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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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LECTEURS MODÈLES OU MODÈLES DE
LECTEURS



Catherine DESORMIÈRE, après la lecture de Lector in fabula, de Umberto ECO nous a adressé une lettre dont nous publions quelques extraits tant ils nous semblent apporter des éléments de réponse à la question-titre de ce cha­pitre en même temps qu'ils éclairent la relation de ce P.A.E.


Ne sachant pas comment vous-même avez abordé le problème, la lecture que je viens de faire, conjuguée à ce que vous m'avez brièvement communiqué, m'oblige à poser quelques questions : le lecteur non prévu serait-il un individu auquel aucun auteur ne correspond (aucun auteur n'ayant réussi à produire ce lecteur-là) ou bien serait-il un lecteur pour qui l'on n'écrit pas ? (que l'on écarterait d'une certa­ine manière).

Dans le premier exemple, la situation du lecteur potentiel semble désespérée mais on peut toujours se dire qu'il pourrait un jour trouver le texte qui en fera un lecteur modèle. Dans le second exemple, il est suggéré qu'un auteur pourrait, grâce à une straté­gie, créer un texte pour ce lecteur sans lecture et le rendrait lec­teur comme on fabrique un produit.

Je l'avoue, ce second cas me fait un peu frémir; il aboutit sou­vent à des collections qui ont leur lecteur modèle, certes, mais en même temps emprisonnent celui-ci.

Je pense depuis longtemps que les grands auteurs sont juste­ment ceux qui produisent leur lecteur modèle dans l'attente.

Lorsque ECO dit que Finnegans Wake attend un lecteur idéal (...) et pas n'importe quel type de lecteur (...) il démontre bien que JOYCE en écrivant son livre, avance dans une écriture qui corres­pond à un lecteur bien particulier. Mais l'existence de ce lecteur n'est pas posée comme un préalable. Sinon combien de livres n'existeraient pas, dans la mesure où le lecteur modèle naît pen­dant la lecture et où justement il n'est pas prévu mais espéré : à venir.

Ainsi il me semble que le lecteur non prévu n'existe pas ou plutôt qu'être lecteur est, dès l'abord, ne pas être prévu : l'expression « lecteur non prévu », dans cette optique, serait un pléonasme.

Cependant, pour en venir à des considérations plus concrètes et concernant le quotidien d'une bibliothèque de collège, je ne peux pas nier que de nombreuses collections, conçues et écrites pour les jeunes, trouvent leurs lecteurs modèles et font bien sou­vent de non-lecteurs, de bons lecteurs.

J'en ai d'ailleurs un exemple que je peux relater brièvement ici. L'an dernier, lorsque j'ai commencé un P.A.E. « lecture-critique » avec les élèves de sixième, cinquième, j’ai choisi des ouvrages pour la jeunesse que je connaissais et qui me semblaient tant par le sujet que par l'écriture, intéressants. Au second trimestre mes critères de choix ont été légèrement modifiés dans la mesure où j'ai privilégié une collection. Pourquoi? Parce que Mme ROCHE-MAGNARD avait accepté de venir parler aux élèves du collège du métier d'éditeur et de directeur de collec­tion. Il me paraissait donc logique de faire connaître aux sixièmes une collection qui leur est destinée (Tire-Lire Poche) aux éditions Magnard. J'ai proposé quatre titres (Pépé Révolution, L'homme bleu, Rue des gamins incomparables, Je m'appelle Juliette) achetés en plusieurs exemplaires.

Lorsque j'ai fait le bilan de ce travail avec le chef d'établissement du collège, nous nous sommes aperçus que les élèves qui avaient le plus emprunté les livres de cette collection étaient les élèves qui réussissaient le moins bien en classe (je précise que tous les élèves participant à ce P.A.E. étaient volontaires).

À cette époque, je n'avais pas lu Lector in Fabula, j'ai donc tra­duit ainsi nos observations : cette collection convient réellement aux élèves en difficulté de lecture et cette expérience fait ressortir que des élèves que nous considérons comme non-lecteurs étaient en réalité lecteurs potentiels.

Maintenant je dirais que l'éditeur ayant ciblé son lecteur a suscité des auteurs modèles dont la stratégie textuelle aboutit à la créa­tion d'un lecteur modèle.

Il semble donc, qu'ici, un lecteur que je n'avais pas, moi, bibliothé­caire, prévu (mais espéré en ma qualité de lien entre le texte et le lecteur) soit devenu lecteur modèle.

Ainsi se pose une autre question : lorsqu'on parle de lecteur non prévu, ce non-prévu est-il destiné à le rester, dans un vide, dans un non-connu, ou bien reste-t-il à prévoir ? Et alors qui sera l'agent qui prévoit ? L'éditeur ? L'auteur ? L'éducateur ? Le lecteur poten­tiel ? Comment tous ceux-là peuvent-ils s'entendre?

J'arrête ici ma lettre sinon je pourrais la prolonger au-delà des limites raisonnables.

Catherine DESORMIÈRE