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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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note de lecture

FORMER DES LECTEURS, ENJEUX, PRATIQUES ET REPRÉSENTATIONS.
LES ÉCOLES NORMALES PRIMAIRES 
ET LA LECTURE (1883-1920)
Nelly KUNTZMANN

Mémoire de maîtrise (1986)
Université de Paris VII

Documentaliste en École Normale, Nelly KUNTZMANN a eu l'excellente idée de mettre son talent d'apprentie-historienne au service d'une tâche utile à tous ceux qui, aujourd'hui comme en 1848, font le constat: « On fait lire à l'école primaire mais on n'y fait pas naître le goût de la lecture. »

Soulever cette question, c'est déjà, implicitement, soulever celle de la formation des instituteurs. C'est à quoi s'emploie l'auteur, attachée qu'elle est à comprendre comment les nor­maliens étaient « formés à la lecture» entre 1833 et 1920.

Les matériaux utilisés ont été choisis dans le fonds relative­ment riche des archives des deux Écoles Normales de Char­tres, l'école de garçons et l'école de filles dont la fusion ne sera réalisée que tardivement (1973).

Tout ce qui, de près ou de loin, touche à la lecture a été inven­torié et exploré attentivement. C'est donc un ensemble impor­tant de matériaux qui a été traité. Il s'agissait non seulement de dévoiler les mécanismes de la formation mais également de poser - et de répondre - aux importantes questions sui­vantes :

- quelles étaient les prescriptions officielles ?

  • au profit de quels objets étaient-elles formulées ? 

  • quelles étaient les pratiques induites ?

  • comment les lettrés - les responsables de l'instruction publique - avaient-ils pensé la venue à la lecture de ceux qui, jusqu'alors, étaient censés ne pas commercer avec le livre ?

  • quel était le discours républicain sur le lecteur ?

  • comment les normaliens s'étaient-ils prêtés au modèle qu'on leur proposait ?

L'angle d'attaque, c'est donc, à la fois, la formation et la lecture. La méthode employée c'est celle - rigoureuse - de l'historien.

II n'est pas dans mon propos de résumer le contenu de ce travail mais d'inviter chacun à se l'approprier. Je me contente­rai, dans cette courte présentation, de citer quatre thèmes choisis parmi tous les autres possibles.

1. La place accordée à l'enseignement de la lecture pendant cette période, dans les Écoles Normales, est centrale, qu'il s'agisse :

- du savoir-lire du normalien lui-même,

- de la capacité de ce dernier à enseigner la lecture,

- du rôle unificateur dévolu à cet enseignement (éviction des accents patoisants, contrôle de la langue...), - du choix des lectures.

2. Les prescriptions (quant à l'enseignement de la lecture) donnent beaucoup d'importance aux idées de progression et

- Les exercices préliminaires porteront sur la lecture des syl­labes, des mots puis des phrases,

- Les exercices de lecture courante concernent la prononcia­tion, les intonations et inflexions de voix, enfin le ton général de la lecture.


3. La bibliothèque de toute École Normale est « l'une des vitrines de l'école ». Pour autant, les acquisitions de livres sont particulièrement contrôlées. Il s'agit de « baliser au plus près les utilisations possibles de la lecture, d'éviter toute dérive »; aussi « la lecture qu'on pourrait appeler de littérature est (elle) sans cesse entourée de procédures d'accompagnement». En revanche, « les lectures instructives portant sur les sciences appliquées ne sont pas considérées comme dangereuses et sont même encouragées ».

On en vient à l'idée que « faire l'histoire de ces bibliothèques, ce serait faire l'histoire des écoles elles-mêmes». Ainsi, de 1880-1890 les ouvrages de pédagogie et de législation sont plus nombreux que dans la décennie précédente, ce qui témoigne d'une intense activité scolaire au moment du grand débat national sur l'école.


4. Incitations à lire et restrictions réglementaires alternent constamment dans les prescriptions officielles.

Il faut lire. L'incitation est constante : science et lecture vont de pair. Mais attention, « aucun livre ni brochure, aucun imprimé ni manuscrit étrangers à l'enseignement ne peuvent être introduits dans l'école sans l'autorisation écrite de l'inspecteur d'Académie » (article 16 du règlement des écoles primaires valable pour les écoles normales).

Il apparaît alors qu'apprendre à lire est un bienfait illusoire ou un présent dangereux si vous ne rendez pas vos élèves capa­bles de comprendre et d'aimer les lectures sérieuses. On en vient à :

- poser crûment la question de savoir s'il est «bien néces­saire de répandre les méthodes de lecture qui conduisent à de tels résultats (les lectures nocives) ;

- se demander si « nous serons plus avancés quand la France entière lira les feuilletons de la petite presse et les articles des principaux socialistes ».

L'alternative de la « bonne ou de la mauvaise lecture» est déjà présente, on le voit, au XIXe siècle !

II faut lire « Régénération de la France par la lecture » mais pas n'importe quoi. « De toutes les formes que l'art littéraire ait à sa disposition, celle qui est la plus aisément comprise, celle qui peut atteindre le public le plus nombreux, c’est incontestablement le roman », dit l’un. Pas du tout rétorque l’autre, pour qui « tous les moralistes sont d’accord sur ce point : le mal qu’il (le roman) fait est immense ». D’où la prescription « il importe que l’élève des écoles, devenu grand, ne perde pas les instants de sa vie laborieuse à de vaines et frivoles lectures ».

Ce travail, largement documenté et vivant, mérite attention. Il constitue une fort utile contribution à l’histoire de la lecture et à celle des Écoles Normales, lieux fondateurs de l’idéal républicain.

Jean-Pierre Bénichou