La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°56  décembre 1996

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CARACTÉRISER L'ÉCRITURE.   

Nous avons rendu compte de la recherche-action INRP/AFL sur la Genèse du texte en publiant des extraits du premier tome du rapport final consacré aux interventions didactiques nouvelles provoquées dans le cadre de l'enseignement de l'écriture par la création d'un observable (A.L. n°52, déc.95, p.45 et n°54, juin 96, p.24). 
L'extrait du deuxième tome ci-après rend compte d'un autre volet de cette recherche. Volet relativement autonome par rapport à la première préoccupation puisque le principe général en a été la mise en relation d'informations recueillies de manière automatique par le logiciel Genèse sur le processus de production d'un texte avec, en amont, les informations sur les circonstances de cette écriture et, en aval, les informations décrivant la surface linguistique du texte, recueillies elles aussi de manière automatique par le logiciel Analyse de textes. 

Pour plus de 550 textes, majoritairement écrits en classe par des élèves, il a été réuni des informations appartenant à 7 domaines distincts : 
. une localisation de l'organisme où a eu lieu l'activité d'écriture, 
. une présentation de la personne (généralement un enseignant) sous l'égide de qui le texte a été produit, 
. une description du groupe au sein duquel s'est déroulée cette activité, 
. une présentation de l'auteur du texte, 
. une description des circonstances de la production du texte, 
. le relevé d'un certain nombre de données brutes ou calculées permettant de décrire le processus d'écriture tel qu'il a été enregistré par le logiciel Genèse, 
. le relevé d'un certain nombre d'indices linguistiques issus du traitement syntaxique et lexical du texte achevé réalisé automatiquement à partir du logiciel Analyse de textes. 

Au total, la réunion d'environ 150 variable pour chacun des textes ; l'ensemble constituant un fichier rectangulaire avec en ligne les "individus textes" et en colonnes les variables les décrivant en fonction des 7 domaines précédents. 

On imagine les possibilités d'investigation qu'offre un tel dispositif (qui constitue d'ailleurs vraisemblablement une première dans le domaine des recherches sur l'écriture) puisqu'il devrait permettre de trouver quelques éléments de réponse à des questions aussi variées que : 

- existe-t-il des relations entre certains aspects du processus d'écriture et certaines caractéristiques linguistiques du texte achevé ? 
- existe-t-il des processus d'écriture caractéristiques de certains types de texte ? 
- existe-t-il pour le même type de textes des variations dans le processus d'écriture en fonction de l'expérience et/ou de l'âge du scripteur ? 
- existe-t-il des variations du processus d'écriture en fonction de l'"environnement pédagogique" ? 
- etc... 

Le texte ci-après suit, dans le rapport final, la présentation et l'analyse des 30 variables décrivant la genèse des textes et constituant le sixième des 7 domaines d'informations récapitulés plus haut. 
 

 

 
Les 30 variables pressenties pour décrire la genèse des textes ont été définies a priori comme autant d'éléments susceptibles d'apporter au total une information significative mais tout cela n'est qu'une somme d'hypothèses qui n'ont guère d'antécédents dans la recherche puisque l'outil que nous avons utilisé crée une situation d'observation complètement nouvelle. Aussi avons-nous "testé" ces variables dans une analyse factorielle. 
I . Une analyse en composantes principales 

Toutes ces variables étant quantitatives, nous procéderons à une analyse en composantes principales. La somme des valeurs propres des quatre premiers facteurs que nous décrivons ici s'élève à près de 50 %. 

1 - Le premier facteur se construit nettement dans l'opposition d'une écriture qui : 

- d'un côté (à l'ouest), multiplie les opérations en lecture (LE/O) donc de retour dans le texte ainsi que les suppressions/remplacements en écriture (SROE) précédés souvent d'une assez longue attente (ASRE) donc les tâtonnements à la source et les suppressions en général et les remplacements et les ajouts en lecture (ALAé), ce qui donne évidemment in fine un temps long pour produire un mot du texte terminé (TMOY). 
- de l'autre (à l'est), procède de manière assez linéaire par ajout de mots (AJOU), ce qui apparaît bien comme l'opération dominante 
 
 
 
 
 

Donc ce premier facteur semble celui du principe de production de l'écrit, prenant appui sur l'opposition reprises <--> ajouts qui va de l'opiniâtre bataille pour faire exister chaque mot jusqu'à la coulée paisible d'une plume progressant au fur et à mesure que les mots s'inscrivent. C'est en quelque sorte un facteur qui décrit le mode d'activité du scripteur mais sous l'angle de la spécificité de l'écrit : à l'ouest, une écriture qui pose l'écrit comme un matériau à travailler dans sa simultanéité et sa permanence ; à l'est une production qui croît par ajouts à son extrémité, ce qui n'en fait pas quelque chose de très différent de la production orale. 
2 - Le deuxième facteur fonctionne, semble-t-il, sur une opposition temporelle dans le moment où a lieu la phase de révision et sur le rôle que joue cette révision : on serait ainsi non plus du côté de l'écrit mais du côté du texte. 

- au sud, une écriture qui prend ses décisions à mi-chemin, au cours du second tiers. C'est alors que les opérations en lecture (L/L2) ont massivement lieu et c'est alors que les suppressions/remplacements (S/S2) se produisent. On a l'impression que du matériau a été rassemblé lors du premier tiers de l'écriture, et que l'auteur se préoccupe maintenant, depuis une position de lecteur et grâce aux modifications immédiates qu'elle entraîne, d'organiser le texte dont l'écriture et l'achèvement vont occuper le troisième tiers du temps de travail ; mais le texte final (troisième partie) est issu de la lecture critique (deuxième partie) d'un texte provisoire (produit dans la première partie). Le deuxième tiers de l'écriture est en quelque sorte celui où le texte se conçoit à partir d'un premier apport. 
- au nord, la stratégie est différente, le retour du scripteur dans le texte en tant que lecteur a lieu seulement au cours du troisième tiers (L/L3) ; c'est alors que se concentrent les opérations de nettoyage et de mise au point à coup de suppressions et de remplacements (S/S3) ; c'est aussi à ce moment que les temps d'attente avant les opérations sont les plus longs (A/A3). On est typiquement dans une écriture qui s'achève par une phase de révision, laquelle ne met plus en cause l'organisation générale du texte mais porte sur des réglages de détail à la relecture (SROL), opérations qui sont essentiellement des élagages et qui mobilisent de la réflexion dont témoigne le temps d'attente avant suppressions en lecture (ASRL). On a l'impression que le problème de l'existence du texte n'a pas trouvé un moment pour se poser, peut-être parce que le résultat final n'est pas un texte, peut-être parce que l'idée du texte préexiste à sa mise en chantier et que l'écriture ne l'invente pas mais se contente de le réaliser. 

On voit bien que cette opposition temporelle traduit en fait le mode de constitution du texte : un texte qui découvre son principe d'organisation au milieu du travail, telle une "crise" se nourrissant du déjà écrit et, à l'inverse, un texte qui s'écrit comme il a été conçu, sans crise réorganisatrice mais avec une phase finale de révision. Ce deuxième facteur marquerait ainsi l'origine du texte. 
3 - Le troisième facteur se construit autour du rythme d'écriture : 
 
 
 
 

- à l'ouest, une écriture rapide avec une forte activité moyenne (ACTI), c'est-à-dire un nombre important de mots manipulés, et un "empan" d'écriture long (MACR), c'est-à-dire des séquences d'ajouts de mots que n'interrompt pas une attente significative. En quelque sorte, un dynamisme de l'écriture qui se retrouve aussi dans la proportion importante des suppressions/remplacements en lecture (L/LE) et des ajouts en lecture (ALAé) comme si le territoire du texte était complètement investi en un chantier global. 
- à l'est, c'est au contraire l'expectative qui domine ou du moins une lenteur qui témoigne de la difficulté d'écrire. Le temps moyen d'écriture pour un mot restant (TMOY) rappelle combien il faut d'essais avant de réussir et combien ces essais sont précédés d'un temps de réflexion important (ATTE). En outre, cette difficulté d'écrire se manifeste dans la proportion importante des suppressions qui ont lieu lors du premier tiers de l'écriture (S/S1), confirmant la délicate élaboration de l'incipit dont va dépendre la suite du texte. 
On semble ici devant un continuum qui décrit le rythme de l'écriture, d'un côté quelque chose de très lancé, de très dynamique, avec des entrées multiples dans le texte, de l'autre une attitude beaucoup plus retenue, beaucoup plus circonspecte, beaucoup plus distanciée. 
4 - Le quatrième facteur apparaît comme prenant en compte une certaine sensibilité au remord d'écriture. 
 
- au sud, une manière d'écrire fort active (ACTI), une manière d'écrire d'abord, comme pour voir, quitte à supprimer beaucoup après (SUPP) ou plus précisément tout de suite d'où la forte proportion des suppressions/remplacements en écriture par rapport à ceux en lecture (SROE). C'est une sorte de tâtonnements, d'essais et d'erreurs au moment où les mots arrivent sur le papier, d'essai au risque assumé de l'erreur. Ce sud ressemblerait assez à l'est du facteur précédent si ce n'est qu'ici les opérations, notamment de suppressions, ont lieu en écriture, c'est-à-dire au moment où le mot vient sur le papier pour la première fois, comme pour être essayé. 
- au nord, c'est au contraire l'attente qui prime, sous toutes ses formes (ATTE), l'attente avant de supprimer ou de remplacer en général (ATSR), et particulièrement en lecture (ALAE) et l'attente avant d'ajouter également en lecture (AJLE). Ici, on n'agit qu'à coup sûr, comme pour ne pas avoir à corriger et, s'il faut néanmoins le faire, on y réfléchit longuement. 
En quelque sorte, ce facteur oppose l'activité en écriture à l'attente en lecture comme s'il fallait choisir, sinon entre spontanéité et réflexion, du moins entre le point d'application de l'activité, une certaine manière "brouillonnante" de penser avec l'écrit, par l'écrit dans l'acte qui le fait exister ou de penser devant l'écrit, pour l'écrit mais davantage alors sur les positions de son futur lecteur. L'axe donc du tâtonnement. 
II. Regard sur l'écriture 

Force est d'avouer notre embarras car ce que nous venons de présenter n'a pas de précédent. Il n'existe pas, à notre connaissance, de traitement statistique de quelque ampleur sur des données quantitatives décrivant le processus de production des textes. Quelle est alors la pertinence des informations initiales que nous avons choisi de prélever et, en conséquence, quel est l'intérêt des composantes que l'analyse nous renvoie ? Prenons la question à l'envers et demandons-nous si ce jeu de quatre oppositions nous semblent ou non toucher à des aspects sensibles de l'écriture. 
Le premier axe que nous voyons décrire la manière dont le scripteur prend en compte la spécificité de lÿ'écrit touche à une réalité importante que rencontrent inévitablement les pratiques pédagogiques. La tradition veut que ce qui se conçoit bien s'énonce clairement ; aussi les mots pour le dire... Mais s'est-on réellement demandé combien d'heures d'écriture cette formule limpide a coûté à son auteur ? Les témoignages abondent d'écrivains (manifestement doués) sur le faible rendement de leur travail : 110 mots à l'heure pour notre population et même si on multipliait ce nombre par 2 ou par 3, on serait encore loin de cette survenue aisée dont se flatte le poète ! Pour autant, la dissertation d'agrégation, le plus beau fleuron de notre école, restera inachevée le jour du concours si le flux venant baigner la page n'est pas plus abondant, sans doute plus de 1 000 mots à l'heure pour les heureux élus et des pages qui ne devront en rien ressembler aux manuscrits surchargés d'un Flaubert. Les lois du genre exigent que le premier jet soit quasiment définitif. Cette forme d'écriture n'utilise pas l'écrit pour penser mais pour transcrire une pensée qui doit effectivement se concevoir avant de revêtir sa forme écrite. Autrement dit, cette première composante ouvre directement sur la question centrale, soit d'une pensée qui se construit avec de l'écrit mais au prix d'innombrables opérations qui font que le nombre de mots manipulés est 4 ou 5 fois le nombre de mots restants, soit d'une pensée qui se note par écrit, qui se transcrit sans drame ni rature, si bien que le nombre de mots restants ne sera guère supérieur au nombre de mots produits. 

Le deuxième facteur porte moins sur l'écrit que sur le texte et surgit encore au milieu d'un vaste débat pédagogique. Que n'a-t-on pas dit de la nécessité de réunir ses idées, de faire un plan, de rédiger puis de réviser ! C'est ce que décrit cet axe dans son extrémité positive (ici au nord) : quelques tâtonnements et réflexions au début pour trouver le démarrage puis une "rédaction" assez homogène jusqu'au troisième tiers du temps d'écriture où l'auteur revient alors en lecture et met au point. Mais cette "conception" s'oppose évidemment à une autre manière de produire un texte qui consiste, dans un premier temps, à amasser du matériau puis à prendre conscience, à partir de ce donné, d'un fonctionnement textuel possible pour le mettre en oeuvre ensuite. Beaucoup de choses se jouent alors dans le second tiers. Finalement, cet axe, comme le précédent offre un regard sur une question centrale de toute écriture qui concerne l'extériorité ou l'intériorité de la production : d'où provient ce qui va finalement rester et comment devient-il ? De quelque chose qui précède l'écriture ou de l'écriture elle-même ? 

Le troisième facteur renvoie sans doute moins au débat sur la spécificité de l'écrit comme outil de production d'une pensée grâce aux caractéristiques du matériau lui-même qu'à des caractéristiques du scripteur. Il s'agirait, en quelque sorte, de tonicité et de productivité, de degré d'activité, presque d'activisme. Mais c'est sans doute moins une affaire de tonus qu'une manière de prendre le texte à bras le corps dans sa matérialité et de le travailler dans sa totalité : puisqu'il faut écrire, autant s'y mettre et de partout à la fois. L'image qui vient ici est un peu celle du peintre en proie à la jubilation de la matière qu'il emploie sur toute la surface de son tableau en même temps et qui ne s'en montre pas avare, image opposée à celle d'une démarche beaucoup plus cérébrale, beaucoup plus intérieure, beaucoup plus spéculative, beaucoup plus chronologique où tout se déciderait avant que d'être. 

Le quatrième facteur semble concerner le même aspect, à la différence qu'il ne s'applique pas à l'espace du texte mais à celui du mot ou de la phrase. Rappelons d'ailleurs que le principe de construction de ces facteurs à partir des variables initiales, c'est justement leur orthogonalité et donc le fait qu'il n'existe aucune corrélation entre eux : ce sont des points de vue sur l'écriture dont aucun ne peut se déduire du précédent. Ici, il s'agit bien de la place de la rature dans la production locale de l'écrit, non pas des corrections en lecture lors d'un retour dans le texte, mais des opérations en écriture, celles à la source des ajouts, lorsque les mots s'écrivent, s'essayent et que le nouveau venu met en cause ceux qui le précèdent. Là encore, on retrouve cette idée qu'il faut bien essayer pour voir, dont l'inverse est plutôt qu'il est préférable de réfléchir avant d'écrire, comme s'il fallait se méfier de la rature. Sans doute, cette quatrième composante explore-t-elle, comme les précédentes, des modalités différentes de la même réalité, laquelle tourne toujours autour de la même question : quel est le rôle de l'écrit dans l'écriture ? 

Autrement dit, si l'écrit est un outil de pensée, le langage d'opérations intellectuelles particulières qui ne peuvent jamais se faire aussi bien qu'avec ce langage, peut-on penser le texte à venir dans un autre langage que le langage écrit ? Certes des scripteurs experts semblent parfois penser à l'écrit même sans écrit ; ils fonctionnent dans l'espace du texte en train de devenir sans la nécessité que le texte soit réellement sous les yeux, un peu comme les maîtres des échecs peuvent jouer des parties mentalement hors de tout échiquier. Mais pour le scripteur moyen et, a fortiori, pour le débutant, l'absence de manipulation de l'écrit dans l'écriture renvoie probablement à une réalité différente : l'écrit n'est encore ni un outil de pensée ni un langage spécifique mais simplement un système de notation. Le texte se construit alors par des opérations intellectuelles qui font appel au langage oral, lequel reste le langage opératoire, le langage de la pensée intérieure qui se prépare à la transcription mais qui conserve la dimension de l'oral contre celle de l'écrit, la succession contre la simultanéité. Passera-t-on de la transcription à l'écriture ? 

Aussi ferons-nous l'hypothèse, compte-tenu des lieux d'initiation et d'apprentissage où notre corpus s'est constitué, que la position de la genèse d'un texte par rapport aux polarités de chacun des 4 facteurs que nous venons de décrire n'est pas indifférente en ce qu'elle témoigne d'un rapport global au matériau écrit dans l'écriture. 

Nous avons recherché parmi les 550 textes du corpus celui dont la genèse se situe simultanément au plus extrême de chacun des quatre axes du côté de la prise en compte du matériau : 
- pour la spécificité de l'écrit (première composante) du côté des reprises abondantes 
- pour l'origine du texte (deuxième composante) du côté du travail en lecture au 2ème tiers 
- pour le rythme d'écriture (troisième composante) du côté du dynamisme 
- pour les tâtonnements (quatrième composante) du côté du "brouillonnement". 
Nous ferons, a priori, l'hypothèse qu'un tel texte fait l'objet d'un réel travail d'écriture. Et nous l'opposerons à un texte  qui se situe, pour chacun des axes concernés à l'opposé, donc qui fonctionne essentiellement par ajouts, avec une lecture/révision dans le 3ème tiers, avec un rythme de production lent et avec peu de suppressions en écriture. 
III. Confrontation de deux écritures 

Nous allons donc présenter deux genèses opposées sur les 4 composantes principales que nous avons décrites. 
1 - Informations générales 

                          Texte A               Texte B 

Nombre de sessions                                 4 
Durée de l'écriture       01:25:21              02:25:43 
Mots ajoutés                315                   260 
Mots supprimés              176                    50 
Remplacements                43                    19 
Déplacements                  7                     0 

Taille finale              139 mots            210 mots 

La différence qui apparaît le plus nettement ici réside dans le rapport entre le nombre de mots posés sur la feuille et le nombre de mots restants. Dans le premier cas, 139 mots subsisteront pour 315 qui seront venus sous la plume ; dans l'autre, 210 restants pour 260 ajoutés. Il reste 44 % des mots dans le premier texte, 81 % dans le second, pas loin du simple au double. Il a fallu la venue de 2.26 mots pour qu'il en reste finalement 1 dans un cas, 1.24 auront suffi dans le second. 
2 - Le fil de la plume 
On se doute alors que les courbes d'écriture vont être bien différentes : 

Texte A 
 
 
 

Texte B 
 
 
 

Ces fils de la plume sont fortement dissemblables. Le texte A arrive rapidement (moins du premier tiers du temps d'écriture) à une taille proche de sa taille finale, puis il sera presque exclusivement travaillé de l'intérieur, réorganisé en reprenant par le début, sans que d'ailleurs sa taille s'en trouve sensiblement modifiée. Le fil de la plume traduit bien l'impression qu'il aura finalement été écrit 2 fois. Le texte B, à l'inverse progresse de manière quasiment linéaire jusqu'à son achèvement qui se situe au-delà des deux tiers de la durée de l'écriture. Il fait alors l'objet d'une relecture avec quelques opérations de correction et de mise en cohérence. C'est vraiment une rédaction linéaire suivie d'une révision qui ne modifie rien en profondeur. 
3 - Evolution du nombre de mots 

Texte A 
 
 
 
 

Texte B 
 
 
 
 

Les 2 courbes confirment l'observation précédente. Le matériau est réuni assez rapidement pour le texte A puis ce matériau fait l'objet d'un travail de réécriture ; dans le texte B, c'est l'accumulation du matériau qui constitue le travail d'écriture. 
4 - Activité 

Texte A 
 
 
 
 
 

Texte B 
 
 
 
 

Il s'agit du nombre moyen de mots "passés dans les doigts" en une heure. Le rapport est bien plus que du simple au double : 345 mots/H pour le texte A contre 128 pour B. En supposant, comme y invitent les 2 fils de la plume, qu'il y ait eu la même implication dans les deux cas, on comprend bien que leÿlieu de la conception n'est pas le même, beaucoup plus "matériel" et concret avec le texte A (il faut des mots écrits pour écrire), beaucoup plus abstrait et préalable avec le texte B (les mots sont choisis avant de s'écrire). 
Ces courbes d'activité révèlent également les différences dans le moment de l'activité. Assez constante pendant toute la durée de l'écriture avec une forte poussée vers la fin pour le texte A, cette courbe témoigne bien du fait qu'il faut manipuler des mots pour écrire. Pour le texte B, on constate cette manipulation de mots au démarrage pour trouver le début du texte puis vers la fin de la première moitié, (ce qui correspond dans la courbe précédente à la pente la plus forte d'accroissement du texte) mais la dernière phase n'est pas constituée par des ajouts ou des suppressions de mots mais par des corrections éparses de l'existant. 
5 - Les temps d'attente 

Texte A 
 
 
 

Texte B 
 
 
 
 

Ces deux courbes sont assez semblables, si ce n'est le temps moyen des attentes qui est plus long pour le texte B. Dans les deux cas, les attentes sont plus longues dans la dernière partie de l'écriture. 
Une remarque doit être faite au sujet de ces attentes les plus longues et qui concerne ici les deux textes. Que se passe-t-il après chacune de ces aussi longues attentes ? Autrement dit, que préparent ces longs temps de réflexion ? On sait que l'attention portée aux attentes est actuellement une entrée privilégiée pour l'étude des processus cognitifs. Nous donnons ici la liste, pour chaque texte, du mot avant lequel une attente longue a eu lieu (lorsque celle-ci précède un ajout). En d'autres termes, quels sont les mots pour lesquels le scripteur a beaucoup réfléchi avant de les écrire ? 

texte A 

ajouts avec attente 
minimum de 58 s (moyenne + écart-type) : 

<00:05:06>  [qu] 
+-- 
<00:11:14>  [et] 
+-- 
<00:15:43>  [mais] 
+-- 
<00:20:27>  [Je] 
+-- 
<00:27:49>  [elle] 
+-- 
<00:29:51>  [elle] 
+-- 
<00:44:05>  [elle] 
+-- 
<01:17:27>  [et] 
+-- 
<01:19:38>  [enfants] 
+-- 
<01:21:33>  [Elle] 
 

texte B : 

ajouts avec attente 
minimum de 71 s (moyenne + écart-type) : 
 

<00:01:48>  [En] 
+-- 
<00:17:17>  [Quand] 
+-- 
<00:26:29>  [une] 
+-- 
<00:32:57>  [Après] 
+-- 
<00:35:14>  [l] 
+-- 
<00:40:21>  [cheval] 
+-- 
<00:53:28>  [et] 
+-- 
<01:07:07>  [et] 
+-- 
<01:20:14>  [on] 
 

La nature de ces mots est pour le moins surprenante : hormis, dans chacun des 2 textes, un mot "lexical" et un seul (enfants pour l'un, cheval pour l'autre), les autres mots sont des mots organisateurs de la complexité de la phrase (que, et, mais, et pour le premier, En, Quand, Après, et, et pour le second) ou des pronoms personnels (Je, elle, elle, elle, Elle pour le premier et on pour le second) ou encore des déterminants (uniquement pour le second une, l'). Ce sont les mots dont la venue a été précédée de la plus longue attente, sans doute, sauf circonstance particulière, ceux qui demandent le plus gros coût cognitif. Pour ce qui concerne les mots organisateurs de la complexité, on peut comprendre que leur ajout demande une certaine anticipation de la suite et notamment l'établissement d'un lien de subordination ou de coordination. Pour les pronoms personnels, ceux de la conjugaison, la chose peut paraître plus surprenante. Certes, le pronom personnel est sujet donc en tête d'une proposition qui nécessite sans doute d'être anticipée ; mais il y a bien d'autres mots dans ces textes qui débutent eux aussi des groupes sujets et qui apparemment n'exigent pas la même attente 

On sait aujourd'hui, à travers de multiples recherches sur la compréhension en lecture, la difficulté spécifique que semble revêtir le traitement des anaphores. Se pourrait-il que cette charge se retrouve symétriquement du côté de la production ? Un rapide sondage dans notre corpus montre au moins que de telles explorations s'imposent et qu'en tout état de cause les pauses longues ne précèdent qu'exceptionnellement la venue d'un mot rare ou d'un beau synonyme qui embellit le lexique et davantage la venue de ces petits mots quasiment outils qui organisent la syntaxe. Serait-il possible qu'à l'écrit on ne cherche pas ses mots mais au minimum ses sous-phrases ? 
6 - Les mots supprimés 

Texte A 
 
 
 

Texte B 
 
 
 
 

On notera d'abord la distance qui sépare les deux valeurs moyennes puisque, dans le texte A 35% des opérations d'écriture ont consisté à procéder à des suppressions tandis que, dans le texte B, seulement 16.1% de ces opérations sont des suppressions. L'autre différence importante concerne le moment de ces suppressions. Dans le texte A, il semble qu'elles constituent l'opération ordinaire par lequel le texte évolue dès lors qu'un matériau initial a été réuni. Dans le texte B, les suppressions semblent nécessaires au début pour mettre le texte "sur ses rails" puis à l'arrivée pour la mise au point, l'élagage et la révision. Il s'agit bien de deux usages diamétralement opposés, l'un qui est une manière d'écrire, l'autre de corriger. 
7 - Les opérations en lecture 

Texte A 
 
 
 

Texte B 
 
 
 

Là encore, la différence est nette rien qu'à comparer les moyennes. Dans le texte A, 53% des opérations ont lieu en lecture, dans le corps du texte qui se transforme de l'intérieur. Dans le texte B, simplement 8.9% comme si le texte s'engendrait presque exclusivement par son extrémité. Mais la place de ces opérations est encore plus contrastée, une manière de faire permanente dans le premier cas, des recours limités dans le second à l'issue du démarrage et à la relecture finale. 

IV. Bilan de cette confrontation 

                         EN LECTURE            EN ECRITURE 
                     attente    % des opér.    attente   % des opér. 

Suppr/rempl. A        24,2 sec.   23%           12 sec.     16,3% 
Suppr/rempl. B       205 sec.    3,1%           5,3 sec.    14,1% 
Ajouts A              18,2 sec.  30,1%          6,9 sec.    30,6% 
Ajouts B              27,6 sec.  5,8%          14,7 sec.    77% 
Attente moy A         20,1 sec   53,1%          8,2 sec.    46,9% 
Attente moy B         87,8 sec.  8,9%          13,2 sec.    91,1 % 
 

Ce tableau résume bien les oppositions essentielles entre 2 textes représentatifs des pôles antagonistes des 4 premiers axes de l'analyse faite sur l'ensemble des variables que nous avons utilisées pour décrire la genèse des textes de notre corpus. Il s'agit bien de 2 manières de produire un texte, l'une qui manipule rapidement beaucoup de matière écrite et revient sans cesse la travailler, l'autre qui réfléchit à l'écrit sans écrire et donc produit lentement mais presque à coup sûr. 

Après avoir décrit la naissance de ces 2 textes, il semblerait difficile de n'en pas montrer l'aboutissement. Vont-ils être si différents et trouvera-t-on dans leur fonctionnement les traces évidentes des tours de main qui les ont fait naître ? Pour faire durer quelques instants encore le suspens, précisons que le texte A a été écrit par un garçon de CM2 et le texte B par un garçon de CM1, plus faible aux dires des instituteurs pour A (3ème quart de la classe de CM2) que pour B (1er quart de la classe de CM1), de même niveau d'études des parents (secondaire), avec des enseignants ayant eux-mêmes une expérience de l'écriture et une expérience professionnelle équivalente. Bref des auteurs assez proches dans des structures scolaires innovantes assez comparables. Les deux textes sont le résultat d'un sujet imposé par une commande extérieure et remplissent une fonction sociale ; ils ont été préparés par des discussions préalables sur le sujet et sur la pratique d'écriture. Le visionnement de leur genèse a eu lieu dans les 2 cas avant la fin de l'écriture. Bref, des conditions pédagogiques de production assez semblables. Les deux textes sont des discours autonomes dans la mesure où ils n'impliquent pas leur destinataire dans leur écriture. Ils sont tous deux de type "expositif" car l'auteur pense donner à connaître en respectant la plus grande neutralité et n'imagine même pas qu'on puisse dire autre chose que ce qu'il dit. Les deux textes diffèrent néanmoins sur un paramètre important de la situation de production : "conjoint" pour A et "disjoint" pour B. Ces notions concernent le rapport entre l'acte de production et le référent du discours. Le texte A est produit en lien direct avec son référent présent pour les deux co-producteurs : l'énonciateur écrit au destinataire au sujet d'un objet (ici une personne) qu'ils ont sous les yeux tous les deux, qu'ils connaissent parfaitement. La description de cet objet n'a pas besoin d'être faite. En revanche, B est un discours disjoint car l'énonciateur possède une connaissance du référent qui n'est pas celle du destinataire. Il doit donc prendre en charge cette ignorance et décrire, commenter, expliciter le référent. Enfin A se présente comme une création, quelque chose qui s'invente par l'écriture et B plutôt comme la restitution de quelque chose de déjà élaboré. 
 

Texte A 

                        Isabelle est belle 
Elle a de beau yeux bleus et de beaux cheveux chatains. 
Elle porte souvent des jeans. Elle ne crie pas beaucoup juste quand il le faut. Ce n'est pas pour ça qu'elle ne vous disputera pas dans les couloirs. 
Les enfants pensent qu'Isabelle est très gentille et qu'elle sait faire beaucoup chose. 
Elle s'occupe bien des animaux qu'il y a en éveil expérimental. Elle est très contente qu'on lui ramène des animaux en éveil où elle peut s'en occuper avec amour. 
Beaucoup d'enfants trouvent que c'est dommage qu'elle ne fasse plus d'écrit avec les cycles 3. Cela change beaucoup avec André. 
Isabelle travaille très bien avec les enfants du cycle 2. 
Elle a beaucoup d'expérience en éveil expérimental et en écrit. 
                                  Constant Martin 

Texte B 
 
                      LE FERAGE 

Quand nous sommes allès en classe verte nous avons vu coomment ont met les fers à un cheval. Au débu pour enlever le fer au cheval il faut une tricoise. Qand ont a enlevé le fer au cheval on prend un fer à sa taille. On coupe les ongles du cheval avec un rogne pied et une  mailloche. Ensuite il faut prendre une râpe et râpé l'ongle du cheval. 
Après avoir coupé l'ongle du cheval prendre le fer à cheval et faire chaufer le fer à cheval dans une forge. Quand le fer est chaud on le reprend avec une tricoise et le mettre sur une enclume on  prendre la mailloche et ont tape sur le fer pour qu'il prène forme. Après ont met le fer dans de l'eau froide et et on n'en fait un autre. Après avoir fait le deusième ont prend le premier fer et on le met en dessous du sabot et on met les clous et on fait pareils pour les autres. 
Il y a deux manières la première à la française ont les fait chaufer dans une forge et la deusième est à l'Anglaise mais cette fois on le fait chaufer dans du charbon. 

                           Thibault Renard 
 

On aurait envie de remplacer châtains par blonds afin que le premier texte débute par un alexandrin à la césure par ailleurs bien classique. Et pourquoi ne pas essayer de continuer ? Non par goût de la contrainte mais parce que cette préoccupation formelle oblige à ne pas se focaliser uniquement sur ce qu'on croit vouloir dire mais aussi sur la manière de l'écrire. Des dominantes en ce qui concerne le matériau sont déjà visibles dans ce texte, conscientes ou non pour l'auteur. Un certain rythme, des sonorités, notamment des liquides avec le jeu entre le prénom, son qualificatif et le pronom répété 9 foisÿ; une reprise amusante à travailler (Elle ne crie pas beaucoup <---> elle ne fasse plus d'écrit) ; un vocabulaire assez précis et une attention à ses reprises (au total 73 mots différents pour 137 mots employés, soit un taux de renouvellement de 0.53). 

A l'inverse, les reprises dans le second texte sont moins à mettre au compte de la négligence que de ce qui caractérise la dimension dans laquelle le texte est produit et qui est une sorte de langage intérieur qui, comme l'oral, n'offre aucune possibilité de simultanéité donc jamais de mise en perspective. Aussi l'auteur n'a pas conscience de cette structure de 4 éléments (pronom + verbe + déterminant + nom) présente 6 fois dans le texte : on met les fers --> on prend un fer --> on coupe les ongles --> on prend la mailloche --> on met le fer --> on met les clous, pas plus que des reprises innombrables qui se justifient chronologiquement et localement mais prennent une autre charge dans l'espace d'un texte. Ainsi en est-il encore du lexique avec 81 mots différents pour 202 mots soit seulement un renouvellement de 0.40 et, surprenant pour un sujet technique, un niveau de polysémie presque double de celui du premier texte, ce qui est ici simplement révélateur de la banalité du vocabulaire. La révision finale n'y pourra rien changer. 
Il n'est, enfin, pas sans intérêt de comparer l'état des textes au premier tiers de leur écriture. 

Texte A 

Isabelle est belle 
elle a de beau yeux bleu 
Les enfants pense que Isabelle est très gentille et qu'elle c'est faire beaucoup chose . 
Elle s'occupe bien des animaux qu'il y a en éveil expérimental. Beaucoup d'enfants trouvent que c'est dommage qu'elle ne fasse plus d'écrit avec les cycle 3, mais en tout cas cela change beaucoup avec André . 
Ce n'est pas pour ça qu'elle ne vous rouspétez dans les couloirs . 
Elle est très contente qu'on lui ramene des animaux en éveil ou elle peut s'en occupé . 
Je pense que Isabelle travaille très bien avec les enfants du cycle 2 
 

Texte B 

        LE FERAGE 
 

Quand nous sommes allès en classe verte nous avons vu coomment ont met les fers à un cheval. Au débu pour enlever le fer au cheval il faut une tricoise. Qand ont a enlevé le fer au cheval on prend un fer à sa taille. On coupe les ongle du cheval avec un rogne pied e le t une mailloche. Ensuite il faut prendre une râpe et râpé l'ongle du cheval. 
Après avoir coupé l'ongle du cheval prendre le fer à cheval et faire chaufer le fer à cheval dans une forge. Quand le fer es 
 

Pour le texte A, on observe que tout est déjà là ou presque ; il reste à écrire quelque chose avec ces mots, ces intentions ou ces idées ; tout va se réorganiser et se transformer dans les deux tiers suivants. Pour le texte B, moins de la moitié du texte existe déjà mais quasiment dans sa forme définitiveÿ; ce qui va se jouer dans les deux tiers suivants, c'est simplement la continuation de ce qui est commencé. 

Nous en resterons provisoirement là. La question posée est loin d'avoir reçu un début de réponse. On sent pourtant combien elle devrait concerner la pédagogie : y a-t-il une relation entre un texte et le travail par lequel il est produit ? L'enseignant ne peut, en effet, aider l'apprenti que dans la conduite du travail. Mais a-t-on accès au travail réel à travers l'observation extérieure du processus ? 

                                  Jean FOUCAMBERT