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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°16  décembre 1986

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VOUS AVEZ DIT LISIBILITÉ ?


Suite et fin de notre série sur la lisibilité des écrits destinés aux enfants.

Jean MESSAGER (A.L. n° 13, mars 1986, et n° 14, juin 1986) s'est intéressé à ce qu'il est convenu d'appeler la littérature enfantine. Jean-Pierre BENOÎT termine ici son étude commencée dans notre numéro 15 (sep­tembre 1986) sur les divers écrits susceptibles d'être proposés aux élèves par l'examen de la presse, des formulaires, prospectus et enfin des manuels scolaires.

L'approche exposée par ces auteurs – qui n’en ont caché ni les limites ni les contraintes - est une aide que ne peuvent ignorer les parents, les bibliothécaires, les documentalistes, les enseignants..., qui savent à quelles difficultés ils sont confrontés dans leur rôle de médiateurs entre les livres et les enfants, entre une production foisonnante et des jeunes en permanence sollicités par d’autres médias.


LA PRESSE

L 'étude en classe de la presse présente, on le sait, beaucoup d'intérêt, à des titres divers : pour n'aborder que certaines activités à mener en français, on peut s'intéresser au style ou aux genres journalistiques, comparer des articles traitant du même sujet pour mettre à jour le point de vue de chaque journal, s'en servir pour des études sur l'argumentation ou déterminer, par exemple par les publicités, quel est le « lectorat » visé par telle ou telle publication. Des mesures de lisibilité peuvent utile­ment préciser les impressions recueillies d'après la mise en page. Pour ne donner qu'un exemple, les quotidiens d'infor­mation générale, deux articles d'économie traitant du même sujet dans Le Monde et Ouest France : avec des phrases de plus de 40 mots en moyenne et 25 AGI pour cent mots, le pre­mier obtient un incise de 14 sur la courbe du début secondaire (et 44 sur celle de la fin du lycée, c'est accessible à ce niveau, cf.. Flash 23 « très difficile »); alors que le second, signé par Jean Boissons, serait lisible par des élèves de collège, sans donner moins d'informations : c'est simplement une question de forme - des phrases moyennes de 26 mots et 19 AGI pour 100 mots - et il obtient un indice de Henry de 39 pour la sixième et 43 pour la troisième (cf.. Flash 41, c'est-à-dire « dif­ficile, documents historiques première année du secondaire » : Le Monde ne fait pas d'efforts de lisibilité alors que le premier quotidien de France s'en préoccupe. Ses concurrents plus encore, mais ils donnent nettement moins d'informations que lui... il y a des seuils...


ÉCRITS SOCIAUX

Beaucoup, comme les formulaires administratifs sont trop fragmentaires pour être mesurés. C'est dommage. Mais il existe des études sur les circulaires et les publications officiel­les : en 1950, une enquête utilisant l'indice de Flash a montré que les publications de l'ONU étaient trop ardues pour être lues normalement par des étudiants de l'enseignement supé­rieur américain... Il peut donc être utile de simplifier les textes administratifs : G. de Landsheere (63) le fait pour une circulaire ministérielle sur les heures supplémentaires des enseignants. La version originale, mesurée avec Flash, est très difficile­ment lisible (- 17), 45 mots par phrase, des mots longs, elle est aussi très rébarbative, 0 en intérêt humain - nous allons y revenir. Simplifiée, avec des phrases plus courtes (16 mots en moyenne), un vocabulaire plus simple et plus personnel, elle gagne 40 points en lisibilité ( + 23, c'est-à-dire « enseignement secondaire supérieur ») et 73 en intérêt humain, le tout sans perte d'informations. Ici encore, la lisibilité est plus affaire de forme que de contenu.

Dernier exemple encore plus révélateur, celui d'une de ces let­tres de prospection comme nous en recevons tous les jours, un courrier de Brigitte, conseillère à La Redoute1. Elle doit d'abord être lisible par un très large public :

  • Notre extrait comporte 215 mots pour 17 phrases, soit MP 12,6 et peu d'AG : 9,7 pour 100 mots. Avec un DEXGU de 1, dû au point d'exclamation, on obtient sur la courbe DEXGU 1 du niveau « début secondaire », un score 43, limite supérieure de l'optimum (cf. indice de facilité de Flesh 46 «fin primaire, début secondaire »)2.








Chère Amie,

Vous' savez comme moi' que faire les courses n'est pas tou­jours « une partie de plaisir». / La foule dans les magasins le samedi après-midi, / les achats précipités parce qu'il est temps de rentrer, / les paquets encombrants à transporter...

Alors, pourquoi n'essayeriez-vous' pas les courses à La Redoute? / Vous' les faites chez vous', tranquillement, tout en profitant au maximum des enfants, du jardin, du soleil. / Avouez' que c'est plus agréable que de faire 36 magasins!

Tenez', prenez' l'exemple de ce petit catalogue : une sélection d'articles qui vous' permettra d'apprécier les nombreux avan­tages des courses à La Redoute. / Vous' y avez repéré un petit chemisier (celui de la couverture), une chemise de nuit (p. 9). / Mais vous' hésitez sur le coloris? / Demandez' à votre mari' ce qu'il' en pense. / C'est facile, puisque lui' aussi peut voir le petit catalogue. / Et dites-vous' bien qu'avec La Redoute, vous' avez tout votre' temps pour réfléchir, comparer, choisir chez vous', avant d'acheter. /

Imaginez-vous', quelques jours plus tard, recevant votre' colis. / D'abord c'est toujours agréable de recevoir un paquet à domi­cile./ (Et pour les articles encombrants c'est tellement pratique). / Mais surtout, vous' avez tout loisir d'essayer tranquillement, sans vous' sentir bousculée.

- Elle sera plus convaincante encore si elle touche personnel­lement ses destinataires. Eh bien, cela aussi, cela se mesure et cela se travaille. Dans ce but, Flesh propose un indice dit « d'intérêt humain», qui ne lui pose aucun problème d'adapta­tion au français et s'obtient plus facilement que l'indice de facilité. Il s'agit de la somme de x et y.


x = nombre de mots personnels x 100 x 3,63

nombre total de mots

y = nombre de phrases personnelles x 100 x 0,31

            nombre total de phrases

On obtient alors un nombre compris entre 0 et 100 comme l'indice de facilité. Voici un tableau d'étalonnage :

Score

Appréciation


Exemples


de 0 à 10

10 à 20

20 à 40

40 à 60

60 à 100

texte "assommant"

"peu intéressant"

"intéressant"

"très intéressant"

«texte passionnant»

ouvrages scientifiques, revues de

spécialistes (recherche universitaire)

documents commerciaux


Readers Digest, Times

revues illustrées de large diffusion


romans de grande diffusion



Les MOTS PERSONNELS sont : les pronoms personnels, les pronoms ou adjectifs possessifs se référant à une personne, les prénoms, les noms de famille employés seuls, les noms communs désignant une personne avec des formes différentes pour le masculin et le féminin (exemple : père, mère; acteur, actrice).

Les PHRASES PERSONNELLES (ou éléments de dramatisa­tion, cf. DEXGU d'Henry) sont celles qui contiennent un dis­cours direct entre guillemets ou tirets, une question, une prière ou un ordre s'adressant au lecteur, explicitement ou non, « lecteur pitoyable, partagez mon affliction » ou « c'est incroya­ble! ».

Cet extrait de la lettre de l'amie Brigitte compte 24 mots per­sonnels pour 203 mots (comptage Flesh, De Landsheere), (ils sont marqués d'un trait) et 11 phrases personnelles sur 17. Son score « d'intérêt humain" est de 62, c'est-à-dire très inté­ressant, voire passionnant... Cette lettre fait tout pour accro­cher et pour convaincre. Après tout, La Redoute est la pre­mière maison de vente par correspondance de France!


Cet indice est particulièrement élevé dans les textes injonctifs ou de manipulation (publicité et politique). Il l'est aussi dans les romans sentimentaux comme ceux de la collection Harlequin ou leurs correspondants masculins. Un Harlequin n'est pas seulement construit sur des clichés (cf.. Actes de lecture n° 6, p. 83), l'éditeur canadien veille à ce qu'il soit accessible au plus grand nombre : des phrases très courtes (8 à 11 mots souvent), un vocabulaire courant, font que l'on se place au niveau « fin élémentaire, début secondaire». De nombreuses marques personnelles aident à l'identification et à la prise d'in­térêt : l'indice d'intérêt humain de la première page n'est pas inférieur à 30 ; quant à la dernière page, l'union de l'héroïne et du héros, elle se situera autour de 80 pour être vécue comme palpitante. On le voit, les « professionnels de la communica­tion de masse» connaissent fort bien ces indices de lisibilité et d'intérêt humain et ils savent en jouer. Il est bon de le savoir et de donner aux élèves les moyens de déjouer leurs pièges.

Terminons cette revue des écrits proposés aux élèves des col­lèges par les manuels scolaires, particulièrement ceux d'histoire-géographie et de sciences naturelles.

MANUELS SCOLAIRES DE SCIENCES HUMAINES ET NATURELLES

Nous avons mesuré la lisibilité de manuels récents (1981) destinés aux classes de CM et de sixième.

- Les manuels scolaires de CM, en l'occurrence ceux d'his­toire-géographie de Nathan, obtiennent sur la courbe n° 1 d'Henry un indice moyen de 34 (c'est-à-dire qu'ils seraient accessibles, en lecture autonome, fin CM, début sixième). En fait, ils contiennent des textes de difficulté variable : cer­tains peuvent permettre aux élèves de se documenter seuls, d'autres doivent être utilisés en classe avec l'aide de l'ensei­gnant. A ce dernier d'en être conscient...

- Les manuels scolaires de sixième (histoire et géographie, Bordas; sciences naturelles, Belin; sciences physiques, Nathan) obtiennent respectivement les scores moyens de 22,6 - 22,2 et 21,3 sur la courbe n° 1 d'Henry. C'est nettement trop difficile et cela correspondrait davantage aux possibi­lités d'élèves de quatrième ou de troisième (sur la courbe n° 2, on est à l'optimum). Les phrases ne sont pas inutilement longues - près de 19 mots en moyenne-, la difficulté essen­tielle de ces textes vient de leur vocabulaire spécifique. Et encore! La liste de Gougenheim ne comprenant que des mots usuels, on n'a pas pris en compte le vocabulaire spécialisé quand il était expliqué dans un encadré de page, un lexique de chapitre ou un glossaire en fin de volume, à condition qu'une convention y renvoie le lecteur (italique, astérisque, etc.). Il nous semble que, cette précaution prise, la formule de Henry permet de mesurer ces textes didactiques de première année: on peut penser qu'ensuite les élèves ont assimilé - à force de les rencontrer - un certain bagage de mots spéciali­sés. Pour ne pas alourdir cet article, déjà long, je ne donnerai pas d'exemples et je renverrai, pour les autres problèmes que posent les manuels de ces disciplines aux travaux publiés par J.-P. ASTOLFI et l'équipe INRP Sciences expérimentales3. Ils montrent par exemple que la juxtaposition au sein d'un même chapitre de textes de nature ou de statuts différents - ceux des auteurs du manuel, ceux des scientifiques cités en docu­ments, les illustrations, les schémas et diagrammes - repose sur des apprentissages supposés résolus alors que souvent ils seraient à faire. Et, sauf exception, ces manuels ne permet­tent pas, à la différence des albums documentaires, une consultation à la demande : pour comprendre, surtout en sciences, il est nécessaire d'avoir lu ce qui précède, car l'ex­posé est linéaire. Ils se prêtent donc mal au travail autonome4.

CONCLUSIONS

Sur la lisibilité des textes étudiés

Ce panorama d'écrits de genres variés permet de conclure que les auteurs ou éditeurs tiennent compte de la lisibilité matérielle et linguistique de leurs textes en fonction du public d'acheteurs qu'ils visent. C'est très net dans la prospection commerciale de La Redoute, dans la collection Harlequin et dans la presse soucieuse de sa diffusion. D'une certaine façon, c'est aussi vrai dans l'édition pour enfants, qu'il s'agisse des récits étudiés par Jean Mesnager ou des albums documentaires et des manuels : ils sont faits pour séduire ceux qui les choisissent. Or, ce sont la plupart du temps des adultes, parents ou grands-parents pour les premiers - les albums documentaires étudiés, qui coûtent 50 ou 60 F sont offerts-, professeurs pour les derniers. L'important est alors de plaire, par une présentation attrayante, à l'adulte qui feuil­lette en librairie et de le rassurer en ayant l'air sérieux. On joue aussi sur ses habitudes, d'où les séries. Pour convaincre les professeurs de retenir le manuel, on rassure souvent par des signatures connues et par l'abondante documentation que lui fournit : il n'est pas rare que les contenus des manuels dépassent largement le champ des programmes et un gros livre du maître, cela peut toujours servir quand le programme ou la méthode changent et que l'on se sent démuni...

Ce n'est que lorsque le jeune est à même d'acheter lui-même que l'on cherche vraiment à le séduire et à se mettre à sa portée, d'où les collections pour adolescents sorties ces dernières années. Malheureusement, c'est trop tard pour beaucoup de jeunes qui sont déjà dégoûtés de l'écrit, bien qu'il existe dans l'édition de nombreux livres intéressants, mais pas assez connus.



Sur les formules de lisibilité

Comme tout outil de mesure, les formules de lisibilité sont perfectibles. Celles que nous avons utilisées sont datées (1949, 1963, 1975) et ont leurs faiblesses : celle de Flesh est la plus connue et la plus utilisée, car relativement simple, mais il y en a eu beaucoup d'autres depuis aux Etats-Unis. On a vu que son adaptation française en 1963 était, de l’aveu même de son auteur, grossière. Cela ne l’empêche pas d’avoir été utilisée à l’époque où elle était la seule disponible (pour l’étalonnage des exercices ATEL par exemple) voire de l’être encore en 1985 dans Bien lire au collège de B. Chevalier (Nathan) Celle d’Hnery a comme faiblesse son vocabulaire de référence : Le français élémentaire date de 1954 et ne comporte que 1063 mots, retenus sur un corpus de conversations. C’est bien pour l'enseignement du français, langue étrangère, mais est-ce pertinent pour évaluer la difficulté de textes écrits? Mais en 1975, Henry ne pouvait pas connaître Les listes orthographiques de base du français, de Nina CATACH, parues en 1985 chez Nathan. Elles seraient un bien meilleur instrument de référence, car elles présentent les 1 600 mots les plus fréquents du français d'après quatre ouvrages (Gou­genheim, L'échelle Dubois-Buyse, Le Trésor de la langue française du CNRS et le Frequency Dictionnary of French Words, d'A. JUILAND). A Nantes, nous les avons mises sur ordinateur pour mesurer la difficulté lexicale des textes et nous avons lancé une expérimentation sur élèves pour com­pléter les niveaux qu'il retenait : il ne s'intéressait ni à l'ensei­gnement élémentaire ni à l'enseignement supérieur. Nous n'oublions pas non plus que la linguistique a évolué depuis 1970 et que l'analyse du discours et les grammaires du texte sont à prendre en compte, ainsi que la psycholinguistique : la lecture est une rencontre entre un texte et un lecteur et, jusqu'à présent - c'est plus facile -, les études de lisibilité n'ont pris en compte que le texte5.


Jean-Pierre BENOIT

Centre régional de formation des Professeurs de collège Nantes



1. Je l'emprunte à un article de Michel CHAROLLES, Les formes directes et indirectes de l'argumentation (Pratiques n° 28, octobre 1980, ARGU­MENTER). Analysant ce texte, il montre que par son caractère intime la lettre entend influencer ses lecteurs et qu'il s'agit d'un syllogisme : si la lectrice admet qu'elle n'aime pas - ou n'aimerait pas - faire ses courses dans des circonstances pénibles et que La Redoute propose de meilleures possibilités d'achats, elle se laissera convaincre d'essayer « les courses à La Redoute » à l'aide du petit catalogue joint.

2. Cité par F. RICHAUDEAU, Le langage efficace, éd. Denoël,1973, p. 90.

3. Par exemple, J.-P. ASTOLFI, Apprentissage continué de la lecture au collège... dans l'enseignement des sciences naturelles.

4. À l'issue de cette étude, je voudrais citer M. FROMENTIN et H. VIAUD qui ont étudié plusieurs albums de La vie privée des hommes, E. SODET et Y. GRIEN qui ont étudié plusieurs extraits de Ça m'intéresse et M. SAPIN du collège de Connerré (72) et C. TONDIC du collège de Montreuil Bellay, professeurs de sciences naturelles, qui m'ont permis de préciser mon infor­mation en ce domaine.

5. Cf. l'article de J. FOUCAMBERT, dans le numéro 3 des Actes de Lecture (pp. 37-39) : Pour une lecture de la lisibilité.