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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°9  mars 1985

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Plate-forme commune

Des Mouvements Pédagogiques


Association Française pour la Lecture AFL

Centre d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active CEMEA

Centre de Recherche et d’Actions Pédagogiques FFC

Fédération des Oeuvres Éducatives et de Vacances 
de L’Éducation Nationale FOEVEN

Groupe Français d’Éducation Nouvelle GFEN

Institut Coopératif de l’École Moderne ICEM


APPRENDRE À LIRE POUR LES 2-12 ANS



Des Mouvements Pédagogiques viennent de signer une plate-forme commune relative à l’apprentissage de la lecture entre 2 et 12 ans.


Ce texte exprime la profonde convergence des expériences, de la réflexion et de la théorisation que conduisent ces mouvements en direction de la lecture. Pour les uns, il s’agit directement de leur pratique pédagogique ; pour les autres, de leur engagement dans une problématique générale dont l’application à la lecture leur apparaît comme une nécessité éclairante. Mais pour tous, ce texte joue un double rôle :


- marquer de façon précise le sens dans lequel devrait s’orienter la pédagogie de la lecture,

- constituer une base concrète de travail. C'est-à-dire, indissociablement d’innovation, de recherche et de formation.


Il s’agit donc d’affirmer sans ambiguïté que, sur un problème aussi crucial que celui de la lecture, il n’est plus possible d’ignorer leurs avancées théoriques et pratiques qui rejoignent totalement les positions de la recherche pédagogique. La bataille pour la lecture se gagnera sur un front large appelant des actions diversifiées et des solutions multiples dont beaucoup sont encore à trouver mais cette largeur de vue suppose une grande rigueur quant aux présupposés de départ. Il serait impensable, en effet, qu’une politique nouvelle se mette en place en réaffirmant des principes qui n’ont jamais cessé d’inspirer les pratiques dont on déplore, à juste titre, aujourd’hui les effets.


Mais il serait tout aussi injustifié de présenter les pratiques des mouvements pédagogiques comme le modèle nouveau qu’il suffirait d’avoir nommé pour qu’il puisse être mis en oeuvre. En niant à la fois le caractère minoritaire et évolutif de ces pratiques et en imposant prématurément une généralisation, on créerait les conditions d’une régression qui compromettrait durablement le pouvoir de l’école de jouer un rôle décisif dans des transformations indispensables. De la même manière, présenter ce modèle comme s’il allait de soi aurait pour effet de placer les enseignants dans une situation d’accusés d’autant plus injustifiée que les transformations à venir trouvent leurs raisons non dans une dégradation de l’enseignement mais dans l’évolution profonde des objectifs jusqu’ici assignés à l’école.


Ces Mouvements Pédagogiques s’engagent pour leur part à travailler ensemble afin de développer, dans l’école et dans son environnement, les meilleures conditions de l’implication de tous dans la mise en œuvre d’une telle politique. Ils estiment ainsi répondre de leur mieux aux exigences de la situation actuelle exprimées dans de nombreuses analyses et, en particulier, dans les orientations-mêmes du Ministère de l’Éducation Nationale.



PRÉAMBULE



Les Mouvements Pédagogiques signataires de cette plate-forme réaffirment leur volonté de contribuer à l’évolution rapide de la lecture en France et s’efforcent ici de définir, à partir de leurs convergences, les lignes principales de la politique dans laquelle ils s’engagent à poursuivre leur action.


Le présent document met l’accent sur les conditions de l’apprentissage de la lecture pour tous les enfants de 2 à 12 ans, dans le milieu scolaire et dans leurs autres temps de vie. Mais il ne se propose pas d’approfondir les aspects d’une politique générale de lecture et, en particulier, ce qui concerne la formation des adultes ou la mise en place de stratégies globales au niveau du corps social. Toutefois les Mouvements Pédagogiques réaffirment qu’aucune action en faveur de l’école ne peut aboutir sans des mesures convergentes au niveau communautaire en faveur d’un apprentissage qui est fondamentalement lié à l’exercice de la communication sociale. Aussi reste-t-il à compléter ce texte pour les autres temps de vie.


I

LA SITUATION ACTUELLE


Une formidable demande de lecture se fait jour, nourrie par la revendication d’un élargissement des bases de la vie démocratique, par l’exigence de lutter contre l’échec scolaire et par la nécessité d’une élévation massive du niveau de formation générale des forces productives afin d’opérer des mutations économiques jugées indispensables. Elle rencontre la conception fondamentale que les Mouvements Pédagogiques se font des conditions et des finalités du développement de l’individu en tant qu’acteur social. Cette demande qui s’exerce sur l’école s’impatiente en découvrant l’apparente médiocrité des résultats actuels. Le diagnostic ne s’est pas fait attendre : l’école aurait perdu le sens de l’effort, le goût de la rigueur et, trompée par les idées nouvelles, a abandonné des méthodes qui donnaient autrefois satisfaction...


Nous faisons une analyse différente : l’école a toujours reçu pour mission de doter la majorité des citoyens de moyens d’utilisation de l’écrit correspondant à ce que les fonctionnements économique et social attendaient d’eux. Or, la société n’a jamais eu besoin, jusqu’à ces dernières années, de plus de 20 à 30% de lecteurs véritablement efficaces et leur recrutement s’est opéré aisément parmi les enfants qui bénéficiaient des conditions socio-familiales favorables. Pour les autres, des techniques rudimentaires d’utilisation de l’écrit s’avéraient suffisantes, voire préférables. Aussi le système scolaire a-t-il été constitué aux fins de transmettre ce savoir minimum sanctionné, pour le plus grand nombre, par la lecture à haute voix d’un court texte. Et les méthodes choisies ont réussi cette alphabétisation. Elles n’ont cesse, depuis, de se perfectionner, la formation des maîtres s’est amplifiée, les équipements ont progressé, les effectifs se sont allégés. Jamais l’école n’a si bien fait ce pourquoi elle a été conçue. Toutes les évaluations effectuées sur les élèves de C.M.2. ou de 6e montrent qu’ils tirent le meilleur parti possible des comportements alphabétiques pour explorer l’écrit et l’école ne peut espérer aller plus loin dans cette voie.


Dans le même temps, on découvre que ces comportements largement suffisants pour entrer dans la vie active jusqu’aux années soixante-dix, se révèlent inefficaces lorsqu’il s’agit d’assurer la maîtrise de l’écrit que requiert la poursuite de l’enseignement secondaire. Voici l’école confrontée à un problème qui ne lui avait jamais été posé : non plus alphabétiser les enfants ne bénéficiant pas chez eux des conditions qui leur permettraient de devenir des lecteurs mais créer, pour tous, les conditions de la lecture. Passer d’un projet d’alphabétisation à un projet de lecturisation.


Il apparaît évident que ce problème nouveau ne trouvera pas de solutions dans un renforcement des techniques d’alphabétisation et qu’on se doit d’être clair si la période actuelle appelle des solutions ouvertes et multiples, on ne peut laisser coexister, sous couvert de pluralisme, les orientations nouvelles et le maintien de pratiques dont, précisément, on constate l’inadaptation. Une politique de lecture doit définir un cadre conceptuel rigoureux et se garder de toute tentation de concilier les inconciliables.


D’autant que, si le problème est nouveau, les cinquante dernières années ont vu, dans des conditions difficiles et de manière dispersée, germer l’essentiel des solutions. Il s’agit donc de les recenser, de faire comprendre leur cohérence et de favoriser leur convergence dans chaque lieu scolaire. Les Mouvements d’Éducation Nouvelle, en liaison avec l’Institut National de la Recherche Pédagogique (INRP) et les autres instances de recherche, ont été des éléments déterminants dans cette réflexion et si leurs propositions et leurs expériences n’ont pas été entendues, c’est que leurs objectifs ne correspondaient à aucune nécessité pour un système social que satisfaisaient les modalités présentes de répartition du savoir, Il en va autrement aujourd’hui et ce qui semblait activisme ou utopie relève maintenant du simple réalisme.


Au milieu de beaucoup d’autres points largement présents dans les écrits de référence de chaque mouvement, nous tenons à en rappeler deux qui sont au coeur des préoccupations actuelles, l’un qui concerne le su jet qui apprend, l’autre, ce qui est à apprendre.


1. LE SUJET QUI APPREND


C’est d’abord un être porteur d’une histoire individuelle et sociale qui doit s’investir afin que soient possibles les apprentissages et donc un être qui doit être reconnu sur le double terrain de son imaginaire et de ses savoirs multiples.


La lecture est une activité de communication qui ne peut s’apprendre que par la communication elle-même. C’est seulement en exerçant les pouvoirs qu’on les conquiert. Les techniques, pour essentielles qu’elles soient, ne sont jamais que les réponses qu’un individu invente pour régler les problèmes qui se posent à lui. Encore faut-il qu’il y ait problème, c’est-à-dire qu’il y ait nécessité immédiate d’une communication écrite, que l’élève vive des situations qui le font destinataire d’écrits afin de mener à bien ses projets, des situations qui lui confèrent, dans son présent et non pour le futur, un statut inconditionnel de lecteur ; en bref, qu’il soit intégré dans des réseaux internes et externes de communication, en particulier écrite.


L’environnement social : scolaire, familial, de loisirs tient une place importante selon qu’il se comporte avec l’enfant comme s’il était déjà lecteur, l’associant comme témoin et comme acteur à des entreprises où l’écrit joue naturellement son rôle ou selon qu’il le tient à l’écart le temps pour l’école de lui transmettre les mécanismes estimés nécessaires. D’où d’apparentes inégalités de rythme entre les enfants que l’école doit se garder de concrétiser dans des filières ou des redoublements. On ne peut répondre à ces différences qu’en intensifiant la qualité des réseaux de communication écrite dans lesquels ces enfants sont impliqués, donc en ne les séparant pas des autres.


Si les techniques de lecture se constituent à partir des réponses que l’individu développe pour venir à bout, en mobilisant toutes ses ressources, des obstacles qu’il rencontre réellement, il serait dangereux de croire que la part du maître se réduit à créer ces conditions favorables. L’apport de l’enseignant est essentiel dans le devenir de ces techniques, tant en sollicitant les prises de conscience à travers des moments d’analyse et de théorisation qu’en facilitant leur systématisation lorsqu’elles sont apparues. Le plus sûr moyen reste d’ailleurs de ne pas transiger sur la nécessité de tirer l’information dont on a besoin de l’écrit et dans des conditions qui sont réellement celles de la lecture. C’est seulement par rapport à cette exigence et à cette lucidité qu’il utilise les aides ; c’est par rapport à elles qu’il développe les ressources de sa créativité.


2. LES STRATÉGIES DE LECTURE


Tout le monde admet aujourd’hui que les écritures de type alphabétique autorisent deux modes d’utilisation, l’un qui, à travers la mise en oeuvre de la correspondance grapho-phonématique, permet de transformer toute chaîne écrite en chaîne orale à laquelle on peut ou non attribuer une signification, l’autre qui explore directement l’écrit comme un langage pour 1’œil, mettant en jeu, sans intermédiaire, des comportements idéovisuels pour accéder au sens. L’efficacité de ces deux modes n’est comparable ni pour la vitesse d’exploration ni pour la compréhension qui en résulte, l’un nécessitant des activités de traduction et soumission de l’écrit aux contraintes propres à l’oral, l’autre développant davantage des comportements de bilinguisme caractéristiques de l’autonomie deux systèmes.


Si tout le monde reconnaît aujourd’hui que seuls comportements idéovisuels permettent une utilisation soutenue et fructueuse d’écrits abondants et diversifiés et que, caractérisant la lecture, ils représentent l’objectif à atteindre par tous les enfants, désaccords apparaissent encore entre ceux qui nourrissent l’espoir (que démentent pourtant les résultats obtenus) que la lecture pourrait jaillir au-delà des comportements alphabétiques et ceux qui considèrent qu’il s’agit de comportements spécifiques dont les conditions d’acquisition doivent être impérativement présentes dès le début de l’apprentissage. Les Mouvements Pédagogiques, s’appuyant sur leur expérience, se situent résolument dans cette seconde perspective et soulignent l’incompatibilité, dès le début de l’apprentissage, des stratégies directes de sens qui supposent le développement d’hypothèses, les conduites d’anticipation, la familiarité visuelle des mots et des structures, le développement de réseaux d’indices pertinents pour l’oeil, avec l’imposition d’une approche alphabétique qui court-circuite ces aspects fondamentaux pour privilégier l’acquisition d’un mécanisme de transcodage.



II


L’ÉCOLE ET LES CONDITIONS DE LA LECTURE


L’école qui institue la vie coopérative et la prise en charge par l’enfant des services généraux au niveau de l’établissement l’implique très tôt dans des réseaux de communication. C’est parce que l’enfant est intégré dans un groupe qui vit qu’il ne peut faire l’économie de développer les moyens du recours à l’écrit pour tous les aspects où celui-ci se révèle nécessaire. Il en va, en effet, de la lecture comme du développement global de l’individu qui ne peut se réaliser qu’à travers l’implication dans la vie de groupes diversifiés. Ces services généraux portent sur l’organisation du temps et de l’espace, l’utilisation des ateliers et des coins spécialisés, la prise en charge des aspects matériels et des politiques d’achat, la gestion des activités communes, l’information et la communication entre les sous-groupes à l’intérieur de l’école, les projets d’action avec et sur le milieu environnant, le besoin d’être à l’écoute de ce milieu et de se faire entendre de lui par des journaux, radio, etc., la nécessité de rencontrer, dans la BCD, la diversité des écrits sociaux, etc.


Cette participation constante de tous à la vie du grand groupe permet de rencontrer l’écrit dans des groupes hétérogènes où des enfants d’âges, de savoirs, de préoccupations et de stratégies différents s’épaulent pour mener à bien leurs tâches communes. L’hétérogénéité est, en effet, pour la lecture comme pour tout apprentissage, la condition fondamentale.


L’implication directe de tous dans la vie de l’école conduit à spécifier des groupes plus restreints d’affinité et de projets qui sont des lieux de vie multiples et habituels pour chaque enfant. Ce n’est jamais un individu seul mais un individu dans un groupe qui apprend à lire et la qualité de son apprentissage est directement liée à la qualité des rencontres avec l’écrit que la vie du groupe permet.


Puisque l’enfant est témoin et utilisateur de l’écrit dans le groupe, il éprouve rapidement le besoin d’en produire lui-même pour des effets symétriques de ceux qui le conduisent à y avoir recours. La production de l’écrit -qui prend appui autant sur les nécessités de la vie sociale que sur les besoins d’expression personnelle -naît de son utilisation et se construit à partir d’elle, et les deux activités ne peuvent être séparées dans le temps. L’expression cherche toujours un partenaire et inscrit naturellement dans les mêmes réseaux de communication.


Les écrits que l’enfant rencontre doivent avoir toutes les caractéristiques d’un écrit destiné à un acteur et donc ne pas avoir subi d’altération dénaturant ce statut inconditionnel de lecteur, qui seul, permet à l’enfant de développer les techniques appropriées. S’ils revêtent, malgré tout, quelques spécificités, c’est pour tenir compte des préoccupations et des savoirs de l’enfant de cet âge, non pour présenter des formes simplifiées. L’enfant apprendra à lire s’il est aidé dans son utilisation d’écrits réels, non s’il est confronté à des écrits tenant compte de son état présent de non-savoir. La mise en oeuvre des aides autour de l’écrit - et non dans les écrits - constitue alors une condition essentielle que l‘école doit apporter.


La familiarité avec la multiplicité des écrits et leur utilisation est une réalité socio-culturelle qui précède et accompagne l’apprentissage de la lecture et qui est loin d’avoir la même prégnance pour tous les enfants. L’école a, ici, un rôle primordial à remplir pour assurer, de manière volontariste, cette fréquentation. C’est une des raisons d’être de la bibliothèque Centre Documentaire et parmi les plus importantes. La liaison doit être assurée en permanence entre tous les sujets de préoccupations, d’intérêts et d’actions et la diversité des écrits sociaux en rapport avec eux. Ces écrits seront systématiquement présentés, observés, animés et les techniques d’accès, d’utilisation, tout autant que les critères d’appréciation, seront systématiquement exercés. Ces activités sont déterminantes et il est hors de question qu’elles apparaissent comme un complément à l’apprentissage de la lecture. Elles en constituent la base même. On constatera alors qu’en fonction de ses propres caractéristiques, chaque enfant délimite un domaine familier qu’il réutilise souvent avec des intentions différentes. Cette activité de relecture et de manipulation approfondie de quelques écrits importants apparaît, elle aussi, comme une condition essentielle du développement des stratégies complexes.


Il est évident que ce sont les écrits du quotidien, eux qui sont en rapport direct avec les préoccupations de vie et les projets d’action qui vont constituer la base la plus importante des rencontres permettant l’apprentissage de la lecture. Ne serait-ce qu’en raison du fort effet de contexte qui facilite les hypothèses et permet d’attribuer du sens à l’écrit à partir de ce qu’on en attend. En ce sens, apprendre à lire, c’est réduire l’inconnu qui est dans l’écrit à partir du connu qui est dans la vie. D’où l’importance de ces écrits qu’on appelle à tort utilitaires et qu’il serait plus juste d’appeler utiles dans la mesure où ils sont marqués par la nécessité qu’on en a. Il est curieux que cette utilité fasse problème pour certains éducateurs alors qu’elle leur semble évidente dans l’apprentissage, par le très jeune enfant, de la communication orale. Dans cet « utile », les aspects affectifs tiennent une place déterminante et colorent toutes les rencontres avec l’écrit, qu’il s’agisse de l’écrit interne du groupe, du guide de fabrication de l’objet à offrir, de la réponse d’un correspondant ou de textes de fiction.


Parmi toutes ces rencontres, celles que permet l’imaginaire tiennent une place privilégiée, mais, sans doute en partant des émotions et des rêves des enfants et en cherchant avec eux comment l’écrit y fait écho, les transpose et joue sur des variations. Le champ remarquable de la production littéraire pour enfants doit alors être en permanence accessible et exploré.



III

LES STRATÉGIES DE LECTURE ET LES APPORTS TECHNIQUES



Cependant, on n’apprend pas à lire par imprégnation mais par un travail personnel ininterrompu d’organisation et de dépassement des stratégies provisoirement efficaces. Ce travail dont aucun individu ne saurait faire l’économie ne peut être enseigné de l’extérieur à quelqu’un, encore moins s’il n’en a pas immédiatement l’usage ; mais il doit être soutenu de l’extérieur par des aides qui en optimisent le développement. C’est l’ensemble de ces aides qui constitue l’enseignement de la lecture et qui caractérise, parmi les innombrables lieux où l’enfant devient lecteur, ce lieu particulier et irremplaçable qu’est l’école.


On ne transmet donc pas des techniques préalables mais on aide le développement de celles que l’enfant invente pour régler, dans l’écrit, les problèmes qui le concernent. Il s’agit moins d’opérer une sélection parmi ces techniques que d’en assurer la meilleure maîtrise présente. En effet, on ne progresse qu’en dépassant ce qu’on sait faire et on ne dépasse jamais ce qu’on fait mal. Aussi faut-il permettre à l’enfant, à chaque étape de son histoire, de dominer les stratégies qu’il met en oeuvre et non de le tirer vers les stratégies finales qu’on voudrait le voir posséder.


Autrement dit, la systématisation utile, c’est l’approfondissement des stratégies de l’enfant, non l’inculcation de stratégies adultes. C’est en cela que l’enseignement accompagne l’apprentissage et ne le précède pas, même s’il apparaît comme un facteur déterminant de son évolution. Rappelons que cet enseignement n’a d’effet que si l’enfant vit des rencontres fonctionnelles qui l’obligent, dans les conditions réelles de la lecture, à mettre en oeuvre ses stratégies d’utilisation de l’écrit.


Ces stratégies visent à réduire l’inconnu de l’écrit et procèdent, on le sait, par anticipation, prises d’indices et vérifications d’hypothèses. La première de toutes les aides, c’est d’expliciter en permanence ces stratégies : permettre à l’enfant de parler de la manière dont il s’y prend, et ne pas le laisser les vivre en cachette dans l’incertitude. Ces moments d’activités réflexives et de théorisation, où se confrontent les stratégies utilisées en même temps que les difficultés, représentent l’élément premier de toute démarche d’enseignement.


Mais trois autres aspects doivent être prioritaires dans la vigilance de l’enseignant.


- Questionner l’écrit, comme questionner son voisin, c’est attendre une réponse et prévoir ce qu ‘elle peut être. C’est donc avoir une idée précise de ce qu’on recherche et qu’on ne connaît pas, un peu comme lorsqu’on tente de se rappeler un nom oublié. Là aussi, l’explicitation préalable du questionnement est primordiale pour prendre conscience des stratégies liées à l’anticipation.


- La lecture est une négociation entre ce qu’on sait (dans sa tête) et ce qu’on ne sait pas (dans l’écrit). Moins on a de familiarité avec un écrit, qu’elles qu’en soient les raisons, plus il est nécessaire de mobiliser de savoirs extérieurs à lui. La possibilité de constituer ce capital questionneur, d’autant plus important qu’on est un lecteur inexpérimenté, dépend autant de la qualité des expériences de vie en général que du lien qui rattache l’écrit à l’ensemble de la situation où son utilisation est nécessaire. Pour être explorable, un écrit suppose donc, chez le lecteur, des savoirs importants extérieurs à l’écrit lui-même, et c’est à l’enseignant de veiller à leur réunion et à leur motivation.


- Deux activités vont permettre à l’enfant d’acquérir rapidement une grande autonomie dans l’écrit. La première, c’est d’apprendre à bien utiliser les aides extérieures aux écrits, telles que lexiques, dictionnaires, phrases de références, classements, et les aides intérieures aux textes, telles que mise en page, typographie, relation image/texte, etc. La deuxième, c’est d’avoir constamment recours à cet écrit connu pour y puiser les éléments nécessaires à la production de nouveaux écrits. Cette exploration, au cours de laquelle l’écrit n’est plus utilisé pour les raisons qui l’ont fait rencontrer, crée les conditions du “regard” sur la langue écrite, de l’indispensable démarche méta-lexique.


Il semble que tout se résume à assurer en profondeur la maîtrise de l’utilisation des écrits que la vie du groupe rend nécessaires. Cette maîtrise aboutit rapidement, à travers la manipulation de textes nombreux et diversifiés, à la connaissance d’un vocabulaire de 500 à 600 mots et à la pratique des structures syntaxiques de l’écrit. Cette maîtrise est caractérisée, non par l’accumulation des éléments mémorisés, mais par leur organisation et leur mise en système, lesquelles ne peuvent naître que d’une réflexion sur leurs stratégies effectives d’utilisation. C’est un système lui-même qui, en se confrontant avec des écrits différents, est sommé de se réorganiser en permanence pour intégrer les réalités nouvelles.


C’est au niveau de la maîtrise de ces écrits de référence qu’intervient de manière décisive l’ensemble des activités dites de systématisation.


La systématisation couvrira, en particulier, les objectifs suivants :


* assurer la familiarité avec le vocabulaire écrit pour en avoir une reconnaissance instantanée dans des graphies différentes,

* fouiller rapidement les textes pour en extraire un élément ou une information,

* exercer les conduites d’anticipation dans la phrase pour prévoir, en mobilisant tout ce qu’on sait déjà, ce qui peut être attendu,

* travailler sur l’utilisation des mots outils qui organisent la syntaxe de la phrase et des textes,

* donner l’habitude d’une vision des textes par empans larges lus rapidement et en une seule fois,

* tirer parti des marques spécifiques de l’écrit en faisant ressortir les systèmes qu’elles constituent au niveau des accords, de la comparaison, de la dérivation d’un mot racine,

* desserrer la relation entre les mots et les textes qui les ont fait rencontrer afin de favoriser leur réutilisation dans l’exploration de nouveaux écrits.

* offrir la possibilité de rédiger beaucoup, et plus vite sans être limité par des possibilités graphiques.


En bref, il s’agit bien d’assurer la maîtrise complète et évolutive de l’écrit de référence pour la réinvestir dans l’exploration d’écrits nouveaux. Cette systématisation doit être intense mais brève. Les techniques auxquelles elle fait appel ne sont pas nouvelles ; elles ont largement inspiré les matériels des Mouvements Pédagogiques, sous forme de fichiers ou de logiciels. Cette systématisation est inséparable d’une activité de théorisation collective.


On constate que ces aides ne visent pas à régler une question à laquelle se réduit d’ordinaire l’enseignement de la lecture : comment faire devant un mot qu’on n’a jamais vu ? Cette question est aussi fausse que celle qui consiste à se demander comment on fait pour comprendre un mot qu’on n’a jamais entendu. Car lire, ce n’est pas comprendre et encore moins nommer un mot puis un autre, c’est directement trouver dans l’écrit les réponses aux questions qu’on se pose pour s’informer ou se distraire. C’est cette intention qui se trouve ou non satisfaite. De ce fait, lorsqu’on rencontre un mot qu’on n’a jamais vu, le moyen le meilleur est de ne pas s’y arrêter, de chercher le sens global du texte qui, en retour, éclairera ce mot inconnu. Il est exceptionnel qu’un seul mot fasse obstacle dans un texte à l’intention de lecture. Si tel était le cas, comme on le ferait à l’oral, l’information peut être demandée à un tiers. Si besoin est, on revient sur ce mot, armé de l’intuition du contexte ; les hypothèses qu’on fait alors à son sujet s’éprouveront en observant ses caractéristiques écrites. Ainsi voit-on fréquemment des enfants “prouver”, par exemple, qu’il s’agit bien de “chameau” puisqu’on voit “cha” au début du mot. Mais cet appel aux correspondances grapho-phonématiques vient comme justification de la lecture et il importe de montrer que ce n’est jamais par de tels procédés qu’on attribue une signification à un texte. Aussi la connaissance de la combinatoire apparaît-elle comme une conséquence de la pratique de l’écrit et non comme une cause, et il est même à craindre que sa présentation comme un préalable ne détourne durablement les enfants du développement des stratégies réelles de lecture.



IV

LES ÉTAPES


Les conditions souhaitables pour l’apprentissage, la nécessité de l’hétérogénéité, la prise en compte de la variation des rythmes même chez un enfant conduisent à substituer à l’organisation traditionnelle de la scolarité en années centrées sur la trilogie : un maître, une classe, un programme, une organisation plus souple en cycles de trois ans : 2 à 5 ans, 5 à 8 ans, 8 à 11 ans.


Dans la présentation des conditions et des techniques que nous venons de faire, l’accent a été mis sur le cycle 5-8 ans parce qu’il pose actuellement les problèmes les plus sensibles.


Pour le cycle 2-5 ans, on retrouve les mêmes conditions : présence et utilisation d’écrits réels dans les projets, réseaux de communication, de production, présence des aides autour de l’écrit, exploration de l’écrit, dans la BCD, etc. Même si les activités systématiques n’ont pas la même importance, les temps de théorisation apparaissent très tôt nécessaires.


Pour les 8-11 ans, on retrouve encore les mêmes conditions. Mais le temps qui n’est plus utilisé pour la familiarisation avec l’écrit et l’évolution rapide des stratégies va être investi dans l’approfondissement des activités de réflexion sur la langue écrite et ses rapports avec la langue orale, en insistant sur les aspects spécifiques de chacune des situations de communication.


Parallèlement, on continuera à perfectionner les stratégies de lecture dans deux directions :

- les aspects techniques de l’acte de lire,

- l’adaptation des stratégies à des écrits spécifiques : documentaires, fiction, presse, etc.


Dans le même temps, on étendra la connaissance et l’utilisation des moyens d’accès à l’écrit : fréquentation des équipements collectifs, recherches bibliographiques, catalogues, critiques de livre, clubs de lecture, etc.

Enfin, on accentuera les possibilités de décentration vis-à-vis de l’écrit en comparant l’intérêt des différents livres, d’abord par rapport à son propre besoin puis par rapport aux différentes fonctions sociales qui lui sont assignées.


Il est évident que l’apprentissage de la lecture n’est pas achevé à 11 ans. Nous nous en tiendrons néanmoins à ce terme en précisant que le collège se doit de poursuivre l’effort pour la maîtrise de comportements autonomes et ceci dans trois directions:

à partir de la 6e, la lecture devient véritablement un outil de travail et le moyen privilégié de l’autodidactie,

les investissements techniques doivent être poursuivis en même temps que la découverte des écrits sociaux en rapport avec les champs d’étude, d’intérêt et de loisir,

on entreprendra une étude fine du fonctionnement des textes afin d’atteindre le stade ultime : la lecture entre les lignes...


V

LES AUTRES TEMPS DE VIE


L’école, même s’il est important de marquer sa spécificité, n’a pas le monopole des rencontres avec l’écrit. L’aurait-elle que sa fonction unique n’en resterait pas moins de promouvoir l’usage social de la lecture et non un usage scolaire.


Cet usage social, l’enfant l’exerce déjà dans tous ses temps de vie, dans sa famille, dans sa commune, dans ses activités de loisirs. Il importe que les éducateurs intervenant dans ces différents lieux ne subordonnent pas leur attitude à ce que l’enfant apprend à l’école. Autrement dit, ils n’ont pas à se comporter avec lui comme s’il ne savait pas lire et doivent veiller à lui conférer de manière naturelle et évidente ce statut inconditionnel de lecteur qui caractérise un acteur social, au sein de la famille, comme habitant d’un quartier, comme participant aux activités et à la gestion des divers lieux d’éducation, de loisirs, de culture, comme utilisateur des différents médias, etc. C’est seulement ainsi qu’ils ouvriront ce champ social de l’écrit à l’intérieur duquel l’enfant pourra, en réponse, développer les savoirs nécessaires.


De la même manière, ils n’ont pas à scolariser ou à ‘pédagogiser” les rencontres avec l’écrit mais seulement à réussir l’intégration immédiate et fonctionnelle de l’enfant dans un monde où l’écrit est une réalité incontournable.

Cette politique passe certainement aujourd’hui par un important travail d’information des parents, d’échange et de réflexion commune, en particulier avec les familles que leur situation sociale exclut des réseaux de communication écrite. Elle passe également par un travail direct de perfectionnement de la lecture des adultes au sein des mouvements d’éducation populaire et au sein de la formation permanente. Elle suppose une ouverture différente des équipements collectifs et des politiques culturelles locales en direction des non-lecteurs. Elle rend nécessaire un accroissement de la formation des coéducateurs pour favoriser cette intégration naturelle de l’écrit dans les actions qu’ils conduisent avec les enfants. Elle implique une participation réelle des différents médias afin de prendre en compte l’enfant comme destinataire d’écrit. Elle conduit, enfin, à une évolution importante de l’édition et de la diffusion des écrits pour la jeunesse.



VI

TROIS QUESTIONS


Nous évoquerons ici très brièvement quelques considérations relatives à trois aspects fréquemment liés à la réflexion sur la lecture.


ET L’ORTHOGRAPHE ?


Les difficultés actuelles en orthographe ont strictement la même origine que les difficultés en lecture. Elles proviennent du même choix initial : l’écrit correspondrait à l’oral à travers le système de graphie des sons.


Or, précisément, quand les mots s’écrivent comme ils se prononcent, la notion-même d’orthographe fait place à celle de codage, comme on le voit par exemple avec l’écriture phonétique. L’orthographe n’est pas une transcription de formes orales mais la reproduction de formes visuelles. Il s’agit d’écrire les mots et leur enchaînement comme on a l’habitude et le besoin de les voir. On ne peut donc “orthographier” que ce qu’on connaît et il n’existe aucune invention ou aucune prédiction à partir du système grapho-phonématique. Tout au plus des justifications à posteriori.


Ainsi le problème de l’orthographe se pose différemment selon qu’on considère l’écrit comme un langage pour l’oeil ou comme un langage pour l’oreille. C’est seulement dans ses rapports avec la lecture que s’impose la nécessité de produire des formes visuelles familières donc que l’orthographe apparaît comme la condition d’une communication efficace. C’est en tant que production visuelle qu’elle peut être, très tôt, abordée et que des organisations, aussi bien dans le domaine du vocabulaire que dans celui de la grammaire, vont se mettre en place.



ET LA LECTURE À VOIX HAUTE ?


La lecture à voix haute est une activité qui correspond à des situations de communication très précises. Elle est une interprétation de la compréhension d’un texte à travers la lecture qu’on en a faite. Elle se situe donc au-delà de la lecture, prenant appui sur elle. Aussi ne peut-elle être abordée préalablement à la maîtrise de la lecture elle-même.


En revanche, on lui donnera l’importance qu’elle mérite dans les situations de communication, et on lui consacrera des temps d’entraînement ou de répétition proches de ce qui se pratique pour l’activité théâtrale.


ET L’ÉVALUATION ?


L’évaluation est souvent un problème mal posé dans la mesure où elle est davantage en rapport avec l’angoisse des enseignants qu’avec la réalité de l’apprentissage. Aussi lui voit-on communément prendre la forme d’une mesure des mécanismes alphabétiques au détriment d’une information sur les pratiques effectives de lecture de l’enfant.


Sans entrer dans le détail, rappelons l’importance d’une évaluation formative portant réellement sur le savoir lire, donc, explorant simultanément au moins trois dimensions :

- le niveau des techniques mises en oeuvre, indirectement mesuré par les paramètres de vitesse et de compréhension sur un texte de lisibilité connue,

- les stratégies utilisées pour se repérer dans des écrits complexes (livres documentaires, journaux, etc.),

- le champ des écrits sociaux connus et effectivement pratiqués.



VII 

FORMATION


Les quelques propositions qui suivent s’ajoutent aux mesures générales relatives au développement des qualités et savoirs pédagogiques que nécessite la mise en oeuvre de cette plate-forme.


Pour ce qui concerne la lecture, l’accent devra être mis


au niveau individuel :

- sur la connaissance et l’utilisation des ressources et des équipements collectifs de l’environnement

- sur la connaissance de la production du livre et de la presse pour enfant,

- sur le perfectionnement des techniques et des stratégies de lecture de l’enseignant lui-même.


au niveau collectif :

- sur l’aptitude à travailler en équipe afin que chacun se sente responsable, en tant que membre du groupe, de la totalité des élèves de l’école,


- en d’autres termes, il s’agit de définir, au niveau de l’établissement, une politique cohérente et réaliste de lecture sur la durée de la scolarité d’un enfant entre 2 et 12 ans, avec les liaisons nécessaires entre les autres cycles et avec les autres lieux de vie, l’objectif étant de lutter contre le découpage en années ou la juxtaposition de pratiques divergentes et de promouvoir des moyens communs, tels que la BCD.


C’est grâce à une formation articulant en permanence pratique et théorie, terrain et centre de formation, que les enseignants parviendront à mettre en oeuvre efficacement cette stratégie de lecture.


Cette formation ne peut se concevoir séparément de celle des autres éducateurs.




Il est facile de constater que l’ensemble des propositions contenues dans cette plate-forme sont dans le droit fil des orientations communes des Mouvements Pédagogiques signataires.


En ce sens, il serait illusoire de croire qu’une politique nouvelle de lecture peut naître indépendamment d’une politique nouvelle de l’École et d’une réflexion générale sur l’Education.


Il serait encore plus vain d’imaginer que l’Éducation Nouvelle ne part pas d’une prise de position claire et d’un engagement sur la nécessité de transformer les rapports sociaux. Pour de multiples raisons que nous ne reprendrons pas, la lecture apparaît alors comme un enjeu décisif de cette transformation. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que la non-lecture et l’exclusion de l’écrit sont moins le signe d’une inaptitude technique que la marque d’une exclusion sociale, le fait d’une non-implication dans le partagé des responsabilités et du pouvoir, la conséquence d’une société inégalitaire et ségrégative.


Cette plate-forme constitue l’intersection actuelle de la réflexion et des pratiques des Mouvements Pédagogiques qui développent, sans jamais s’opposer, leur spécificité sur cette base qu’ils estiment irréductible. Aussi leur semblerait-il inconcevable qu’une politique de lecture pour aujourd’hui ne s’appuie pas sur l’ensemble de leur expérience et de leur acquis.

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