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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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MADANI IRA-T-IL À PARIS ?

L'évolution des pratiques pédagogiques en lecture dans les actions d'alphabétisation accompagne, aux spécificités de milieu près, les développements théo­riques des recherches sur la lecture. Nous nous pro­posons simplement ici, pour ce qui concerne l'origine et la nature des textes qui servent de support à l'enseigne­ment, d'en rappeler les différentes étapes pour mieux situer le sens des innovations actuelles.

Pendant une période fort longue qui s'est terminée entre les années 65 et 70, l'effort a porté sur l'adaptation « culturelle » des méthodes classiques d'alphabétisation et de B.A. = BA aux publics concernés, sans mettre en question aucun des présupposés techniques. Apprendre à lire, c'était découvrir le système de correspondance entre des syllabes et des sons ; on choisit donc des courtes phrases dont les mots vont contenir les sons étudiés. On s'efforce seulement d'introduire des éléments qui évoquent un univers plus familier; l'exemple qui dispense de plus longs commentaires reste le légendaire « Ali répare son vélo » à la place du « Papa fume sa pipe »...

Sous l'influence de la linguistique, et en particulier de la lin­guistique structurale, et à travers les recherches sur l'ensei­gnement du français-langue étrangère menées notamment au C.R.E.D.I.F. et au B.E.L.C., les pratiques vont s'orienter dans une autre direction. Priorité à l'oral : la langue écrite n'est décrite et atteinte que comme le codage de la langue orale. Pour apprendre à lire, il faut observer comment ce qu'on dit s’écrit. La méthode de base est elle aussi bien connue : on part d'une situation vécue ou recréée au tableau de feutre; on en construit un dialogue oral puis on observe comment s'écrit ce qui vient d'être dit et dont le sens est clairement connu. Il n'y a pas activité de lecture mais travail sur un système de codage de l'oral. On n'apprend pas à lire, on observe com­ment l'oral s'écrit.

À partir de 1975, les choses évoluent vers ce qu'on a coutume d'appeler la « lecture fonctionnelle». La langue écrite apparaît moins comme un sous-produit de l'oral et davantage comme un système autonome ayant, certes, des régularités de cor­respondance grapho-phonétique avec l'oral mais fonction­nant dans sa logique propre et surtout n'apparaissant que dans certaines situations de communication spécifiques. Apprendre à lire, c'est attribuer du sens à cet écrit en situa­tion : on apprend à lire en lisant.

Mais en lisant quoi ?

En lisant les écrits de l'environnement, ceux qui semblent « fonctionner » pour des non-lecteurs, ceux dont on pense qu'ils provoquent les manques adaptatifs les plus criants : le nom des rues, les étiquettes des commerçants, les chèques, l'état-civil, la correspondance administrative, les petites annonces, etc. Il est vrai qu'en agissant ainsi, on répond direc­tement à l'idée spontanée que se font de l'écrit ceux qui ne sont pas lecteurs et qui caractérise leur exclusion véritable des réseaux de communication écrite. Et c'est précisément cette illusion qui devrait être redressée pour que les analphabètes puissent entrer en lecture.

Car ces écrits se limitent à être des écrits de « marquage » et fonctionnent comme des poteaux indicateurs : même stan­dardisés par le système alphabétique, ils ne sont jamais que des «pictogrammes » et peuvent toujours être remplacés par un autre système de symbole, qu'il s'agisse de numéros pour les rues, d'enseignes pour les magasins, de silhouettes sur la porte des toilettes, de schémas dans un mode d'emploi. Mêmes les rubriques des papiers d'état-civil ou de sécurité sociale qui appellent l'indication de l'adresse ou de la date de naissance, tout comme la signature ou le montant d'un chè­que, jouent le rôle de marqueurs, de déclencheurs et sont de plus en plus facilement remplacés par des dispositifs automa­tiques de remplissage, pour la plus grande commodité des lecteurs et des non-lecteurs.

Aussi utiles soient-ils encore à la « survie », ils ne supposent pas davantage que leur utilisateur soit « lecteur » que la tête de cheval au-dessus de l'entrée d'une boucherie. Cette fonc­tion de l'écrit ne touche en rien à la lecture car le marquage n'est pas la communication écrite. Celle-ci implique, de la part de l'émetteur comme du récepteur, la recherche d'un point de vue, l'inhibition de l'action et non son accompagnement, la distanciation de l'événement pour en rendre compte à un niveau théorique et modélisant, en bref, quelque chose qui correspond à cette réflexion de Kundera à propos du person­nage d'un de ses romans: « Vous voyez, je ne vous montre pas ce qui se passe dans la tête de Jaromil, je montre plutôt ce qui se passe dans ma propre tête. » Être lecteur, c'est vou­loir rencontrer ce qui se passe dans la tête d'un autre pour mieux comprendre ce qui se passe dans la sienne. Mais cette attitude implique, tout à la fois, la possibilité de s'extraire de l'événement pour tenter d'en prendre une vue du dessus, l'évidence d'un surcroît de pouvoir sur le monde et sur soi à travers ce détour théorique et le sentiment de l'appartenance à une communauté de préoccupations qui vous pose, au-delà même d'un destinataire, comme un interlocuteur de ce que l'auteur produit.

C'est tout cela qui constitue le statut de lecteur ; et c'est à partir de ce statut, préalable et inconditionnel, que chacun peut développer les réponses techniques qui lui permettent de l'exercer. Le statut précède le savoir.

Ce qui caractérise les illettrés et les non-lecteurs, même s'ils sont déjà ou encore alphabétisés, c'est qu'ils se trouvent exclus (mais ils le sont sans doute moins qu'on ne les en a persuadés !) de toutes les raisons de participer à des réseaux de communication écrite : la précarité et la dépendance des situations de vie n'autorisent aucune distanciation, l'impuissance réduit le sentiment de pouvoir à une adaptation résignée et non à des pratiques transformatrices et ces deux évi­dences - l'écrasement dans le quotidien et la déresponsabili­sation - convainquent assez que ce qui est dans l'écrit n'éta­blit aucun rapport à ce qui est vécu. Travailler à la lecture, c'est ébranler ce statut de non-lecteur afin de permettre des stratégies d'utilisation de l'écrit car l'obstacle ne réside pas dans un manque de techniques mais dans l'absence de rai­sons de se doter de ces techniques.

Si bien que l'approche «fonctionnelle» qui se développe actuellement ne rapproche pas de la lecture car la rencontre des écrits de marquage - substituts alphabétiques et provi­soires des pictogrammes - ne permet pas une intégration dans les réseaux et les raisons de la communication écrite. La « fonctionnalité » de la lecture est ailleurs, dans l'échange de théorisations et le pouvoir. Aussi apprend-on à lire dans des textes longs, non sur des mots.

On sait bien qu'il est facile d'aider quelqu'un à devenir lecteur, qu'il soit enfant ou adulte, dès lors qu'il se situe, explicitement ou non, dans cet accroissement de pouvoir sur lui et sur le monde et les exemples les plus probants en ce domaine sont ceux des militants qui vont rencontrer inévitablement l'écrit et la lecture à travers l'exercice de leur responsabilité parce qu'ils ne peuvent agir qu'au travers d'une activité réflexive sur leur pratique. Et le champ des militances est vaste, syndical, politique, professionnel, religieux, sportif, culturel, social, per­sonnel même sous une forme auto didactique... Mais la diffi­culté apparaît avec les publics majoritaires des actions d'al­phabétisation dont tout contribue à les situer aux antipodes de la militance : jeunes sans emploi et sans illusion, chômeurs sans qualification, femmes immigrées sans autonomie...

Plusieurs directions s'ouvrent néanmoins. en premier lieu, celles qui lient la rencontre et l'utilisation de l'écrit à des prati­ques professionnelles nouvelles. En second lieu, et en dehors de préoccupations strictement professionnelles, celles qui se développent dans des actions portées par un souci de conscientisation : exploration de son statut, analyse des attitudes et des réactions du milieu, projets entrepris pour exercer immédiatement du pouvoir sur les divers aspects de son quo­tidien..

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Mais nous insisterons ici sur une situation qui est rarement prise en compte : le stage lui-même auquel les « en-voie-d'alphabétisation » participent. Dans quelle situation nouvelle de pouvoir se trouvent-ils engagés? À quel réseau nouveau de communication écrite sont-ils intégrés ? Qui les reconnaît déjà, et inconditionnellement, comme des destinataires d'écrit ? Et de quel écrit ? Et tout cela non comme l'objectif que le stage devrait permettre d'atteindre mais comme le statut préalable dont les acquisitions techniques seront les inévitables conséquences.

La vie d'un stage, c'est autre chose que la juxtaposition de quinze individus escomptant un problématique bénéfice per­sonnel. L'élucidation des raisons individuelles et sociales qui les font être là aujourd'hui, une information exacte sur les résultats effectifs des stages précédents, une transparence des motivations de l'organisme prestataire de services, la connaissance du statut réel et des intentions des forma­teurs..., tout cela est déjà de nature à permettre à chacun de se situer et de définir les caractéristiques de son engagement. Une information continue sur ce qu'est la lecture, sur la manière d'apprendre, sur la relation entre les situations d'ap­prentissage et les interventions d'enseignement, sur les rai­sons fondamentalement liées à des prises de responsabilités qui confèrent à l'individu un statut de lecteur, la pratique sys­tématique des activités réflexives pour théoriser les stratégies d'élucidation de l'écrit..., tout cela doit permettre à chacun de prendre enfin du pouvoir sur sa manière d'apprendre.

Si le groupe vit en tant que groupe, autour du projet interne de lire, à partir de projets tournés vers l'extérieur pour com­prendre et transformer ce qui, dans le milieu social, exclut des réseaux de communication écrite, à des titres divers, chacun des stagiaires et si le groupe est attentif à son propre fonction­nement, alors l'écrit apparaît pour tous à la fois comme le moyen, la condition, le signe et la conséquence de ce pouvoir partagé.

Sans revenir ici sur l'abondance des écrits venant de l'exté­rieur, nous voulons attirer l'attention sur une forme d'écrit interne à la vie du stage et qui doit jouer un rôle déterminant dans l'élaboration des stratégies de lecture. Tout groupe qui vit sur le mode d'un projet (qu'il s'agisse d'une section syndi­cale, d'un mouvement sportif ou culturel, d'une association engagée dans des actions concrètes ou d'un stage de formation de formateurs), génère l'écrit collectif et individuel nécessaire à ses pratiques, que ce soit le compte rendu de séances, les notes d'information, les grilles d'action, les bilans les synthèses, les contributions des uns, les réactions des autres, les études ou les notes personnelles prises lors des discussions et des moments d'investissement. Tout groupe composé de lecteurs voit ainsi se multiplier de tels écrits au point que se pose rapidement le problème de leur classement et de leur communication.

Mais dès lors qu'on travaille avec des analphabètes ou des mauvais lecteurs et parce que tout le monde intègre le fait que leur non-savoir leur interdit d'être des destinataires et des utili­sateurs d'écrits qui fonctionneraient réellement, cette produc­tion se réduit considérablement au point même d'être totale­ment absente ou de se limiter à des caricatures : Quelques consignes, un planning ou des notes qu'aucun lecteur, s'il fai­sait partie du stage, ne songerait jamais à utiliser...

Nous terminerons en développant un exemple. Dans ce stage réunissant des femmes maghrébines analphabètes, Marie, la formatrice, persuadée que des gens qui vont travailler ensemble ont besoin, pour fonctionner, de ces écrits com­muns et observant qu'elle est la seule à pouvoir écrire, a pris l'habitude de composer tous les textes que ce même groupe, s'il était constitué de lecteurs, devrait impérativement pro­duire

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C'est ainsi qu'elle prend, au long de la journée, les notes que prendrait le secrétaire d'un groupe de lecteurs au travail : sur les projets, les discussions auxquelles ils donnent lieu, les prises de position de chacun, les conflits qui apparaissent, les apports d'information, les interprétations qu'on peut faire, les références extérieures, l'agenda des engagements, le bilan des actions entreprises... C'est, tout à la fois, le carnet de bord détaillé du groupe et le recueil des observations et des notes personnelles qu'un lecteur fortement impliqué dans le stage prendrait, avec sa subjectivité et le risque de son point de vue.

Dès le premier jour, c'est ainsi plusieurs pages qui sont écri­tes, ne serait-ce déjà qu'à partir de la présentation que chacun des participants, formateurs ou stagiaires, peut faire de son identité, de son histoire, de ses motivations, de ses projets; ou encore des formes et des contraintes du stage lui-même, de ce qui est incontournable dans l'esprit des formateurs, de la manière de travailler, des relations avec l'extérieur, de l'ana­lyse des représentations que les formés ont de la lecture, de la manière d'apprendre, etc. Toutes choses qui ont traversé et nourri cette première journée.

Le lendemain, chaque stagiaire est destinataire de ce texte volumineux, bien structuré, dans lequel une mise en page soi­gnée permet des entrées à différents niveaux. Et, bien sûr, qu'il est totalement incapable de lire! Mais qu'on va utiliser comme on le ferait si un rapporteur rendait compte à un groupe de lecteurs du texte qu'il leur remet pour le justifier, en vérifier les informations, le soumettre à discussion et approba­tion. Le sens des différentes parties en sera précisé en même temps que ces dernières seront localisées dans les pages. La référence constante à ce qui s'est dit et fait la veille permettra à chacun, non pas de lire le texte, mais de savoir ce qu'il contient et auquel on peut se référer. Selon le degré inévitable d'hétérogénéité dans l'alphabétisation, les uns pourront déjà retrouver leur nom, aider quelqu'un à repérer le sien, d'autres se sentiront plus à l'aise dans le calendrier, dans des adresses à l'extérieur mais tous projetteront sur cet écrit illisible la somme de « connu » venu de leur implication dans un groupe commun.

Le jour suivant, c'est un nouveau compte rendu qui sera pro­posé. Mais déjà avec un statut différent : d'une part, parce que sa fonction comme référentiel et théorisation de la vie du groupe et son mode d'emploi auront été éclairés par le travail de la veille; d'autre part, parce que des analogies vont apparaître dans sa mise en page, dans la répétition de mots ou de formules, ne serait-ce, au plus rudimentaire, que l'emplace­ment de la date, la signature du secrétaire ou des éléments constants dans des tableaux à double entrée, etc.; enfin et surtout, parce que ce compte rendu ne reprendra pas des élé­ments présents dans la journée et figurant déjà dans le rapport de la veille mais qu'il y sera simplement fait des renvois. Si bien que, de jour en jour, il ne se produit pas une accumulation de textes mais une organisation imposant une circulation dans un volume d'écrits de référence de plus en plus importants, donc nécessitant des stratégies de consultation et de classe­ment.

Le contenu notionnel des apports techniques figurera dans ces rapports quotidiens avec des renvois aux manuels ou aux documents utilisés. Au fur et à mesure que le groupe se découvre, les comportements et les prises de position de chacun de ses membres apparaissent davantage; aussi le formateur-secrétaire ne manquera pas de relater comme il les voit, c'est-à-dire de manière subjective, les interventions dans le groupe. Le lendemain, les intéressés s'entendront lire (et tenteront, au moins pour partie, de le faire eux-mêmes) leur point de vue relaté, traduit et trahi par la conscience d'un autre et cette expérience d'entrée dans l'écrit est fondamentale : c'est par elle que l'écrit acquiert son statut de moyen de dis­tanciation et de théorisation sans lequel il ne serait que de la communication orale différée ; c'est par elle que le lecteur découvre son statut de destinataire d'écrit : une conscience qui, pour prendre conscience d'elle-même, doit rencontrer le résultat et le mouvement de l'acte d'écriture.

C'est à travers la perception des distorsions et la nécessité d'écrire autrement les choses pour ne pas les trahir ou les simplifier que le lecteur commencera à entrer dans la produc­tion d'écrits, mais conçue d'abord comme une intervention et un réajustement de l'écrit existant pour mieux répondre à sa fonction de distanciation et de théorisation. Par la suite, le formateur-secrétaire déléguera à des individus ou à des groupes des parties de compte rendu dont ils auront déjà largement l'expérience grâce à leur utilisation en tant que lecteurs. Et les rôles s'inverseront progressivement car le formateur réagira, à son tour, aux distorsions que l'écrit introduit par rapport à la conscience qu'il a des réalités qu'il modélise.

Ce qui caractérise cette démarche c'est qu'elle pose le débu­tant comme un destinataire inconditionnel d'écrit et que, de ce fait, il se trouve devant l'abondance des textes qu'utiliserait un lecteur pour vivre ce qu'il vit et non pour apprendre à lire. Même si nous ne l'abordons pas ici, il faut songer aussi aux autres écrits dont le formateur sera l'auteur et qu'il introduira dans le stage car ce qui est vécu le conduit à des analyses personnelles, à des prolongements dans la fiction de certaines situations ou à des jeux avec la langue. Ses apports lui per­mettront ainsi d'introduire progressivement des textes de même nature sur des sujets voisins ou de nature différente sur le même sujet mais dont, cette fois, les auteurs seront étran­gers au groupe. Sans parler même des écrits de l'environne­ment journaux, tracts, revues, etc., qui seront l'objet d'investi­gations systématiques à partir des projets du groupe.

Il va de soi que la seule utilisation de tous ces textes en tant que lecteur, afin de leur soutirer une signification, à partir de l'implication et du pouvoir dans la vie d'un groupe, ne suffit pas et que des investissements techniques pour faire évoluer le système d'indices auquel on a recours dans l'écrit doivent, en situation distincte, être conduits à travers une activité réflexive sur les stratégies réellement mises en oeuvre.

Mais nous ne développerons pas cette partie car elle constitue la raison d'être de logiciels tels que ELMO 0...

Jean FOUCAMBERT