craignaient certains, soient
autant d'atouts pour de futures acquisitions.
Ceci nous conduit à réaffirmer que la
pédagogie doit bien jouer un rôle important qui
s'appuie sur une reconnaissance véritable du handicap et qui
cesse de greffer l'écrit exclusivement sur un oral lacunaire.
Trop souvent pourtant, des dispositifs pédagogiques ou
rééducatifs semblent refuser de prendre en compte
le handicap en tant que tel. Certaines expériences
d'intégration scolaire, par exemple, en disent long sur ce
refus : un jeune sourd plongé dans une classe d'entendants
ne recouvre pas l'usage de ses oreilles du seul fait qu'on lui parle !
À terme, une intégration massive pourrait
même conduire à l'éclatement des
écoles spécialisées qui, seules,
peuvent regrouper des communautés d'enfants
permettant à une langue gestuelle de se vivifier et de se
développer.
la langue des
signes
Dans les perspectives ouvertes par une nouvelle pédagogie de
la lecture, la langue des signes doit être amenée
à jouer un rôle essentiel en tant que "langue
naturelle parlée". Elle doit permettre à l'enfant
de disposer d'un système cognitif plus abstrait au niveau
des contraintes mentales et de " s'éveiller aux plus
subtiles nuances sémantiques ainsi qu'aux comportements
socio-linguistiques de base : questions-réponses, rapport du
rôle, négations, affirmations, règles
de politesse... " (14)
Au-delà de ce rôle de construction
socio-cognitive, la langue des signes peut être
envisagée selon différents aspects
pédagogiques :
1) Au sein d'une méthode
pédagogique comparative basée sur un
parallèle établi entre français
écrit et langue des signes. Dans la revue Coup
d'œil, C. Mas (16) développe
cette conception : " Valoriser les deux langues [...] engendre la
motivation nécessaire pour apprendre celle qu'on ne
connaît pas (l'écrit) et dont on est devenu
curieux parce qu'on en a compris l'intérêt, le
rôle et l'utilité. " (Rappelons que la langue des
signes ne possède pas l'écriture.)
Après deux ans de ce type de travail, C. Mas soulignait " le
goût de la lecture " (après avoir pris plaisir
à voir un "texte signé") dans le cadre d'un
apprentissage qui n'est plus conçu comme une
corvée imposée mais comme quelque chose d'utile
qui se traduit par : "Comment on dit en français ?".
2) Utilisée comme moyen de
communication entre enseignants et enfant - et enfants entre eux - la
L.S.F. peut servir à dialoguer à propos
de l'écrit.
Apprendre à lire
le français sans le parler ?
Prenons l'exemple, cité par C. Cuxac, des tentatives
d'alphabétisation en Afrique noire " où la langue
locale, sans écriture, sert de tremplin d'accès
à une langue écrite (en
général le français ou l'anglais) ". "
J'ai vu ", poursuit notre auteur, " beaucoup d'étudiants
africains venus terminer leurs études en France avec un
niveau de connaissances du français oral rudimentaire [...]
alors qu'ils étaient à même de lire et
de comprendre des livres complexes, ainsi que de rédiger des
mémoires en français. "
L'important, c'est qu'une première langue orale, qui en
l'occurence n'est pas la même, serve de voie
d'accès au sens graphique.
On manque malheureusement totalement de travaux de recherche
élaborés à ce sujet.
L'éducation des sourds pourrait nous permettre d'en amorcer.
Avouons tout de même que ce qui peut paraître comme
une pure curiosité intellectuelle (qui pourtant nous en
apprendrait sans doute long sur les mécanismes d'acquisition
de la lecture) est bel et bien la situation dans laquelle pourrait se
trouver la majorité des sourds bilingues. Le pari de
l'apprentissage du français écrit à
partir d'une autre langue orale est ambitieuse. Il a pourtant bien
été gagné par de nombreux sourds au
XIXème siècle. La mouvement actuel d'ouverture et
de reconnaissance de la L.S.F. trouvera-t-il assez de partenaires
prêts à coopérer pour le gagner de
nouveau ?
L'enjeu est d'importance au moment historique où jamais
l'écrit, libéré par les autres
médias de la tâche de conserver l'oral, n'a
été aussi " présent, abondant,
nécessaire, décisif. Dans tous les domaines,
culturels, documentaires, informatifs, politiques, didactiques, il est
le moyen privilégié de l'échange, du
partage, de la réflexion, de la disponibilité, de
la rapidité, de la faculté d'étude et
de choix. ".
Les sourds en seront-ils encore longtemps exclus ?
Roland Goigoux
Les Actes de Lecture n° 15 et 16 - sept et déc 1986
1
La langue des signes, par Bill MOODY, IVT,
1983.
2 Le Courrier de Suresnes n°31, "C.R. de
l'enquête sur l'enseignement de la lecture aux enfants D.A.",
CNEFEI, 1981.
3 CNEFEI. Mémoire de directeur de R. BOURQUE, 1983 Du
langage à la lecture.
4 CNEFEI. Mémoire spécialisation D.A., 1985, R.
GOIGOUX, Aider les enfants sourds à apprendre
à lire.
5 C. CUXAC, Le langage des sourds, 1983,
éd. Payot.
6 Ministère de l'Éducation nationale,
ministère de la Santé et des Affaires sociales, Rapport
sur les moyens de communication dans l'éducation des jeunes
sourds, 1985.
7 Revue générale AFERLA n°4,
1981, "Apprentissage de la lecture selon les principes de la
méthode verbo-tonale", R. BOURQUE.
8 P. MENIERE, De la guérison de la
surdi-mutité et de l'éducation des sourds-muets,
Paris, 1853.
9 J.-D. PAUTRE, Observations sur l'application de la
méthode intuitive pure, Paris, 1983.
10 Colloque surdité et Lecture, AFERLA,
1980, C.R. in AFERLA n°4, 1981.
11 L. SPRENGER CHAROLLES, CRELEF n°13,
1981. "L'activité de lecture : dimensions linguistiques et
psycholinguistiques".
12 F. DEHLHOM, "Les hommes ont dévoré un
dictionnaire", Courrier de Suresnes n°37,
1984.
13 V. ISTRINE, "L'écriture, sa classification, sa
terminologie...", Cahiers et hisoire mondiale.
éd. Baconnière, Neufchâtel, 1957, vol.
IV.
14 G. ALISEDO-COSTA. Résumé de
conférence, Genève, 1981. (Faculté de
psychologie et sciences de l'éducation de Genève.)
15 Annick MARIE. Les Guibelets, Créteil.
Doc. Interne, 1985.
16 Revue Coup d'œil n°37,
juillet, 1984.
|