La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°31  septembre 1990


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On n'apprend à lire qu'une fois

La remarque qui fait le titre et le sujet de l'article de Jean DUVERGER exprime une réalité que l'expérience de chacun rend évidente pourvu qu'on y réfléchisse. Reste ensuite à expliquer une telle évidence. Jean DUVERGER, IDEN responsable de la formation d'enseignants exerçant dans des écoles françaises à l'étranger tente cette explication par l'analyse de l'acte lexique et des comportements mis en jeu par le lecteur et grâce à son expérience de l'enseignement de la lecture dans des milieux bilingues.

Les "écoles françaises à l'étranger" (238) accueillent bien évidemment d'abord les Français hors de France, mais aussi, le plus souvent, des élèves nationaux, quelquefois en très grand nombre. Ainsi à Madrid, à Mexico ou à Lima, à Lisbonne ou à Barcelone, plus de 70 % des élèves des écoles françaises pré-élémentaires et élémentaires ne sont pas francophones.

En poste depuis 4 ans en péninsule ibérique, en tant qu'IDEN détaché au Ministère des Affaires Etrangères, je suis chargé de mettre en place et d'animer des actions de formation pour plus de 400 enseignants, répartis dans plus de 20 écoles. Ces écoles françaises, où se mêlent des francophones et des non francophones, en pays non francophone, sont des champs fantastiques d'observations et d'analyses, voire d'expérimentations. Ainsi, j'ai pu, dès ~987, conduire une "recherche-action-formation" sur la mise en place de la langue française orale (L2 pour les natio-naux) dans les écoles françaises pré-élémentaires d'Espagne, et nos interrogations, nos questionnements, pour ne pas parler de quelques certitudes, ne man-quent pas de susciter des réactions violentes et passion-nées, quelquefois de la part des enseignants mais sur-tout de la part des administrateurs et des parents.

S'agissant de l'apprentissage de la lecture, les passions et terrorismes intellectuels ne sont pas moins violents c'est sans doute que l'apprentissage des langues, à l'oral comme à l'écrit, en langue I comme en langue Il, sont des hauts lieux d'affrontements idéologiques, met-tant en oeuvre des représentations de l'enfance contra-dictoires, des théories de l'apprentissage non moins contradictoires, sans compter des oppositions explicites ou non de type sociopolitique ou nationaliste. Est-ce à dire qu'il n'est pas possible de se mettre d'accord ? On peut au moins argumenter, expliciter ses prises de posi-tion, repérer et identifier les données du problème, et tenter de démontrer et convaincre.

Concrètement, comment se présentent les pratiques de l'apprentissage de la lecture dans les établissements en Espagne?

C'est infiniment variable, et chaque établissement y va de sa pseudo-théorie, avec des stratégies (horaires, enseignants, lieux) différentes et pas forcément d'ailleurs en cohérence avec les discours annoncés. Globalement, on peut distinguer deux grandes familles de "pratiques" :
- ou bien on "apprend à lire " d'abord en français, au CP... et on ne commence à "lire" en langue espagnole qu'en CE1..
- ou bien c'est l'inverse : on "apprend d'abord à lire" en espagnol, en GS, et puis on "apprend à lire" en fran-çais, au CP...

Quand on demande les raisons de ces stratégies, on obtient des réponses diverses, dont voici les exemples les plus fréquents:
- "On apprend d'abord le français parce que c'est plus diffi-cile (?) et lorsqu'on sait lire en français, il est facile d'apprendre en espagnol..."
- "On apprend d'abord l'espagnol parce que c'est plus facile (?) et ensuite, l'année suivante, on peut aborder le français qui est plus difficile" (on irait du simple au complexe)
- ou bien "Il est plus facile d'apprendre à lire dans sa langue maternelle".
- mais aussi "Nous sommes une école française, donc il s'agit d'apprendre à lire en français, et on peut toujours apprendre à lire en espagnol à la maison".
- ou encore "Les enseignants espagnols n'ont pas assez d'heures pour apprendre à lire dès le CP..."
- ou bien "Il ne faut pas apprendre les 2 à la fois pour ne pas embrouiller, pour ne pas que les 2 langues se mélangent."
- ou bien encore "Chacun a sa méthode, c'est normal, et il ne faut pas tout mélanger."

Je passe sur des argumentations de type culturel, de type nationaliste ou néo-colonial...
Ce qui ressort de toutes ces réponses, c'est l'absence de réflexion sur l'acte lexique, c'est l'absence d'analyse sur la nature de l'écrit, et sur la manière d'apprendre le fonctionnement de cet écrit. Tout n'est pas faux, bien sûr, dans les réponses obtenues, mais l'incohérence de l'ensemble est désolant, et seule la sacro-sainte liberté de l'enseignant quant au choix de sa méthodologie peut justifier pareille cacophonie...
Face à ces discours, quelles sont les réalités, observables par tous et partout :

Les enfants qui apprennent convenablement à lire dans une langue (L1 ou L2) lisent immédiatement tout seuls, dans l'autre : il est tout à fait clair qu'un gamin qui apprend à lire en français, au CP, ne va pas attendre le CE1 pour lire ce qui l'intéresse en espa-gnol... alors qu'il est environné d'écrit espagnol! Il ne va tout de même pas se priver de lire en espagnol des règles de jeux, des contes, des histoires... sous prétexte qu'il n'aura des cours d'enseignement de lecture en espagnol qu'à partir du CE1 ! ! !

Et les enseignants (et les parents surtout) ne cessent de s'émerveiller devant un tel miracle...

A l'inverse, les enfants qui lisent mal en français... lisent mal également en espagnol... qu'ils soient de nationalité française ou espagnole (ce qui invalide lar-gement, soit dit en passant, les arguments utilisés quel-quefois pour "conseiller aux parents de retirer leurs enfants parce que 2 langues... c'est trop"...)

Ce qui s'observe également, c'est que des méthodo-logies contradictoires en français et en espagnol pertur-bent beaucoup les enfants... et ils le manifestent claire-ment lorsqu'on leur demande...

Ces réalités sont-elles vraiment surprenantes ? Sûrement pas pour quiconque s'est donné la peine de réfléchir sur ce qui est en jeu dans l'acte de lire et pour qui a, par conséquent, analysé le statut de l'écrit.

La recherche pédagogique, mais aussi maintenant les discours officiels (Instructions Officielles de 1985 -Rapport Migeon - Loi Jospin) expriment clairement que lire c'est faire et négocier du sens, que c'est d'abord un comportement avant d'être une panoplie de techniques... que c' est fondamentalement interroger un texte, en faisant des hypothèses, des repérages, des anticipations, et que chaque individu, au total, déve-loppe devant l'écrit des stratégies qui, Si elles se res-semblent globalement, n'en sont pas moins dans le détail originales et personnelles...

Alors est-il étonnant qu'un enfant, s'étant investi dans sa relation à l'écrit dans une langue, ayant élaboré sa propre stratégie de questionnement face à cet écrit, transpose et transfère ce comportement dans l'autre langue surtout, et c'est le cas dans les établissements français d'Espagne, Si cet enfant est exposé en perma-nence à ces 2 langues ?

Comment cet enfant pourrait-il ne pas transférer ses comportements et compétences d'une langue à l'autre? Le projet des maîtres et de l'institution qui dit "D'abord on apprend en espagnol puis en français" ou l'inverse, avec 6 mois ou 1 année d'écart, est propre-ment aberrant, dans ce cas précis...

Bien entendu, ce projet se comprend mieux Si l'on considère que lire consiste à monter des mécanismes, des traductions oral/écrit, des combinatoires de lettres... Dans cette perspective, alors, effectivement, on comprend la logique d'étudier ces techniques les unes après les autres, tout simplement pour des questions de surcharges horaires.

Mais c'est bien un manque d'analyse sur l'acte de lire qui est à l'origine de ces pratiques contradictoires.

C'est le fait que la réflexion sur la spécificité de l'écrit n'a pas été faite, et que le passage obligé par l'oral pour apprendre à lire, intériorisé par la plupart des adultes (enseignants ou non enseignants) n'a pas été remis en cause. Et pourtant ce contexte des écoles françaises hors de France aide beaucoup à penser, concernant l'apprentissage de la lecture...

Comment raisonnablement soutenir qu'il est pertinent de faire apprendre le langage écrit français à des petits espa-gnols, ou en Espagne, en passant obligatoirement par l'oral français qu'ils ne maîtrisent absolument pas ? (*)

Comment ne pas voir par ailleurs que l'écrit français et l'écrit espagnol ont les mêmes fonctions, qui sont de théorisation, de distanciation, de mise en ordre, de mise en relation, mais aussi de conversation et de com-munication à distance...

Et que par conséquent Si l'enfant-élève prend conscien-ce de ces fonctions là, il le fait simultanément quelle que soit la langue; et qu'inversement, s'il ne le fait dans l'une, il ne le fera pas dans l'autre...


On n'apprend à lire qu'une fois...

C'est à dire que le comportement de lecteur et que l'analyse de la spécificité de l'écrit s'élaborent et se construisent progressivement, plus ou moins bien certes, mais quelle que soit la langue support.

On pourra apprendre avec L1 on pourra apprendre avec L2, on pourra apprendre parallèlement avec L1 et L2, selon les cas de figure, c'est à dire selon les degrés d'utilité de LI et L2 pour l'enfant, là ou il est, mais l'important est de savoir ce qu'est apprendre à lire, comment ça fonctionne et à quoi ça sert...

On n'apprend à lire qu'une fois, et l'essentiel, c'est bien surtout d'apprendre vraiment à lire, de ne pas rater la mise en place du processus de lecturisation. C'est parce que trop d'enseignants, parents et administrateurs pen-sent "alphabétisation" que dans les établissements français à l'étranger, on met en place des apprentis-sages différés de la lecture... C'est parce qu'on pense alphabétisation que la formule "on n'apprend à lire qu'une fois" peut interpeller...

La formule choque ceux pour qui "apprendre à lire" renvoie à des représentations premières, à des méca-niques compliquées, à des réflexes conditionnées et des méthodes sophistiquées d'alphabétisation, mais elle ne choque pas ceux pour qui l'acte de lire et le processus de lecturisation signifient comportements complexes de relation à l'écrit et apprentissage social.

On n'apprend à lire qu'une fois, et c'est pour la vie ; car c'est une attitude profonde, par opposition aux com-portements superficiels de l'alphabétisation qui, par voie de conséquence, sont essentiellement labiles (d'où l'analphabétisme de retour...)

On n'apprend à lire qu'une fois comme on n'apprend à marcher qu'une fois, quel que soit le support sur lequel on marche...

On n'apprend à lire qu'une fois, comme on n'apprend à nager qu'une fois, quel que soit le milieu acqueux, rivière, lac, océan ou piscine...

On n'apprend à lire qu'une fois, comme on n'apprend à "conduire" qu'une fois, et heureusement, quelle que soit la voiture...

Bien sûr' il y a des ajustements, des infléchissements, des affinements dans le processus de lecturisation. Car dire qu'on n'apprend à lire qu'une fois ne veut pas dire que tout est fini à 7 ans... On n'en finit pas d'apprendre à lire, comme on n'en finit pas d'apprendre à marcher, à nager ou à conduire une automobile...

Ce que cette formule veut dire, c'est que le comporte-ment de lecteur et la relation à l'écrit, sont les mêmes pour un même individu, à un moment donné, quel que soit le support écrit.

De la même façon, dire qu'on n'apprend à lire qu'une fois ne veut évidemment pas dire que Si on a appris à lire convenablement dans une langue, on va lire ipso facto impeccablement dans toutes les langues... Ca se saurait. Cela veut simplement dire que les comporte-ments de lecteur sont complètement transférables, et que les déficits en lexique, morphologie et syntaxe pour lire dans une nouvelle langue peuvent être acquis assez vite, avec des aides matérielles (dictionnaires, personnes ressources connaissant bien la nouvelle langue mais s'exprimant dans celle qu'on connaît bien). Les compétences de lecturisation sont immédiatement mobilisables. Il est facilement observable qu'on lit de la même façon un journal dans sa propre langue et dans une autre langue. Simplement, ce qui est certain, c'est qu'on est plus performant, dans un premier temps, dans sa propre langue que dans l'autre... mais les com-portements de lecteur sont les mêmes, et ils sont quel-quefois très efficaces (voir lettre en Polonais).

Les gens qui parlent parfaitement 2 langues (ou plus) les parlent de la même façon... Ils ont une manière spé-cifique et originale de parler... on n'apprend à parler qu'une fois, ce qui n'est pas en contradiction avec des évolutions permanentes...


"On n'apprend à lire qu'une fois"

Si l'on admet cette formule que nous avons tenté de justifier, il faut en tirer les conséquences au plan péda-gogique, dans les établissements français à l'étranger comme ailleurs.

· D'abord, il ne faut pas rater l'apprentissage de la lec-ture, quelle que soit la langue support... Car Si c'est raté pour une langue, c'est raté pour les suivantes. Et pour ne pas rater' outre l'incontournable et indispen-sable réflexion sur l'acte lexique, passant par l'abandon définitif des techniques d'alphabétisation, il s'agit de coordonner et d'harmoniser les pratiques des ensei-gnants espagnols et français. Les 2 maîtres de langue doivent travailler ensemble, à certains moments, aidant ainsi l'élève à développer sa conscience métalinguis-tique... Et le problème de la priorité d'une langue sur l'autre est un faux problème.

·Par ailleurs, et en relation avec cette action pédago-gique conjointe des enseignants des 2 langues, il convient de développer les médiathèques multilingues, où toutes sortes d'écrits fonctionnels ou non, écrits sociaux ou littéraires, écrits fonctionnels ou non, écrits en plusieurs langues.

·Toujours dans cette perspective, un outil comme "ELMO international" est de première importance puisqu'il aide l'enfant à développer les mêmes straté-gies de lecture quelle que soit la langue... C'est un outil particulièrement adapté aux apprentissages de l'écrit dans les écoles bilingues en général, et par conséquent dans les écoles françaises à l'étranger. Mais peut-être aussi l'aspect multilingue du logiciel pourrait-il être utilisé avec profit dans les écoles officiellement mono-lingues, entre 5 et 8 ans?

Au fond, il en est du langage écrit, quelle que soit la langue support, comme il en est du langage oral, quel-le que soit la langue maternelle. Le langage oral est une aptitude communicative et cognitive, liée au dévelop-pement de l'enfant, et que celui-ci n'acquiert qu'une fois pour toutes dans ses premières années grâce à sa ou ses langues maternelles. De la même façon, on pourrait dire que le langage écrit est aussi une aptitu-de de, communicative certes, mais surtout cognitive, et qui ne s'acquiert aussi qu'une fois, un peu plus tard, avec un temps fort entre 5 et 8 ans, et ceci grâce à la ou les langues écrites qui environnent l'enfant à ce moment là.

(*) L'observation et l'analyse de la mise en place de
la lecture en français pour des petits espagnols est riche d'enseignements concernant les statuts différents de l'écrit et de l'oral.
Jean DUVERGER 
septembre 90
les Actes de Lecture n°31 - page 24