Alboum


Christian Bruel & Nicole Claveloux, éd. être, 1998



Deux pages ivoire. à gauche, dans un petit carré gris, le texte : Il y a un canard !
à droite, un petit carré jaune/vert avec le portrait d’un canard.
(Il faut se méfier des textes qui commencent simplement. Souvenez-vous Petit Bleu, Petit Jaune.(1) ça commençait par : Voici Petit Bleu. Et, au-dessus du texte, il y avait un rond bleu. Mais après, quelle révolution !)
Page suivante, le carré a été agrandi comme si on avait cliqué sur un petit carré analogue en haut d’un écran d’ordinateur. Le mur est jaune, le sol est vert, le canard est de plain-pied, si l’on peut dire car il est monté sur roulettes. Alerte au lecteur sur le monde représenté : celui des jouets, des objets ? à gauche : une phrase courte : Il s’appelle Bernard. à gauche de cette phrase, la silhouette de l’animal, blanche, réduite et inversée.
Page suivante, la phrase, toujours à droite, dit : Je pose Clindindin sur Bernard le canard. Très bien, mais qui est Clindindin ? Qui est Je ? Pour Clindindin, en regardant l’image on verra que c’est un lapin. Mais pour le Je, mystère : un personnage qu’on ne voit pas ? Le narrateur ? Le lecteur qui s’identifie ? Un point de vue, en tous cas. Ce passage discret de la formule Il y a, formule impersonnelle, à Je, donne des informations sur ce narrateur qui ne va cesser de se masquer derrière des formes impersonnelles jusqu’à un On recommence à la fin : « un narrateur à la troisième personne n’est jamais qu’un narrateur à la première personne qui se cache. »(2)
Le canard, lui, entre temps, a subi quelques modifications au niveau de ses désignations : canard, il, Bernard. 3 reprises anaphoriques et un changement de point de vue en 16 mots, ce n’est pas banal dans un album pour des tout petits. à gauche, à côté de la phrase donc, le lapin bénéficie, lui aussi, de sa silhouette blanche, réduite et inversée, 2 icônes (avec celle du canard) qui reprennent les formes exactes de leur personnage respectif en 1ère et 4ème pages de couverture et symbolisent l’opération d’écriture qui va être mise en valeur ici : l’ajout.
Page suivante, Bernard et Clindindin sont repris par le pronom Ils qui ne s’écrit pas de la même façon que le Il du canard : ça s’observera au cours du travail sur étiquettes quand il faudra remettre tous les mots qui désignent les personnages sous les images correspondantes.
Ils s’en vont à la plage
avec pelle et râteau !
Et tout au fond du seau
il y a le gâteau
du lapin qui s’endort sur Bernard le canard.
On ne sait plus qui a mis tout ça en équilibre. Le narrateur se masque, laissant l’illusion au lecteur de croire que c’est lui qui mène le jeu.
Les roulettes du canard vont être bien pratiques pour emmener les jouets et le lapin endormi à LA plage. Cet article défini renvoie à une autre expression, non moins étrange : LE gâteau. Que d’implicites dans ce texte ! Le lecteur a déjA l’air d’être du voyage, complice de l’affaire (ce que confirmera le ON de la dernière phrase : On recommence ?) On est dans le coup, ça c’est sûr.
En attendant, les articles n’en finissent pas d’être allusifs (c’est le cas de l’article contracté dans l’expression « DU seau ») ou alors nettement référentiels (c’est le cas d’un autre article contracté dans l’expression « DU lapin ») il s’agit, tout le monde l’aura compris, de celui de la page d’avant. Ici, l’écriture prend nettement en charge le chevauchement du sens à travers les feuillets découpés de l’album (voir p.50) Mais des articles disparaissent comme ces deux-lA dans l’expression « avec pelle et râteau ». L’histoire prend les enfants au cœur de leurs savoirs, de leurs pratiques, de leur culture : les choses n’ont pas besoin d’être spécifiées, définies, elles vont d’elles-mêmes – pelle et râteau –. LA plage renvoie à toutes les plages, LE seau, il en faut bien un pour aller à la plage, LE gâteau est prévu pour LE goûter. Où est le problème ? Pour des enfants très jeunes, il n’y en a pas, alors, on continue tandis que le lapin, sensible à la forme rimée qui est en train de se former sous nos yeux, s’assoupit, s’abandonne au récit aux allures de berceuse qui s’appuie sur le premier objet placé : sur Bernard le canard.
Le tout en demi alexandrins, s’il vous plaît, tandis qu’à gauche du texte, sur la page de gauche, en marge, les icônes, en négatif (seau/pelle/râteau/lapin/canard) disent que le texte gagne du terrain, que l’écriture enchaîne et lie les actions,  tandis qu’à droite, l’image a complètement rempli le cadre de la page et l’anse du seau est limite bord de page.
Tout ça n’était qu’UN départ comme le signale l’attaque de la phrase suivante « Un départ sans Grognon : pas question ! » Tout ça n’était que l’introduction ou plutôt la suite d’une histoire banale, apparemment évidente car qui a besoin d’explication pour savoir pourquoi il n’est pas question de ne pas emmener Grognon ? La raison tient peut-être dans le nom du personnage dont on ne connaîtra l’identité qu’en regardant l’image d’en face : c’est un ours aux allures de Chonchon.(3) Quand on lit cette page aux enfants, ils n’hésitent pas une seconde et se servent du point d’exclamation pour s’attribuer cette déclaration. Ils sont dans le coup, depuis le début, ça c’est sûr ! L’auteur a parié sur cette complicité immédiate, l’accord tacite des jeunes auditeurs invité à un partage ludique, une collaboration intellectuelle. à chaque relecture ils scandent « pas question ! » affirmant avec force et avec Umberto Eco qu’un texte a toujours besoin d’un lecteur pour le faire fonctionner.(4)
Chaque nouvelle page est porteuse d’un nouveau texte en vers qui s’emboîte sur les vers précédents inchangés et la base, la fondation sur laquelle, s’échafaude le texte, prend, à chaque lecture, des allures de refrain.
Mais les vers précédents sont-ils si immuables que ça ? Quelques enfants le remarquent : l’expression « dans le seau il y a le gâteau » est devenue « dans le seau où était le gâteau ». Cet imparfait fait jaser :
- le gâteau, quelqu’un l’a mangé
- mais non c’est parce qu’il y était y’a longtemps, dans la page d’avant. Tu te souviens pas ?
Action qui progresse ou histoire qui, en cheminant, garde les traces de sa genèse ?
On avance, on avance en rythme et en rimes et le texte qui monte, qui monte est accompagné, en marge, par une colonne d’icônes qui augmente, retraçant, en négatif, les opérations d’écriture, les ajouts (canard, lapin, seau, pelle, râteau, ours). à droite, la régularité n’est pas de mise : pour introduire l’ours, il faut faire descendre le canard hors du bord inférieur de la page car tout ne tient pas dans la page.
Tandis qu’à droite les actions se succèdent dans le temps, une action passée n’appartient plus au présent, à gauche, on écrit sur les événements observés et l’écrit affirme sa permanence.
Comme Grognon, Minnie (la poupée) est connue pour être juste citée dans le texte et apparaître dans l’image. C’est à ce moment qu’on reconnaît le mieux la patte de Nicole Claveloux, l’illustratrice. Grognon change de nom, il devient l’ourson. Les reprises anaphoriques n’en finissent pas de traverser le texte, d’en assurer le fin tissage.
Dès qu’un personnage a été introduit par son nom (en premier) et par une image, son identité s’accompagne d’un article défini : le canard, le lapin, l’ourson et bientôt la poupée : ce sera pour la page suivante.
Si on travaille avec des étiquettes, on aura tout intérêt à respecter la précision des appellations, elles accompagnent la linéarité du récit.
Sur l’ourson, à l’envers,
elle ne voit pas la mer.
ça discute ferme dans les jeunes auditoires :
- c’est qui qui voit pas la mer ?
- c’est elle !
- non, c’est l’ourson !
Ah ! les virgules ici peuvent-elles aider à trancher ?
Le texte, comme une rengaine, revient en s’accroissant chaque fois un peu plus, en nombre de lignes mais aussi en nombre d’icônes tandis qu’à droite l’image descend, descend.
La couleur est annoncée : il n’y aura en aucune façon, ni reprise, ni article, pour le nouveau venu :
Ballon s’appelle Ballon.
Il n’a pas d’autre nom,
ni devant, ni derrière
la poupée qui ne voit pas la mer
perchée sur un ourson !
- C’était elle qui voyait pas la mer. T’as vu ?
Mais il y a d’autres choses à voir ou à entendre :
- La poupée n’est plus sur, mais perchée sur.
- Ni devant, ni derrière renvoie à un envers qui, lui-même suggérait qu’il devait y avoir un endroit
- Et l’ourson devient un ourson, presque anonyme. Comme si c’était un exploit ou une extravagance pour la poupée de se tenir comme ça.
Sur l’image, on le sent disparaître le petit ours, de plus en plus tassé dans son seau, annonçant l’oubli dans lequel il va sombrer tandis que la colonne de jouets, telle la tour de Pise, penche insensiblement.
Voyons ce qui est en présence sous les yeux du lecteur :
- à gauche, 6 icônes, confirment la structure durable du texte
- à droite, une image chancelante fait pressentir une chute
- au centre, le texte comble presque l’ivoire de la page avec 3 phrases dont 1 de 26 mots, 1 autre de 28 et 3 relatives.
Le texte de cette page démarrait sur l’annonce de l’abandon d’un processus linguistique : il n’y aurait pas de reprise anaphorique pour le dernier arrivant alors que tous les autres en avaient bénéficié.
La page suivante confirme l’abandon du jeu langagier introduit depuis le début :
Reviendront en camion
Ou peut-être en avion…
- ça va être le camion, c’est dessiné
- pas sûr, peut-être qu’y a plus de place pour l’avion. Il vient après le camion.
Plus de noms, pronoms : « ellipsés », les personnages ne sont pas éclipsés pour autant. Reviendront... comme les marionnettes, comme la ritournelle qui emplit cet album.
Seuls les icônes demeurent, à gauche, comme un témoignage de l’aventure de l’écriture qui vient d’avoir lieu sous nos yeux, sa genèse dont on ne voit plus, sur la page de droite, et sur l’image, que les ultimes représentations.
Très vacillant, le haut de la colonne en marche pour la plage, penche, penche... tandis qu’à gauche, un gros point d’exclamation, rouge, un signe propre à l’écrit, permet une mentalisation de la suite : il va se passer quelque chose, c’est sûr. C’est un signe abstrait conjugué à une inclinaison des objets sur l’image qui font penser : attention ! ça ne se passe pas encore sur l’image mais ça se passe déjA dans toutes les têtes qui retiennent leur souffle.
Et alors qu’il aurait été si facile, si usuel, si attendu de représenter d’abord les jouets par terre, non, c’est un mot qui s’illumine sur la double-pages, en rouges capitales, comme sur les néons D’UN théâtre :
Joie des enfants.
BOUM : c’est le bruit.
BOUM : ils sont tombés par terre !
BOUM : ils sont cassés ?
BOUM, la plage est-elle à l’eau ?
BOUM ! Que d’interrogations, de suppositions dans ce mot ! Car BOUM c’est un mot !
BOUM : c’est 4 lettres qui en rappellent 6 autres, celles du titre ALBOUM et le rappel de sa prononciation latine.
Alors, après seulement, aux lecteurs, aux auditeurs de confronter la culbute pressentie, imaginée, à la scène qui se déroule sur la page de droite, sur le sol vert qui rappelle le socle qu’on croyait solide pour cette promenade, un peu étrange, à la plage :
- tous les objets sont lA, dans une position inédite, renversés, sur le dos, sur le ventre, en désordre... tous ensemble, pour la première fois, sur l’image, tandis que, groupés, unis, ils l’ont déjA été dans le texte (notamment dans le pronom Ils...)
- tous les personnages sont lA. Plus un. Un poisson. Le gâteau ? La plage enfin atteinte ?
Texte et image changent de place, changent de sens.
à gauche, le poisson, l’objet ou l’animal énigmatique, suggère une phrase interrogative, à droite : On recommence ? Pourquoi recommencer ?
- parce que c’est trop bien. (et que c’est jamais trop quand c’est bien, n’est-ce pas ?)
- parce qu’on a oublié le poisson dans l’histoire (le texte et l’image).
Cette phrase finale questionne en fait le processus d’écriture : les éléments de l’histoire sont lA, disponibles. Avec eux, on pourrait écrire des dizaines, des centaines, des milliers, mille milliards de textes ; avec eux, par terre, mais avec aussi la ponctuation, les mots qui les représentent, leurs diverses façons de se nommer, les reprises, les rimes, les rythmes, les inversions, les ellipses, les appositions, les formes d’énonciation, les majuscules, les mises en pages... tous ces éléments d’un code graphique employé ici, dans un si petit espace, avec virtuosité dans chacun des langages : le texte, l’image, leur spécificité et leur relation !
La phrase finale avec le choix inattendu d’un ON comme sujet envoie un triple signal :
- les jouets vont-ils se remettre en colonne (ON est du côté des personnages)
- la lecture va-t-elle recommencer (ON est du côté des auditeurs qui crient : oui !)
- une autre écriture, avec ces mêmes éléments, est-elle possible (ON se place du côté des producteurs.)
Alors oui, on recommence, mille fois oui, à condition que, dès le plus jeune âge, dès la petite section de maternelle et bien après, les livres sachent, d’emblée, nous positionner correctement : en lecteurs observateurs, investigateurs, experts parce qu’explorateurs.
Le sens se négocie publiquement, écrit Bruner, à condition qu’il y ait du sens à négocier, des bases pour des échanges.
Parmi les histoires écrites, celles qui peuvent satisfaire les très jeunes lecteurs, sans rogner sur les ambitions de leur faire rencontrer de l’écrit fonctionnant dans sa spécificité et dans un rapport intelligent avec l’image, voici...

 


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"lecture n°2"

 

 

 

(1) LIONNI Léo,
Petit Bleu, Petit Jaune, L’école des loisirs, 1970

 

 


 

 

 

 

 

(2) Tauveron
(sous la direction de.), déjà cité, p.72

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(3) Chonchon,
Christian BRUEL & Sophie DU-TERTRE, éd. être, 1997

 


(4) ECO Umberto,
Lector in Fabula, Grasset & Fasquelle, 1985

 

     

 Approches externes

Couverture
Elle présente un ours (Oregon) et un clown (Duke) à califourchon sur ses épaules, dans un immense champ de blé peint à la manière de Van Gogh. Le ciel est traité en dégradés de rose et de mauve. La 4ème de couverture en est le prolongement, elle ne porte aucune indication sur l’histoire.
Le titre nous emmène en voyage. Lequel des personnages est Oregon ? Viennent-ils d’un cirque ? Que font-ils dans un champ de blé ? Où vont-ils ?
Les pages de garde, de début et de fin sont du même jaune étincelant que celui des blés de la couverture.
La page-titre a les mêmes indications que la couverture mais elle introduit un autre lieu : des montagnes enneigées, des forêts. Est-ce la destination ?
Dans l’album, on retrouve les deux personnages de la couverture. La dernière page montre, de dos, le clown seul.
Sur la page de garde, deux strophes d’un contemporain de Van Gogh...
« Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l‘herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l‘âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, heureux comme avec une femme. »

Arthur Rimbaud, Sensation, (mars 1870)

...installent le lecteur dans une atmosphère poétique, d’aspiration au bonheur, à la liberté, à l’absolu. Le quatrain champêtre, dans le texte, leur fait écho.
On cheminait sous la grêle.
On festoyait dans les maïs.
On somnolait dans l’herbe tiède.
On rêvait dans les étoiles.

Quatrain aux accents d’une fantaisie toute rimbaldienne :
« Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
- Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était la Grande-Ourse
- Mes étoiles au ciel avaient un doux Frou-frou. »

Rimbaud, Ma Bohême
La référence à Rimbaud, génie précoce, poète maudit, pratiquement méconnu de son vivant, revêt une signification précise : à l’instar de Duke, il symbolise la révolte, la soif de liberté et d’absolu, tout comme Van Gogh qui « comme lui, a connu les vicissitudes de l’artiste bohême. On montrera aux enfants les tableaux qui évoquent ces vers et celui intitulé Le campement des Bohémiens. » (7)

Illustrations
Elles sont l’œuvre de Joos qui a aussi réalisé Eva aux pays des fleurs avec Rascal.
La technique utilisée est le pastel dilué.
L’album est traité en simples et doubles pages. Sur la double page centrale, belle comme un tableau de Van Gogh, la disposition des personnages et du texte, sur la partie droite, ouvre l’espace à gauche, vers l’Ouest, où cheminent les deux amis. La référence à Van Gogh, peintre aux cheveux roux, à la vie tourmentée, incompris de son vivant, est explicite dans le texte : « les tableaux de Van Gogh », « les cheveux rouges au vent...»

Les illustrations présentent le clown et l’ours (Duke sur les épaules d’Oregon, Duke tenant Oregon par la main, Duke et Oregon marchant épaule contre épaule), en différents lieux. C’est par une double page illustrée et sans texte que se termine l’album : le clown, seul, s’enfonce dans une immense forêt couverte de neige. Son nez rouge, au premier plan, est loin derrière lui, dans un décor immaculé.

 
 
     

 L'histoire

Résumé
Duke, clown et nain, travaille au cirque à Pittsburgh avec son ami, l’ours Oregon. Quand Oregon lui demande de le ramener dans ses forêts natales, Duke n’hésite pas. Ils traversent les États-Unis d’Est en Ouest et, bien vite, apprécient leur liberté nouvelle. La rencontre d’autres victimes du « rêve américain » fait découvrir à Duke qu’il n’est pas le seul à être un exclu de la société. Lorsqu’ils atteignent l’Oregon, les deux amis se séparent : Oregon retrouve sa liberté et la solitude tout comme Duke.

Personnages
Les personnages centraux sont le clown, et l’ours. Une amitié, une complicité profondes les lie. Duke est un nain. On le découvre d’abord par l’illustration : dans sa roulotte, il doit monter sur un tabouret pour se voir dans la glace, puis, dans le texte, quand il dit au camionneur qui les a pris en stop : « Ce n’est pas facile d’être nain ».
Dans le périple, Duke agit, décide, guide. Oregon ne parle qu’une fois pour demander qu’on le conduise en Oregon.
Les autres personnages rencontrés :
- le camionneur Spike est un noir qui, pour cette raison, a lui aussi des difficultés à vivre dans ce pays.
- le voyageur de commerce, la starlette, le chef indien déplumé, renvoient aux clichés sur les USA, minorités, marginalités, rêves déçus. Ils vont contribuer à faire prendre conscience à Duke qu’il n’est pas le seul à être sur la touche, à faire partie des « loosers », des victimes du « rêve américain ».

Lieux
On reconnaît, à partir de certains indices dans les illustrations qu’il s’agit des États-Unis : ranch, épi de maïs, grands espaces, enseigne « Motel »...
Dans le texte, des noms situent les lieux de l’action : ils partent du Star Circus à Pittsburgh, ils vont à Chicago puis en Iowa, longent la Platte River, voient les Rocheuses, s’arrêtent en Oregon. On peut suivre leur trajet sur une carte.8
D’autres indices confirment qu’on est aux USA : Duke, Oregon, Spike se nourrissent de hamburgers, dorment au Sioux Motel, paient en dollars, rencontrent un chef indien déplumé, une starlette de supermarché, arrivent au Cheval de fer... C’est même « le plus grand pays du monde », d’après un des personnages qui suggère la puissance économique de ce pays.

Temps
Il s’agit d’une histoire contemporaine - usines, camions, autos, trains - se déroulant le temps de la traversée des États-Unis, d’Est en Ouest.

 
 
     

 Organisation

Le récit est structuré en cinq parties.
- Situation initiale : Duke et Oregon sont amis de cirque.
- Déclenchement : Oregon demande à Duke de le ramener dans ses forêts natales.
- Déroulement : ils font la traversée de Pittsburgh jusqu’en Oregon, en passant par Chicago, l’Iowa, les Rocheuses...
- Résolution : ils arrivent en Oregon. L’ours se réapproprie sa forêt. Duke abandonne son nez de clown et part, solitaire.
- Situation finale : Oregon a retrouvé ses origines. Duke se dirige vers une destination inconnue mais « le cœur léger et la tête libre ».
- Transformation : Duke semble s’accepter.

 
 
     

 Enonciation

Le clown est narrateur. C’est lui qui relate l’aventure, c’est de son point de vue que l’histoire est racontée.
Des traces de ses hésitations intérieures apparaissent : « Je me doutais...» ou « Qui sait ? J’y rencontrerais...» Ses réactions, ses réflexions en cours de route parsèment le récit, «...il me restait bien des chemins à parcourir », « cela tombait bien...» pour dire son soulagement, « Nous étions de la même famille...» quand il comprend qu’il n’est pas seul à souffrir d’être un exclu, « en plus beau » ou « le monde entier nous appartenait » pour exprimer le bonheur et l’intensité de la découverte de la liberté, « J’étais quand même en meilleur état » pour dire sa satisfaction de n’être pas aussi mal en point qu’il le craignait, « elle était lA ! » pour évoquer la joie du but atteint, « mes pitreries » pour évoquer sa propre dérision à propos de son métier de clown.
Le récit est construit sous forme de flash-back, d’analepse.9 Duke remonte le cours d’une longue quête qui l’a mené au seuil d’une nouvelle vie. L’emploi du passé composé, pour rapporter les faits, produit un effet de compte-rendu fait directement au lecteur.
Quant au dernier verbe du texte, il est au futur, « je partirai...» L’histoire n’est pas finie.
Les marqueurs de temps :
- Des formules précises : « Un soir... », pour le déclenchement de l’action, « Un dernier tour de piste... » pour le départ, « Dès l’aube... », « Une nuit au Sioux Motel... », « Au saut du lit... », « Quand j’ai rouvert les yeux... » en cours de voyage, quand il ne faut pas tergiverser, qu’il y a des décisions à prendre.
- Des formules elliptiques : « Bien des kilomètres plus tard… », « Poussés par le vent des plaines... » pour évoquer la longueur du voyage, du cheminement.

 
 
     

 Ecriture

Le texte est un récit à « effet de réel »10 qui met en œuvre un conflit entre le thème (action du personnage qui est de ramener l’ours) et le propos (objet de cette action qui est la quête d’une réalisation personnelle).
Il fonctionne, dans sa totalité, comme une allégorie puisque c’est autour de la substitution d’une volonté à une autre, relatée par des procédés métaphoriques, que le texte prend corps.
La structure syntaxique fait comprendre que Duke a besoin d’une conscience autre pour se réveiller de sa longue léthargie et pour éveiller sa propre conscience, réaliser sa propre captivité, morale et sociale. En effet, bien qu’Oregon « parle » et « demande », l’emploi du « je » nous amène à penser que c’est Duke qui décide : « Un soir, Oregon m’a parlé » et plus loin « Mais, seul au fond de ma roulotte, j’ai su que sa place était parmi les siens, au fond d’une belle forêt d’épicéas ». Cette analyse est confortée, à la fin du texte, par deux phrases, dont une est inachevée : la succession des pronoms personnels sujets (je, elle, il) crée une superposition, voire une confusion des personnages :
« Quand j’ai rouvert les yeux, elle était lA !
Telle qu’il l’avait rêvée...»
Rascal suggère les faits plus qu’il ne les décrit : c’est d’ailleurs le procédé majeur qu’il emploie pour faire sentir au lecteur le malaise de Duke. Tout au long du texte, il laisse des « blancs », formes de mises entre parenthèses d’une subjectivité qui se construit, espaces où les souffrances sont à peine évoquées comme en témoigne cette phrase : « Moi qui, enfant, n’avais jamais eu d’ours en peluche...» Ces espaces interstitiels, vertiges de possibles, invitent également le lecteur à projeter en eux l’espoir d’une prochaine réalisation. Tout comme le jeune enfant apprend à se situer par rapport à son environnement, grâce au jeu des couleurs, Duke réapprend la perception première et naïve de sa position par rapport au monde qui l’entoure à travers la découverte progressive et chromatique des paysages traversés. Du gris de Pittsburgh et de son « ciel de suie » et d’une dernière forme de captivité dans la chambre d’un hôtel de Chicago, il (re)découvre l’immensité et la chaleur des champs de blé, la promesse de grandeur des montagnes rocheuses et enfin l’Oregon, majestueuse et vierge de toute présence humaine. Les couleurs parlent autant que le texte en emplissant autant l’espace.
En outre, le contexte du cirque, le dérisoire du personnage de Duke, les allusions permanentes à l’enfance et le recours à des jeux visuels convoquent nos images intérieures, gomment les faits et accentuent les sensations. L’évocation de Van Gogh est explicite dans le texte mais aussi dans la représentation graphique et incite le lecteur à relever dans le lexique les nombreuses références chromatiques.
rouge : nez, rideau, cheveux
blanc : Blanche-Neige, masque, matin
noir : nuit, être noir, ciel de suie
jaune : maïs, gorgées de miel
L’action se déroule de l’ombre vers la lumière, mais aussi, de l’espace clos et intemporel du cirque (cage, roulotte, piste) vers les grands espaces de liberté (montagnes, rivières, forêts, plaines...). Les couleurs ont leur importance dans l’interprétation. « Dans un album, la compréhension doit prendre en compte le texte et l’image sans accorder ni priorité, ni prééminence à l’un ou l’autre. »11 Le rouge du rideau derrière lequel il se « blotti(t) », fait pressentir le drame. Le noir du malheur, de la détresse, de l’inconscient est présent dans la « nuit noire » du départ, le « ciel de suie » de Pittsburgh, le noir sous le chapiteau pendant les représentations, c’est aussi la vie cachée qu’il mène au cirque, sous son masque ou « au fond de (s)a roulotte ».
à l’inverse, le jaune des blés, du « maïs » et du « miel », exprime l’idée de lumière, de chaleur, d’opulence, de joie. Le blanc, enfin, entraîne vers des sensations de pureté, de virginité, d’espoir : la neige qui tombe sur les montagnes et la forêt va recouvrir et faire disparaître le nez rouge abandonné ; le blanc, couleur de passage, marque celui de l’ancienne vie à la nouvelle, au grand jour, sans masque. Comme l’écrit Kandinsky, «...Le blanc sur notre âme agit comme le silence absolu... Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes... C’est un rien plein de joie juvénile ou, pour mieux dire, un rien avant toute naissance, avant tout commencement...»

Enfin, le choix d’écriture est renforcé par une accumulation d’expressions stéréotypées, aux doubles sens :
« avant mon numéro »
« Un dernier tour de piste »
« Sans bagages inutiles et sans clés »
« Ils me collent à la peau »
« bien des chemins à parcourir »
« nous avons pris le train en marche »
« pour la dernière ligne droite »
Tandis que leur valeur de lieux communs renvoie au propos, leur sens littéral est directement lié aux thèmes.12 Cette profusion de platitudes donne l’apparence d’une écriture banale, symptomatique de la crise existentielle traversée par Duke contraint par l’ordinaire de sa vie quotidienne. Néanmoins, à l’instar de la poésie mallarméenne, l’auteur use de « remotivations sémantiques » qui obligent son lecteur à prendre conscience de la profondeur cachée des expressions toutes faites : « De la porte à côté » devient « à côté de la porte », « les vaches regardent défiler les trains » devient « regardant défiler les vaches »...
Tout comme le lecteur se doit de dépasser le sens premier et apparent de ces topiques13 pour trouver, de l’autre côté de la surface textuelle, une autre réalité linguistique, Duke ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le sens de sa vie ; c’est notamment Oregon qui lui en fait prendre conscience à travers l’image qu’il lui renvoie de sa propre captivité, volontaire, puisque c’est lui seul qui s’est enfermé dans le rôle qu’il joue ; à tel point que, même sa représentation achevée, il ne peut se séparer de son nez de clown… Il s’est tellement identifié à ce rôle, qu’il n’est plus que clown (il conserve son nez rouge même après avoir quitté le cirque et ne l’abandonnera qu’à la fin). C’est d’ailleurs Spike, le chauffeur noir qui prend les deux héros en stop qui en fait la remarque au clown, s’étonnant du « nez rouge » et du « masque blanc » dont Duke ne se départit jamais.
Le texte met en scène un personnage à la psychologie fragile qui, sans la présence de l’ours, alibi et soutien, n’aurait pu parvenir à se (re)trouver « le cœur léger et la tête libre ». Dès le début de l’histoire, Duke répond à une injonction que l’ours lui adresserait personnellement : le ramener dans ses montagnes et lui rendre sa liberté. Mais cette demande, introduite par « Comme dans les livres pour enfants » (notons ici la mise en abyme), fait écho au sentiment d’insignifiance de Duke, suggérée dès la première strophe et ressentie comme telle par le personnage :
« mon numéro.
Blotti derrière le rideau rouge,
je perdais mon trac et retrouvais l’enfance.
Mes pitreries terminées...»

 
 
     

 Les thèmes

Le thème principal, la quête de soi-même, est soutenu par trois thèmes secondaires : le voyage, l’Amérique et de nombreuses références culturelles.
 Le voyage :
Il s’agit du voyage initiatique, thème souvent rencontré dans la littérature américaine chez Norman Mailer, John Steinbeck, Henry James ou encore Hemingway. Le champ sémantique du voyage hante d’ailleurs le texte : « conduis-moi », « nous sommes partis », « descendre jusqu’en », « chemins à parcourir », « traversée », « cheminait », « cent pas », « géographie », « voyage », « roulotte », « bagages », « musette », « kilomètres », « aller simples », « prendre en stop », « prendre le train en marche ».

Pour se réaliser, Duke a besoin de vivre une traversée, celle des États-Unis, qui, à la fois, symbolise et concrétise sa quête. Rascal lui fait parcourir « le plus grand pays du monde » à l’instar des premiers pionniers qui firent la conquête du grand Ouest, mais aussi, dans les traces de Kerouac, « sur la route » de la Beat génération.
Une seule étape suffit, de Pittsburgh à Chicago pour laisser derrière soi « Star Circus », « rideau rouge », « roulotte » et « ciel de suie ». Comme pour Kerouac, le véritable voyage commence, en stop, à Chicago, au seuil des grands espaces (Iowa, garde-manger de l’Amérique). LA, au milieu du voyage, au milieu du récit, on révèle au lecteur que Duke est nain et on comprend alors mieux l’origine de sa souffrance et sa décision de rompre avec son milieu originel, celui du cirque, monde de la marginalité, exutoire de l’altérité aussi, seul univers où il semble qu’il puisse avoir une place : un nain dans un cirque, cela n’étonne personne.
Il s’agit donc bien d’une quête intérieure à travers ce voyage sans retour car c’est effectivement un aller simple que prend Duke. Une fois parvenu au terme de son trajet, il sera enfin libre de faire ce qu’il désire, il se sera accepté tel qu’il est, il ne pourra donc plus revenir en arrière.
 L’Amérique :
Outre les noms des personnages et les situations géographiques permettant de reconstituer l’itinéraire de Duke et Oregon, Rascal utilise des clichés relatifs à l’Amérique : pays riche, grand producteur agricole, très industrialisé, aux grandes étendues et aux paysages variés contrastant avec l’évocation des minorités (Noirs, Indiens...) et de la marginalité, de la peur de l’autre. Mais les États-Unis, c’est aussi la cristallisation de vieux rêves, le mythe du « self made man » non pas tant financier que moral et personnel, la possibilité d’apprivoiser l’immensité des étendues vierges. C’est le pays où tout est possible, le pire comme le meilleur. C’est l’espace des possibles par excellence.
 Des références culturelles :
La plus explicite, c’est évidemment celle de la peinture avec Van Gogh.
La plus permanente, c’est la poésie avec Rimbaud.
La plus lancinante, c’est celle du roman noir, des polars américains, de personnages ou de situations rendus célèbres par les « road movies ».
Et on ne peut bien entendu pas s’empêcher de convoquer Duke Ellington et Spike Lee ...

 
 
     

 En conclusion

Dans cette lecture experte ont été laissés de côté plusieurs éléments comme : l’absence d’attributs des personnages, l’étude des marginaux, le thème de l’enfance... Néanmoins, ce texte permet des lectures plurielles puisque certains jeunes lecteurs n’avaient pas interprété l’issue du voyage comme une acceptation de soi mais comme un suicide :
« Dans le matin blanc, je partirai, le cœur léger et la tête libre » qui n’est pas sans évoquer le célèbre poème de Victor Hugo des Contemplations :
« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. (…)
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées.»
Il s’agit plutôt d’un deuil, le dernier vers nous invitant à voir en ce texte un hymne de ce qui va enfin pouvoir devenir ; la délivrance étant symbolisée pour Duke par le geste d’abandon de son nez de clown dans la neige, bientôt recouvert par les flocons qui parsèment le sol.

 
 
     

 Réseau

des albums sur les clowns,
Chico, le clown amoureux, Yvan Pommaux, L’école des loisirs
Depuis que Chico est amoureux de la dompteuse qui ne le regarde pas, il rate son numéro. Il est renvoyé mais son numéro de clown triste est tellement réussi que la dompteuse est éblouie !
Clown d’urgence, Thierry Dedieu, Le Seuil
Une rencontre entre un enfant malade et un vieux clown. Pippo fait rire les enfants malades dans un hôpital jusqu’au jour où il tombe malade et qu’un enfant prend la relève. Histoire forte, pleine d’émotion et magnifiquement illustrée.
Que ma joie demeure, Michel Tournier, Sept contes, Folio junior, Gallimard
Alors qu’il était promis à une brillante carrière de pianiste virtuose, Raphaël Bidoche devient clown pour son plus grand désespoir...
Clown, Quentin Blake, Gallimard
Un clown, jeté à la poubelle, tente de vivre sa vie.
Le clown plus que rigolo, Béatrice Deru-Renard & Louis Joos (illustrateur d’Oregon), Pastel
 des romans sur la conquête de l’Ouest
La longue marche des dindes, Kattleen Karr, Neuf de L’école des loisirs
Un roman d’initiation dans lequel un adolescent orphelin, incompris de son entourage, sauf de son institutrice, traverse les États-Unis d’Est en Ouest pour vendre un troupeau de dindes. Il vivra les péripéties classiques des pionniers et retrouvera entre autre, son père.

Le trésor des O’Brien, M. Morpurgo, Folio junior, Gallimard
Un roman d’initiation. Deux jeunes Irlandais, chassés de leur pays par la famine, partent à la recherche de leur père installé dans l’Ouest américain. Ils vivent la vie et les aventures des émigrants et des pionniers avant de retrouver leur père.
Vers l’Ouest, Martin Waddell & Philippe Dupasquier, Folio Benjamin
Récit de la traversée d’une famille de pionniers vers les terres de l’Ouest où une enfant tient son journal de bord offert par son papa.
 d’autres livres de Rascal
Eva ou le pays des fleurs, Rascal & Joos, Pastel
à l’heure où les enfants s’en vont au doux pays des rêves, Eva commence son travail. Elle vend des fleurs « sous le ciel triste à pleurer de Bruxelles ».
Blanche Dune, Rascal & Girel, Pastel.
Tanguy voit dans le propriétaire de la maison que ses parents louent à la mer, le grand-père qu’il n’a jamais eu. Ce dernier lui raconte la guerre, la mort, l’origine du monde.
Plume de vache, Edith et Rascal, Pastel
Marguerite, célèbre ruminant, découvre l’Amérique.
 un documentaire
Van Gogh, la petite note jaune, J. Loumaye, C. Roucha, Casterman.
Oncle Paul explique la vie de ce peintre qui signait Vincent à deux enfants dont la famille possède peut-être un tableau...
 d’autres poèmes de Rimbaud comme le choix proposé dans Le Rimbaud, Mango.