extrait du Voies Livres n°62, 1992 ; ref : V62

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En 1992, Voies Livres publiait : "Sourde, comment j'ai appris à lire" de Marie-Thérèse ABBOU.


Elle y relate le parcours qui la mènera de
l'échec scolaire au professorat et à la maîtrise du français écrit.
Un passage montre particulièrement bien que sa démarche, empirique, va
du message au code, à la manière de Champollion décriptant les
hiéroglyphes à l'aide des textes en copte et en grec de la Pierre de
Rosette.

" [...] À l'école, on m'avait enseigné la lecture à partir de la
parole, malgré moi, chaque phrase écrite se transformait dans mon
esprit en phrase parlée, et je me trouvais bloquée. Il était
impossible de procéder ainsi d'autant que je ne prenais aucun plaisir
à un tel travail de déchiffrage. Je décidai donc de briser ces réflexes et de m'orienter vers une nouvelle méthode.

Dans un premier temps, je visionnai un film à la télévision ou bien au
cinéma, un film qui me plaisait, puis j'achetai le livre d'après
lequel le film avait été tourné.

Je procédais alors de la façon suivante pour le lire : je me souvenais
du film, et je me le reformulais en mémoire en langue des signes dans ma tête, puis j'abordais la lecture en français. Et en m'aidant ainsi des trois supports, celui du film, de ma langue et de la langue
écrite, j'accédais plus facilement au sens du texte. Si je rencontrais
par hasard un mot plus difficile, j'essayais de me souvenir à quelle
situation du film il se rapportait, et ces allées et venues mentales
entre le film et la lecture du livre m'aidèrent beaucoup dans mon
apprentissage.

Un autre façon encore d'accéder à la lecture, c'était, par exemple, de choisir un livre qu'un ami sourd avait lu, qu'il me résumait en langue des signes, et que je me remémorais lorsque, moi-même, je le lisais. Une fois la lecture du livre terminée, nous échangions, lui et moi, sur ce que nous avions mutuellement compris des différentes situationsévoquées dans le livre.

Lorsque je lisais un livre sans le support d'un film ou celui d'un ami
qui l'avait lu avant moi, je choisissais des livres avec pour thème la
surdité, par exemple, l'histoire de David, petit garçon sourd ou bien
celle d'Hellen Keller, sourd aveugle, car les situations traversées
par les personnages étaient proches de celles que j'avais vécues et
m'aidaient alors dans l'accès à la lecture.

Une autre situation de lecture, celle du journal "La Voix des Sourds",
rédigé par des sourds, là, l'accès au message était plus facile pour
moi, car écrit par des sourds, de même culture que moi.

Maintenant, au sujet de ma propre expression en langue française
écrite, lors de conférences, par exemple, où j'avais à intervenir, je
notais dans un premier temps toutes mes idées sur papier, puis je
faisais appel à une personne entendante, connaissant bien la langue
des signes pour qu'elle les rédige en français. Avec elle, je les
exprimais en LSF, elle les traduisait en français écrit. Une fois la
rédaction terminée, je les reprenais, la lisais et m'étonnais des
découvertes que je faisais à propos de telle idée que j'avais énoncée
en langue des signes et que je voyais maintenant écrite en français,
la façon dont elle était transmise dans une langue puis dans l'autre.

Cette façon de procéder me permit de mieux intégrer la langue écrite française.

Une autre démarche consistait, une fois la conférence terminée, à
essayer de travailler le texte par moi-même, en changeant les
structures des phrases etc... mais j'avais encore besoin que l'on
m'explique l'utilisation de telle syntaxe par rapport à telle autre.

Il est vrai qu'en matière de lecture, je pouvais maintenant prendre du recul par rapport au texte. Je pouvais oublier les structures
grammaticales justement pour ne m'attacher qu'au sens, au message dans sa globalité. Même si le sens de certains mots de vocabulaire m'échappait encore, j'avais quand même accès au sens global du texte.
Je lisais également plus rapidement, puisque je ne faisais plus
l'effort de déchiffrage. J'ai découvert un plaisir nouveau et me suis
mise à dévorer les livres. Mais il est vrai que je conservais ce
besoin d'un soutien, d'une personne qui soit là pour me conseiller, me guider, avec laquelle je puisse échanger de ce que j'avais lu. Et ce qui était vrai pour mes lectures, l'était aussi mon expression écrite, j'éprouvais le besoin de travailler avec une personne entendante qui ait un bon niveau de langue des signes et une bonne connaissance de la linguistique. Cela voulait dire que, pour moi, cette personne devraitêtre suffisamment rapide et à l'aise dans sa communication en langue des signes avec moi, et qu'elle ait les compétences pour comparer, analyser les structures de langues entre les sourds et les entendants, euh !, non excusez-moi, les comparer parallèlement en langue des signes et en français !...

Ensuite, j'entendis parler d'une formation en français pour les
adultes sourds, conjointement mise en place par Christian Cuxac,
linguiste, et Sero-Guillaume, père d'un enfant sourd. Je m'y
inscrivis. Et là, la première chose qu'ils me demandèrent fut de
m'exprimer en langue française écrite tout à fait librement. Je
trouvai facilement le sujet sur lequel je voulais m'exprimer mais il
me fut très difficile de le rédiger. La raison en était simple : je
l'écrivais pour qu'il soit lu par des entendants, je me disais donc
qu'il me fallait être attentive au respect des règles grammaticales et
n'y parvenais pas. Une fois mon texte écrit, tous les deux me
demandèrent de l'exprimer en langue des signes. Je n'y réussissais
pas, incapable de retrouver en langue des signes ce que j'avais écrit
en français, les deux expressions étant trop éloignées l'une de
l'autre.

Ils me conseillèrent alors de m'exprimer vraiment librement par écrit, spontanément tel que je l'évoquais dans ma tête en langue des signes, sans me soucier des éventuelles erreurs en français, l'important étant l'expression écrite en elle-même et non les fautes de français.

Je recommençai donc, et rédigeai rapidement et spontanément sur papier tout ce que je formulais dans ma tête en LSF. La rédaction terminée, je la repris en langue des signes, c'était bien ce que j'avais voulu formuler.

C'est donc à partir de mes productions écrites ainsi spontanément, que je pus faire parallèlement un travail sur les deux langues, la langue des signes et le français, sur leurs structures, leurs différences, leurs particularités respectives, etc.

Et c'est à partir de ma langue, la langue des signes, et d'une réelle
connaissance de ses règles structurelles que je pus apprendre celles
du français. Depuis, je n'ai plus jamais connu l'appréhension de
m'exprimer en français. [...] "



extrait du Voies Livres n°62, 1992 ; ref : V62
Association Voies Livres,
13 quai Jayr,
69009 LYON

Remerciements à Jean-Pierre LEPRI
Directeur de publication
pour l'autorisation de reproduction