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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°16  décembre 1986

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LES ENFANTS SOURDS


Dans le dossier « Lecture et Handicap » de notre précédent numéro, Roland GOIGOUX, enseignant spécialisé à l'Institut départemental de Jeunes Sourds de Clermont-Ferrand, en faisant l'historique de l'enseignement de la lecture aux sourds, exposait... l'inexplicable recours au système de correspondance entre l'oral et l'écrit avec des gens n'entendant pas l'oral! Alphabétisation pour tous... quand tu nous tiens!

S’il y a bien un public pour qui la nécessité d'apprendre à lire le français sans le parler s'impose, c'est bien celui des sourds pour qui la “fonctionnalité” de l'écrit est évidente. Roland GOIGOUX, à la lumière d'une analyse de l'oral et de l'écrit, mais aussi de son expérience pédagogique, plaide pour l'abandon des techniques d'alphabétisation et pour un apprentissage de la lecture basé sur la “complémentarité d'usage” de la langue des signes et de l'écrit.

Au cours de l'enquête sur l'enseignement de la lecture aux déficients auditifs, F. DELHOM pose une ques­tion cruciale: « L'acquisition de la lecture nécessite-t­-elle une conséquence linguistique minimale? » Et, de manière très surprenante, de nombreux ensei­gnants interrogés répondent que « l'apprentissage ne dépend pas d'un bagage minimum ».

En poussant un peu plus loin l'interrogation, la réponse des enseignants s'éclaire. Les maîtres, en effet, savent bien qu'une grande partie des enfants sourds des écoles spéciali­sées ont une compétence orale très faible : exiger une com­pétence minimum en préalable à l'enseignement de la lecture reviendrait à repousser - souvent indéfiniment - le début de cet enseignement.

On peut donc noter ici une première ambiguïté, très caracté­ristique de cet enseignement spécialisé: celui-ci repose sur la correspondance entre chaîne écrite et chaîne orale, mais les maîtres refusent d'en tirer la conclusion logique qui reviendrait à exiger une connaissance minimale de l'oral, afin que les cor­respondances écrit-oral puissent aider les enfants à lire! C'est ainsi qu'on monte un déchiffrage besogneux sur un oral lacu­naire.

Deuxième ambiguïté : face aux lacunes de cet oral, l'écrit se trouve paradoxalement investi de la mission d'améliorer en retour la maîtrise de l'oral... qui est pourtant définie comme première!

Derrière cette construction permanente d'un code à partir de l'autre apparaît l'idée fondamentale que l'écrit est le calque parfait de l'oral, illustré dans la pratique pédagogique de la correspondance écriture-phonétique.

/ z ariv tud syt / j'arrive tout de suite

L'oral et l'écrit sont considérés comme deux signifiants, deux formes distinctes d'un même sens, d'un même signifié.

Pourtant, à mon sens, tout engagement dans une nouvelle pédagogie de la lecture nécessite des ruptures avec ces conceptions au moins sur trois points :

  • La compétence linguistique d'un enfant ne se réduit pas à sa compétence à l'oral. C'est même l'absence de distinction entre compétence orale et compétence linguistique qui enferme le sourd dans le « statut d'handicapé linguistique ». La connaissance de la langue des signes peut être la base linguistique de l'apprentissage du français écrit.

  • Il n’y a pas d’homothétie entre écrit et oral : les deux codes ont des fonctions et des fonctionnements propres.


  • Des connaissances sont indispensables pour la pratique de la lecture. Connaissances de la langue, des textes et cL monde (au sens psycho-social), ne peuvent se développer qu'à l'aide d'un outil linguistique.

COMPÉTENCE ORALE. COMPÉTENCE LINGUISTIQUE

C. CUXAC, linguiste et professeur à l'Institut des jeunes sourds de Paris, a détaillé cette opposition lors du colloque Surdité et Lecture de 1980.


Dans le cadre de ce trop court article, je me bornerai à insister sur deux aspects de son intervention (10 - 1981) :

« La lecture comme plaisir signifié : pour que lire puisse être un plaisir signifié, il faut que des activités similaires de plaisir aient été développées oralement auparavant : l'enfant sourd confronté à l'écrit n'a pas appris à symboliser ses fantasmes- ils vont vécus et intériorisés, non symbolisés - n'ayant pas bénéficié d'informations orales comme l'enfant entendant. Les productions sont tout, sauf un véhicule de l'imaginaire, il n’a jamais été confronté à des situations, même minimales où sa mère, son père lui racontent des petites histoires inventées, lui lisent ou disent des contes, il ignore l'humour, les jeux de

mots, le langage oral n'a pas pour lui de fonction ludique. Il ne sait pas ce que c'est que mentir ou émettre des invraissemblances, du moins dès son très jeune âge. Toute cette prépa­ration à l'écrit, au plaisir de l'écrit, véhicule de l'imaginaire, l'enfant sourd n'en a pas bénéficié. »

Un apprentissage précoce de la langue des signes pourrait permettre d'inscrire la découverte de l'écrit au sein d'une histoire linguistique de l'enfant l'ayant éveillé au plaisir de la lan­gue. Au contraire, la douloureuse démutisation vécue par le jeune enfant ne l'encourage guère à prendre le «risque » d'un écrit semblable à l'oral.

«À partir de quoi l'enfant aura-t-il l'assurance et la fierté de pouvoir matérialiser sa parole - ou sa pensée - par l'écrit, si sa parole, comme il le sait, comme il le vit, est défaillante. C'est cela même qui est à rééduquer. » Comment l'enfant ferait-il la différence entre ce qui se rééduque - l'oral - et ce qui serait censé l'épanouir - l'écrit - si ces activités sont constamment liées, liées à tel point que les adultes sourds imaginent mal la différence qu'il peut y avoir entre le français oral et le français écrit, à tel point qu'ils ignorent que nous, entendants, nous avons oralement le droit à l'erreur, que souvent nos propos peuvent être confus, incohérents, pleins de retours en arrière, scandés d'interjections et de doutes.

Pour C. CUXAC, seul le bilinguisme a permis par le passé, la formation de véritables lecteurs sourds et, de même, des écrivains et des poètes sourds (jusqu'au XIXe siècle). Son opti­misme pour le futur s'appuie sur l'exigence d'un bilinguisme retrouvé.

QUELQUES DIFFÉRENCES ENTRE CODE ÉCRIT ET CODE ORAL

Une des caractéristiques premières de l'écrit est sans doute sa fonction de distanciation : distance spatiale et temporelle entre «écriteur» et lecteur au contraire de la proximité - même si elle peut être médiatisée - des interlocuteurs.

Cette distanciation implique aussi un aspect de théorisation : l'écrit comme outil privilégié pour commenter, argumenter, raisonner, mais aussi exprimer des sentiments, des sensations...

Lorsqu'on observe le matériau écrit, utilisé dans nos classes spécialisées, on constate au contraire une prolifération de textes où l'écrit joue essentiellement un rôle de marquage, d'étiquetage du monde : multiplication de phrases courtes à a syntaxe élémentaire, juxtaposition de propositions indépen­dantes, absence de mots-outils servant à articuler les termes d'un raisonnement ou d'une explication, association perma­nente de l'écrit aux images dans un rapport de dénomination plutôt que de commentaire...

Le plus souvent, l'écrit est utilisé comme moyen de conservation de la parole orale dont la permanence sert l'étude approfondie des correspondances graphies-phonies.

Comment peut s'effectuer alors la prise de conscience des fonctions de l'écrit en classe :

  • mémoire du groupe (activités de la classe, projets...);

  • source d'information (à tout moment, sur toutes sortes de sujets. .);

  • communication à distance (à l'intérieur de l'école, à l'extérieur avec les familles...);

  • source de plaisir (utilisé parfois sans préoccupation immé­diate de qualité, de rentabilité, de contrôle...);

  • accès au monde adulte (pour une autonomie nouvelle...);

  • accès à un pouvoir nouveau (dans ses projets, dans la classe coopérative... le pouvoir de choisir)?

À ces usages différents, à ces fonctions propres correspon­dent, sur un plan linguistique, des différences essentielles de fonctionnement des deux codes.

Pour vous en convaincre, prenez le temps d'enregistrer au magnétophone une conversation entre amis ou avec des enfants (avec des enfants sourds, si vous travaillez en milieu spécialisé!) et transcrivez-la sur papier. La relecture sera édifiante! Comparez avec un véritable texte écrit :

  • L'importance de la situation

La présence matérielle et physique du contexte d'énonciation, la gestualité souvent redondante des interlocuteurs condui­sent souvent à des formulations totalement incompréhensi­bles lorsqu'elles sont dissociées de ce contexte matériel et cette gestualité.

L'oral met en jeu des processus de coopération entre interlocuteurs qui rendent, par exemple, l'ironie et l'humour bien plus faciles à manier qu'à l'écrit.

L'absence de feed-back lors de la production écrite oblige l'écrivain à une organisation de son texte et de sa pensée fort différente de celle de l'orateur aux incessants réajustements. (Et croyez que je suis sensible à cet aspect au moment précis où je rédige ces lignes!)

  • Le facteur temps

A l'oral, la simultanéité entre ce qu'on veut dire et ce qu'on dit réellement rend la production orale plus libre par rapport à la norme et conduit l'écrivain à plus d'exigences tout en lui accordant des possibilités d'autocorrection plus développées.

  • La grammaire

Là encore de nombreuses différences sont sensibles, l'écrit étant riche de formulations toutes faites (je, soussigné... veuillez agréer...) et de prescriptions propres (fermeture pour cause de décès...). L'utilisation des temps et des modes de verbes est également toute autre, l'écrit faisant un usage du passé simple, du plus-que-parfait et du subjonctif que l'oral méconnaît. Et il faudrait parler aussi des archaïsmes, de l'utili­sation du style indirect (« ... », dit-il), etc..

Ce ne sont là que quelques exemples qui mériteraient un développement linguistique plus complexe. La conclusion ne s'en impose pas moins avec force : à moins de vouloir demeurer incompris, « on ne parle pas comme un livre»!

DÉFINIR DES CONNAISSANCES NÉCESSAIRES À LA LECTURE?

Nos références constantes à la psycholinguistique nous offrent sur cette question encore des pistes intéressantes.

Nous l'avons dit et redit dans ces colonnes, lire n'est pas seu­lement décoder, c'est calculer ce qui est dit et anticiper sur ce qui va être dit. Pour l'enfant sourd, il en va bien évidemment de même : il lira à partir de ce qu'il sait et sa possibilité réelle de produire une hypothèse sur le sens global du texte (ou sur un sens local de ce même texte) nécessitera de sa part une connaissance de la cohérence interne du texte (notamment sur les plans syntaxiques, sémantiques et pragmatiques) et de sa cohérence externe (c'est-à-dire ce qui relève de la connaissance préalable du « sujet »).

Dans un exercice de closure, par exemple :

   je  ..........  à la ludothèque

un enfant de CP peut rejeter la proposition « joues » en expli­quant que "c'est impossible" [cohérence interne, ici dans son aspect grammatical] et rejeter la proposition « danse » en argu­mentant : "c'est interdit!" [cohérence externe, ici la connais­sance sociale de ce lieu où l'on ne doit pas gêner son voisin].

Combien d'enfants sourds du même âge seraient capables de la même performance socio-linguistique?


1. La pédagogie mise en oeuvre auprès des jeunes sourds commet sans doute trop souvent l'erreur de centrer presque exclusivement ses activités autour de la connaissance de la langue et, en son sein, de privilégier la syntaxe...

Pourtant de récents travaux linguistiques (11 - 1981) tendent à montrer la prédominance de l'organisation sémantique sur l'organisation syntaxique. S'appuyant sur ces travaux, F. DELHOM (12 - 1984) propose de redonner à l'enseignement du vocabulaire une place souvent sacrifiée.

« ll faut donc bien spécifier ce que l'on recherche en priorité; si l'on vise d'emblée une langue constituée, respectueuse des schémas d'organisation habituels et de l'intégrité des unités mathématiques, alors bien sûr le respect rigoureux de la syn­taxe et de tous ses arbitraires s'impose. Mais nous savons que ce n'est pas ainsi que s'opère l'acquisition du langage et, sans prétendre en retrouver les étapes génétiques dans notre enseignement, nous devons nous habituer à concevoir cette construction de la syntaxe comme un processus lent d'ajuste­ments successifs, en un mot, nous osons dire accepter un certain flou chaque fois que la nécessité de la compréhension n'est pas mise en jeu. Mais si justement l'objectif premier est d'abord de communiquer, c'est-à-dire de faire circuler le sens, d'échanger, afin que le locuteur puisse, à la mesure de ses moyens, s'exprimer et dire le monde, alors ici encore le lexique devient l'élément prépondérant. »

« Nous le répétons, discours, arguments, raisonnement s'appuient d'abord sur des termes qui sont souvent inducteurs des constructions : conjonctions et locutions dont le contenu sémantique est si important, mais aussi et surtout tous ces verbes qui réalisent la valeur morale de l'énoncé : croire, pen­ser. vouloir, savoir, affirmer, douter, s'imaginer, etc.. L'hy­pothèse sera donc qu'il faut partir des unités porteuses de sens pour voir dans quels contextes elles peuvent entrer; autrement dit, la démarche sera des mots (des signifiés) aux structures (à la signification) et à la valeur pragmatique des énoncés (au sens). »


2. La connaissance des textes est également un aspect très négligé dans cet enseignement de l'écrit. Combien d'en­seignants par exemple ont mené un travail précis sur les super-structures textuelles, combien d'enfants sourds font clairement la différence entre les modes de construction d'un récit, d'une argumentation ou d'un conte?


La connaissance du monde qu'ont les jeunes sourds est, enfin, le point le plus alarmant de la pédagogie spéciali­sée. Lire, c'est attribuer une signification à un texte en partant des questions qu'on se pose à son sujet. Mais quelles sont les questions que se posent de jeunes sourds qui passent leur temps à l'école à suivre un enseignement de langue, de parole et de lecture? Quelles sont les activités de ces enfants? Com­ment est éveillée et alimentée leur curiosité?

En termes plus pédagogiques, on pourrait s'interroger sur la place réellement consacrée à l'histoire, à la géographie, aux travaux manuels, au dessin... Partout on s'acharne à « monter du langage» sans trop se préoccuper de savoir sur quoi et pour quoi on le monte!

Comment les jeunes peuvent-ils apprendre s'ils n'éprouvent pas le « mieux vivre » que peuvent leur apporter les différents savoirs : savoir-lire, savoir-écrire ?...

LIRE : POUR QUOI FAIRE ?

On peut se demander si le jeune sourd n'est pas parfois vic­time de l'acharnement thérapeutique des enseignants, éduca­teurs et rééducateurs !

Dans cet internat qui le « prend largement en charge », dans cette classe qui ne lui apprend guère à connaître le monde (« on n'a pas le temps, il faut apprendre à lire »), dans cette famille où l'on ne sait pas lui raconter d'histoires et où l'on hésite à recourir à l'écrit pour lui expliquer ce que la parole est impuissante à faire comprendre, où l'enfant découvrira-t-il le besoin de lire? Comment saura-t-il le pouvoir qu'il pourrait acquérir s'il lisait?

Lorsqu'il l'entreverra, ne sera-t-il pas trop tard? C'est aussi parce que son entourage ne lui reconnaît pas une compé­tence présente à le faire que le jeune sourd échoue dans l'ap­prentissage de la lecture. Est-ce parce qu'il ne souhaite pas suffisamment son émancipation ? Seule son intégration a droit de cité dans les discours : quelle valeur sociale est sous-tendue par ce mot ?

Au-delà des questions techniques, c'est encore une fois le statut de l'enfant qu'il convient d'interroger et son statut de lecteur en particulier.

Dans quelles situations, l'enfant sourd a-t-il un besoin immé­diat d'une communication écrite ? Vit-il des situations qui le font destinataire d'écrits afin de mener à bien ses projets ? A-t-il seulement des projets ou lui permet-on d'en avoir ?

Ce qui est paradoxal, c'est qu'avec les enfants sourds, les occasions d'utilisation fonctionnelle de l'écrit dans des situations directes sont extrêmement nombreuses. Et trop souvent, on se prive du recours à l'écrit pour mieux leur apprendre à parler afin, ensuite, de leur apprendre à lire !

En classe, par exemple, on pourrait éviter de faire systématiquement l'économie de l'écrit, de le contourner : commenter les consignes ou les énoncés didactiques avant que les enfants ne les aient lus, traduire un document plutôt que d'ap­porter des informations sur son contexte, « faire » à la place des enfants...

Là encore, on touche à un paradoxe : chaque maître recherche des situations fonctionnelles de lecture et il ignore les écrits didactiques (appréciations, problèmes, questions, consignes...) qui sont pourtant en milieu scolaire les premiers écrits fonctionnels! Combien de fois pourtant aurait-il intérêt à écrire aux enfants une nouvelle qui les concerne ou une infor­mation indispensable plutôt que de la répéter dans un oral inaccessible ou à l'aide d'une langue des signes qu'il ne maîtrise pas?

POUR UNE PÉDAGOGIE SPÉCIALE

Parler du « rôle propre » de l'écrit et de ses « fonctions » dans le cadre de cet article est une opération périlleuse : schématisation outrancière, réduction, oublis...

Les fonctions sociales de l'écrit sont bien plus vastes, mais surtout elles peuvent être fort différentes d'un individu à l’autre, d'une communauté à l'autre. Ainsi, la communauté sourde a un usage et un rapport particulier à la chose écrite sur lesquels une pédagogie spécialisée pourrait s'appuyer.

Le lourd handicap que représente l'impossibilité de communi­quer de manière précise à l'oral induit une dépendance plus grande encore envers l'écrit, comme lecteur ou comme écrivain

Les adultes sourds interrogés sur leur vécu scolaire déplorent fortement leur méconnaissance du français écrit à leur entrée dans la vie professionnelle et exposent les difficultés d'inser­tion sociale que cela représente. C. CUXAC ajoute même qu'à son sens « la demande d'être émetteur producteur d'un écrit est prioritaire sur la demande de lecture. On peut se faire expliquer un texte mal compris, trouver pour cela une aide. En revanche, il est très difficile de se faire rédiger un texte ou une lettre: il faut trouver pour ça des gens très disponibles. En fait, il est moins frustrant de faire preuve d'incompréhension que d'incapacité » (10 - 1981).

Les deux codes écrit et oral entretiennent, on le voit, des rap­ports de «complémentarité d'usage» (13 - 1957) dont les termes sont modifiés par le handicap. Ainsi la communication gestuelle ne peut pas se substituer totalement à la communi­cation orale dans sa fonction de communication immédiate, notamment lorsque l'un des deux interlocuteurs - entendant par exemple - ne possède pas la langue des signes.

Dans ce cas, l'écrit peut se trouver investi d'un rôle important de communication immédiate qu'il remplit assez rarement dans le monde des entendants (sous-titrages, messages lumineux, etc..).

Pour le très jeune enfant sourd, « des compétences linguisti­ques comparable à celles d'un enfant entendant» peuvent être développées « en s'appuyant plus largement sur ces inte­ractions communications immédiates reposant sur l'écrit » (14 - 1981). Par exemple, en lui permettant de « constater » ou de « détecter» des liaisons causales entre deux événements ayant lieu lors de l'acte de communication : «production du signal graphique de l'émetteur et comportement que ce signal provoque chez le récepteur» (14 - 1981).

Une institutrice travaillant dans ce sens prolonge à sa manière cette réflexion : « Pour que l'enfant sente toute la richesse et les possibilités de communication contenues dans l'écrit, on le fera participer à toutes les "cérémonies" autour de la corres­pondance entre parents et instituteurs (cahier de liaison, par exemple). De ce point de vue, il est aussi fondamental - et gratifiant à longue échéance - d'écrire devant les élèves, avec eux, pour eux (même les préparations de polycopies seront faites avec leur participation). L'écrit ne doit pas apparaître comme tout fait», comme mystérieux, mais au contraire comme quelque chose qui se construit. » (15 - 1985)

Cela signifie bien sûr que l'apprentissage de l'écrit chez l'enfant sourd doit être commencé précocement. Gageons que les compétences linguistiques précoces acquises grâce à l'écrit, loin de le détourner de l'oral comme le craignaient certains, soient autant d'atouts pour de futures acquisitions.

Ceci nous conduit à réaffirmer que la pédagogie doit bien jouer un rôle compensatoire qui s'appuie sur une reconnais­sance véritable du handicap et qui cesse de greffer l'écrit exclusivement sur un oral lacunaire.

Trop souvent pourtant, des dispositifs pédagogiques ou rééducatifs semblent refuser de prendre en compte le han­dicap en tant que tel. Certaines expériences d'intégration sco­laire, par exemple, en disent long sur ce refus : un jeune sourd plongé dans une classe d'entendants ne recouvre pas l'usage de ses oreilles du seul fait qu'on lui parle! A terme, une inté­gration massive pourrait même conduire à l'éclatement des écoles spécialisées qui, seules, peuvent regrouper des com­munautés d'enfants permettant à une langue gestuelle de se vivifier et de se développer.

LA LANGUE DES SIGNES

Dans les perspectives ouvertes par une nouvelle pédagogie de la lecture, la langue de signes doit être amenée à jouer un rôle essentiel en tant que « langue naturelle parlée ». Elle doit permettre à l'enfant de disposer d'un système cognitif plus abstrait au niveau des contraintes mentales et de «s'éveiller aux plus subtiles nuances sémantiques ainsi qu'aux compor­tements socio-linguistiques de base : questions-réponses, rapport du rôle, négations, affirmations, règles de politesse... » (14-1981).

Au-delà de ce rôle de construction socio-cognitive, la langue des signes peut être envisagée selon différents aspects péda­gogiques :

  1. Au sein d'une méthode pédagogique comparative basée sur un parallèle établi entre français et langue des signes. Dans la revue Coup d’œil, C. MAS (16 - 1984) déve­loppe cette conception : «Valoriser les deux langues [...] engendre la motivation nécessaire pour apprendre celle qu'on ne connaît pas (l'écrit) et dont on est devenu curieux parce qu'on en a compris l'intérêt, le rôle et l'utilité.» (Rappelons que la langue des signes ne possède pas l'écriture.) Après deux ans de ce type de travail, C. MAS soulignait «le goût de la lecture » (après avoir pris plaisir à voir un « texte signé ») dans le cadre d'un apprentissage qui n'est plus conçu comme une corvée imposée mais comme quelque chose d'utile qui se tra­duit par: « Comment on dit en français ? »

  2. Utilisée comme moyen de communication entre ensei­gnants et enfant - et enfants entre eux - la L.C.. peut servir à dialoguer à propos de l'écrit.

Plusieurs articles récents de cette revue (17 - 1986) ont détaillé les objectifs et les modalités de ces activités métalogiques, c'est-à-dire les activités menées avec les enfants afin que ceux-ci analysent leur propre activité de lecture, qu'ils explicitent la manière dont ils s'y prennent pour attribuer du sens à l'écrit.

Je reprendrai dans le prochain numéro des Actes de lecture des exemples précis de ces activités, telles qu'elles se dérou­lent dans ma classe (malheureusement à l'aide d'une langue des signes « maison» extrêmement incomplète), notamment à partir de l'outil informatique ELMO 0 (18 - 1986).

Remarquons au passage combien l'informatique et ses pro­longements télématiques sont des illustrations convaincantes de l'importance de l'écrit en situation de communication immédiate. La communauté sourde est d'ailleurs particulière­ment sensible aux développements technologiques qui, en accroissant le rôle de l'écrit, lui donnent de nouveaux moyens de communiquer.

APPRENDRE À LIRE LE FRANÇAIS...  SANS LE PARLER ?

Prenons l'exemple, cité par C. CUXAC, des tentatives d'alpha­bétisation en Afrique noire « où la langue locale, sans écriture, sert de tremplin d'accès à une langue écrite (en général, le français ou l'anglais) ». «J'ai vu», poursuit notre auteur, « beaucoup d'étudiants africains venus terminer leurs études en France avec un niveau de connaissance du français oral, rudimentaire [...] alors qu'ils étaient à même de lire et de com­prendre des livres complexes, ainsi que de rédiger des mémoires en français. »

« On peut avoir une bonne connaissance d'une langue écrite, la lire et l'écrire correctement, sans avoir à passer par un apprentissage oral. »

L’important, c'est qu'une première langue orale, qui en l'occurrence n'est pas la même, serve de voie d'accès au sens graphique.

On manque malheureusement totalement de travaux de recherche élaborés à ce sujet. L'éducation des sourds pourrait nous permettre d'en amorcer.

Avouons tout de même que ce qui peut paraître comme une pure curiosité intellectuelle (qui pourtant nous en apprendrait sans doute long sur les mécanismes d'acquisition de la lecture) est bel et bien la situation dans laquelle pourrait se trouver la majorité des sourds bilingues

Le pari de l’apprentissage du français écrit à partir d’une autre langue orale est ambitieux. Il a pourtant bien été gagné par de nombreux sourds au XIXe siècle. Le mouvement actuel d’ouverture et de reconnaissance de la L.S.F. trouvera-t-il assez de partenaires prêts à coopérer pour le gagner de nouveau ?

L’enjeu est d’importance au moment historique où jamais l’écrit, libéré par les autres médias de la tâche de conserver l'oral, n'a été aussi «  présent, abondant, nécessaire, décisif. Dans tous les domaines, culturels, documentaires, informatifs, politiques, didactiques, il est le moyen privilégié de l'échange, du partage, de la réflexion, de la disponibilité, de la rapidité, de la faculté d'étude et de choix ».

Le sourds en seront-ils encore longtemps exclus?

Roland GOIGOUX

1. La langue des signes, par Bill MOODY, LV.T.,1983.

2. Le Courrier de Suresnes n° 31, « C. R. de l'enquête sur l'enseignement de la lecture aux enfants D.A. », CNEFEI, 1981. 3. CNEFEI. Mémoire de directeur de R. BOURQUE, 1983. Du langage à la lecture.

4. CNEFEI. Mémoire spécialisation D.A., 1985, R. GOIGOUX. Aider les enfants sourds à apprendre à lire.

5. C. CUXAC, Le langage des sourds, 1983, éd, Payot.

6. Ministère de l'Éducation nationale, ministère de la Santé et des Affaires sociales, Rapport sur les moyens de communication dans l'éducation des jeunes sourds, 1985.

7. Revue générale AFERLA n° 4,1981. « Apprentissage de la lecture selon les principes de la méthode verbo-tonale », R. BOURQUE.

8. P. MENIERE, De la guérison de la surdi-mutité et de l'éducation des sourds-muets, Paris, 1853.

9. J.-D. PAUTRE, Observations sur l'application de la méthode intuitive pure, Paris, 1983.

10. Colloque Surdité et lecture, AFERLA, 1980. C.R. in AFERLA n° 4, 1981.

11. L. SPRENGER CHAROLLES, CRELEF n° 13, 1981. « L'activité de lec­ture : dimensions linguistiques et psycholinguistiques ».

12. F. DELHOM, « Les hommes ont dévoré un dictionnaire », Courrier de Suresnes n° 37, 1984.

13. V. ISTRINE, « L'écriture, sa classification, sa terminologie... », Cahiers et histoire mondiale. Ed. Baconnière, Neuchâtel, 1957, vol. IV.

14. G. ALiSEDO-COSTA. Résumé de conférence, Genève, 1981. (Faculté de psychologie et sciences de l'éducation de Genève.) 15. Annick MARIE. Les Guibelets, Créteil. Doc. Interne, 1985. 16. Revue Coup d'aeit n° 37, juillet 1984, 17. Les Actes de lecture n° 3, n° 4, n° 14. 18. Revue de l'AFERLA, n° spécial Informatique et Surdité, article R. G01­GOUX,1986.