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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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note de lecture

Le regard et la lecture
Ariane LEVY-SCHOEN et de J. Kevin O'REGAN
La Recherche n°211, juin 1989

Certains reprochent aux logiciels ELMO et ELMO 0 de n'être pas "scientifiques". Leurs critiques portent sur deux points. D'abord, le principe qui, selon eux, les fonde serait faux : un entraînement mécanique des mouvements des yeux ne permet pas d'acquérir ni d'améliorer un comportement de lecteur. Ensuite, des matériels comme les fichiers ATEL et les logiciels ELMO visent à développer des habiletés qui ne seraient pas constitutives de l'acte lexique selon les recherches actuelles sur l'activité visuelle dans la lecture. Bref, des gadgets, des "bricolages" qui seraient en contradiction avec les résultats les plus avancés de la recherche scientifique ! Comme ces critiques se réfèrent essentiellement aux travaux d'Ariane LEVY-SCHOEN et de J. Kevin O'REGAN, chercheurs au CNRS et responsables du groupe "Regard" au Laboratoire de psychologie expérimentale de l'Université de Paris V, la publication par ces derniers, dans le n°211 de la revue "La Recherche", d'un compte rendu de leurs travaux sur le regard et la lecture est particulièrement intéressante.

Ces deux chercheurs et leur équipe étudient la vision et les mouvements des yeux dans les activités de saisie d'informations. Ils orientent de plus en plus leurs travaux vers les neurosciences cognitives. Une activité aussi complexe que la lecture - qui met en jeu à la fois des comportements dépendant directement de la physiologie des organes de vision de l'homme et des fonctions psychologiques telles que le traitement d'informations visuelles liées au langage - est évidemment au centre de leurs préoccupations. Les moyens techniques modernes d'observation et d'enregistrement des mouvements oculaires rendent possibles des conditions d'expérimentation variées et des mesures infiniment plus précises que celles qu'on obtenait il n'y a guère. Les développements de la neurophysiologie (pour ce qui concerne notamment la mémoire et les processus de prédiction) et de la psycholinguistique permettent l'élaboration d'hypothèses plus fines et le réexamen des modèles explicatifs existants. Est-ce à dire que ce qu'écrivent A. LEVY-SCHOEN et J.K. O'REGAN invalide ce qui fonde nos travaux et nos outils pédagogiques ? Il ne nous semble pas. Qu'on en juge en les lisant et en relisant "La manière d'être lecteur" ou les parties pédagogiques des guides d'utilisation des logiciels de l'AFL... ou tout autre de nos écrits traitant de ces aspects de la lecture.

Que disent-ils en effet ? Pendant la lecture, les yeux sont le plus souvent stationnaires. Les fixations, de durées variables (entre 100 et 500 millisecondes) représentent les 9/10 du temps de lecture. Les déplacements durent quelques dizaines de millisecondes et on note des régressions qui semblent dépendre de la lisibilité du texte et qui diminuent en fonction de la vitesse de la lecture. Le nombre de fixations peut varier considérablement et moins il y en a, plus, évidemment, les saccades sont grandes. En résumé, «une lecture aisée et rapide est caractérisée par des saccades plus amples (c'est-à-dire moins de fixations), des durées de fixations plus courtes et moins de régressions qu'une lecture lente*. Mais quoique ces trois caractéristiques soient liées, elles peuvent varier dans certaines limites indépendamment les unes des autres ». Les auteurs ajoutent « Certains mots ne sont pas fixés » mais nous reviendrons sur ce dernier constat. Pour l'instant, notons la confirmation de ce qu'on savait déjà pour l'essentiel et les informations nouvelles sur l'irrégularité des temps de fixations et des longueurs des déplacements. Les mouvements de l'oeil du lecteur ne sont ni uniformes ni mécaniques. Ce qui est important, et nous reviendrons aussi sur ce point plus loin, c'est l'explication qu'en donnent LEVY-SCHOEN et O'REGAN.

Les techniques sophistiquées utilisées permettent d'apporter une réponse à l'épineuse question de ce qui est vu exactement par le lecteur au cours d'une fixation. On sait en effet que l'acuité visuelle est maximale à la fovéa de la rétine et diminue très vite dès qu'on quitte ce point central de la vision. Cette propriété de l'œil a souvent servi d'argument pour réfuter l'existence d'empans larges (pour nous facteurs, avec la faculté d'anticiper, d'une lecture efficace). Le mieux est encore de citer nos auteurs : « Ces capteurs centrés (de la fovéa) sont aussi mobiles. À chaque fixation, une zone du champ visuel est extraite et analysée finement pendant le temps de la fixation. Puis chaque saccade permet de sélectionner une nouvelle zone du champ afin de l'analyser à son tour. Ainsi, le travail essentiel se fait à chaque instant en vision centrale. C'est une fonction différente qu'assure la perception en périphérie : elle joue un rôle important dans le repérage relatif des divers éléments du champ et dans le guidage du regard. »* L'exemple qu'ils donnent pour illustrer ce phénomène est important «... si les lettres n'ont aucun lien entre elles, seules trois ou quatre lettres sont identifiables en une seule fixation. (..) Lorsqu'il s'agit d'un texte composé de mots, les contraintes du lexique ainsi que celles imposées par la syntaxe et le sens favorisent la reconnaissance des lettres, et des mots entiers peuvent souvent être reconnus ».

Apparaissent dès maintenant l'ambiguïté - entretenue volontairement ou non - et la confusion - voulue ou non - qui nourrissent la controverse avec nos détracteurs. Ils parlent de propriétés perceptives et nous parlons de lecture. Et quand nous parlons de lecture, nous parlons de lecture de textes, d'ensembles lexicaux construits et structurés selon les règles grammaticales et syntaxiques du français écrit, et porteurs de sens. Un texte sensé a la caractéristique spécifique de présenter simultanément tous les éléments qui le composent et le système codifié qui les organise. Il n'y a pas de lecture (de compréhension) sans connaissance et sans maîtrise de ce système. S'il y a décodage dans la lecture, c'est du décodage de ce système qu'il s'agit avant tout. Apprendre à lire c'est se familiariser avec le système de l'écriture. Nous y reviendrons, là aussi, mais on comprend déjà que pour nous l'anticipation et l'activité prédictive n'ont rien à voir avec ce que certains appellent "devinettes", sans doute par dérision. Pour revenir à l'exemple cité, il y a longtemps que François RICHAUDEAU a signalé les différences de temps mis pour identifier le même nombre de signes selon qu'ils composent des logatomes, une série de mots ou un texte signifiant. Nous renvoyons aussi nos lecteurs à l'intervention, à notre colloque de 1981, d'Evelyne ANDREEWSKY de l'INSERM, sur la pathologie alexique et les troubles de la lecture chez des lecteurs confirmés (Cinq contributions pour comprendre la lecture, AFL, 1981, p. 73).

C'est ainsi qu'un chapitre assez long de la communication parue dans La Recherche est consacré à la "lecture" de mots. Les informations sont intéressantes mais l'ambiguïté dont nous faisions état peut y trouver aliment. La lecture ne se réduit pas à l'identification de mots même si dans la lecture il y a identification des mots. D'abord parce que le temps consacré aux écrits de marquage (titres, étiquettes, panneaux signalétiques, etc.) est négligeable par rapport à celui passé à lire des textes et renvoie ce type d'interaction avec l'écrit au rang des cas particuliers. (Cas particuliers dont on comprend d'ailleurs l'intérêt pour l'expérimentation des capacités perceptives. Comme sont intéressantes, mais pour les mêmes raisons et pas pour la lecture, les observations dans « des situations simplifiées qui éliminent les facteurs linguistiques » pour reprendre les termes de nos chercheurs, telles que celle des mouvements des yeux sur une chaîne de caractères sans signification, longuement relatée dans l'article qui nous occupe). Ensuite et surtout parce qu'interviennent, dans le second cas, non de simples réflexes mais « des processus de pensée » comme les appellent nos deux auteurs, dus au fait qu'on est en présence d'un enchaînement d'informations liées par des relations complexes. L'imprévisible dans la lecture d'un mot est remplacé, dans la lecture d'un texte, par une "situation d'attente", créée par ce qu'on sait de la nature du texte, par ce qu'on sait de son contenu avant de commencer sa lecture, par ce qu'on sait qui est déjà apparu sous les yeux quand la lecture est engagée, par le degré de probalité de ce qui va suivre.

Retenons qu'il y a dans la lecture de mots hors contexte la présence d'une "position optimale" de première fixation. Elle est au milieu des mots courts, elle se décale vers le début à mesure qu'ils s'allongent, mais « pour les mots dont l'information essentielle est à a fin, on voit disparaître l'effet de position optimale ». Mais toutes les mesures montrent que tout dépend de la fréquence d'usage des mots, au point que «la durée d'exploration va être raccourcie et les effets de position initiale réduits»*. Voilà qui pourrait justifier les exercices d'identification, de discrimination et de familiarisation avec le lexique, car il semblerait que plus on connaît de mots, plus on est capable d'identifier la graphie des mots (ce qui n'est pas la même chose, d'ailleurs), plus la lecture devient aisée.

Mais, nous dira-t-on, Ariane LEVY-SCHOEN et J. Kevin O'REGAN font état, dans l'exploration des lignes de caractères, d'un grand nombre de fixations (souvent une par mot, avec des régressions) et donc d'empans très courts (quelques signes). Nous sommes loin de ce que F. RICHAUDEAU et nous-mêmes décrivons du comportement du "bon lecteur". Deux remarques à ce propos. La première, c'est que les observations que nous avons pu faire (quelquefois avec l'appareillage utilisé par LEVY-SCHOEN et O'REGAN) aboutissent dans la plupart des cas aux mêmes constats, mais pas toutes ! Que fait-on des cas où le lecteur fait, en lecture intégrale, six fixations sur une ligne de 70 signes, sans régressions malgré le nombre de mots nécessairement pas "fixés" ? Le nombre de ces cas (30 % ?) interdit qu'on les considère comme des aberrations. La deuxième est que nos deux chercheurs parlent de lecture, de lecture aisée ou rapide quelquefois, ou de lecteur, sans autres précisions sur ce qui caractérise l'aisance ou le savoir-lire du lecteur. Or, on sait quelle différence il peut y avoir entre les lectures d'un même texte par des lecteurs différents. À compréhension égale, l'un lit à une vitesse de 30 000 mots à l'heure, l'autre à 10 000 mots. S'ils ont les mêmes organes de vision, les mêmes mouvements oculomoteurs, il faut bien expliquer cette différence par une variable qu'on ne peut absolument pas évacuer quand on parle de lecture. Il importe peu que A. LEVY-SCHOEN et J. K. O'REGAN, spécialistes éminents de la motricité oculaire et des activités de saisie visuelle ne se préoccupent pas de pédagogie de la lecture. Les informations qu'ils fournissent aux pédagogues de la lecture sont très riches, à condition que ces pédagogues les intègrent, à la lumière de ce qu'ils savent de la lecture et de son enseignement, dans leurs analyses et leurs hypothèses de travail. Sachant que toutes les méthodes d'enseignement de la lecture sont des méthodes alphabétiques et que l'inefficacité (la lenteur) de la lecture de la majorité des gens est due à des empans très courts et à des fixations et des régressions nombreuses, est-ce contradictoire avec les résultats des recherches sur le mouvement des yeux dans la lecture de penser que les processus qu'utilisent les lecteurs médiocres sont marqués (et quelquefois entièrement dictés) par les besoins de l'oralisation, par le déchiffrement, par l'utilisation de la combinatoire, par la mise en œuvre du système de correspondance entre l'écrit et l'oral ? Et de penser aussi que la solution pédagogique à ce problème est dans la mise en place des conditions d'un autre apprentissage ?

D'autant plus que la multiplicité des fixations et l'étroitesse des empans perturbent l'activité d'anticipation, activité fondamentale dans la lecture comme dans toute activité de communication. Or nous voudrions terminer cette longue analyse du texte paru dans La Recherche par tout ce qui est dit des aspects psychologiques de l'acte lexique, par ce qui est du domaine du traitement mental du langage écrit. Tout ce qui permet de comprendre, les propriétés perceptives de l'œil étant inventoriées et décrites, comment la compréhension s'effectue, comment le système fonctionne. L'idée à laquelle semblent être arrivés les deux auteurs est qu'il faut abandonner les deux hypothèses extrêmes qui consisteraient à imaginer que les yeux sont guidés indépendamment du traitement de l'écrit, ou que leurs déplacements ne dépendent que de ce qui est vu par le lecteur. « Des contrôles d'ordre supérieur, c'est-à-dire liés à des processus de pensée et non à de simples réflexes, doivent entrer en jeu pour moduler les mécanismes de base de la motricité oculaire. » à supposer que l'œil se déplace dès qu'il a fini de traiter ce qu'il voit au cours d'une fixation, « il faut bien concevoir des phases préparatoires et des décisions pour mobiliser le regard vers une nouvelle cible. Ces analyses sont basées non seulement sur l'analyse de l'objet présentement examiné, mais sur une certaine forme d'analyse de ce qui se trouve en périphérie, là où le regard va choisir de se diriger ainsi que sur une représentation mentale de ce qui est recherché »*. Il y aurait donc une stratégie globale basée sur les contraintes propres à la perception visuelle et des réajustements tactiques « en fonction d'un traitement plus élaboré des informations visuelles et linguistiques recueillies ». Ceci dans une lecture attentive et lente d'un texte qui conduit à « une information détaillée sur chaque mot en établissant une cadence de progression et des critères d'analyse mot par mot des informations visuelles recueillies ».

Mais alors, comment expliquer les autres modes de lecture et en particulier ceux où « il y a de grandes saccades, des fixations brèves et peu de régressions » ? Nos auteurs notent que ces lectures « sont compatibles avec les progrès importants faits récemment dans le domaine de la psycholinguistique et de la compréhension du langage écrit et parlé » en signalant l'ignorance dans laquelle on est « sur les mécanismes physiologiques et mentaux qui permettent de mettre en œuvre ces programmes ». Outre qu'on aurait aimé connaître les apports récents de la psycholinguistique auxquels ils font allusion, il semble qu'ils assimilent un peu vite lecture efficace et lecture de survol que F. RICHAUDEAU a pourtant nettement caractérisés et permis de distinguer. En résumé, les plus récents travaux sur la lecture "rapide" montrent que le "bon lecteur" dispose d'une flexibilité de ses comportements qui lui permet « de comprendre très rapidement un texte » ou d'avoir une lecture attentive. « Les comportements oculaires varient alors considérablement chez le même lecteur. » Pourquoi et comment ? A. LEVY-SCHOEN et J. K. O'REGAN conviennent qu'il y a là matière à recherches nouvelles pour répondre aux interrogations soulevées par les "bonnes lectures", dont on ne peut nier l'existence même si on ne peut les expliquer uniquement par l'étude des motricités oculaires. En particulier, qu'est-ce qui détermine (et rend possible) la décision d'un déplacement dont la longueur dépasse à la fois l'unité sémantique (le mot) située après l'empan en cours de traitement et les limites de la perception périphérique de la fixation présente, sachant qu'on n'a pas affaire à une lecture de survol ? Autre question : qu'est-ce qui détermine le choix, et donc la pertinence, des signes visuels conduisant à une identification rapide des graphies ? Sont-ils propres à chacun et donc dépendants de "l'histoire personnelle du lecteur" ou y a-t-il des constantes ?

La lecture d'un texte ne se réduit donc pas au regard sur ce texte. C'est le cerveau qui commande les yeux dans cette activité complexe néanmoins soumise aux conditions physiologiques du fonctionnement du regard. On comprend pourquoi A. LEVY-SCHOEN et J. K. O'REGAN s'insurgent contre l'idée qu'une amélioration de la lecture pourrait être obtenue par une simple gymnastique des yeux. Et nous revenons là à la première critique adressée à ELMO et aux matériels d'entraînement en général, informatisés ou pas. Avons-nous jamais prétendu que les yeux allaient éduquer le cerveau, nous qui insistons tant sur la primauté des fonctions supérieures dans la lecture ? Citons, pour couper court tant elle est claire, la conclusion du dépliant de présentation d'ELMO : « Ce serait une erreur d'imaginer un effet mécanique pour chacune de ces séries d'exercices qui développerait, presque à l'insu du sujet, les qualités du savoir-lire. C'est le fonctionnement inverse qu'il faut rechercher. Les séries ne sont que des occasions privilégiées de faire prendre conscience de ce qui est mis enjeu lorsqu'on lit et qu'on lit bien ; et c'est cette prise de conscience qui est génératrice de progrès et non le gonflement mécanique d'habiletés partielles. Une telle démarche pédagogique est à l'opposé du dressage et du conditionnement. »

Force est de constater, en conclusion, que les recherches actuelles sur le mouvement des yeux dans la lecture (même si le mouvement des yeux n'est malheureusement pas le reflet exact des processus mis en œuvre dans l'activité étudiée et si ce qu'on en sait ne suffit pour comprendre la lecture) n'invalident pas ce qui a présidé à l'élaboration de nos logiciels. Reste, si c'est possible, aux spécialistes de la vision à expliquer les effets bénéfiques indéniables constatés par leurs utilisateurs ! Il conviendra alors, semble-t-il, de beaucoup plus se préoccuper de lecture que de propriétés perceptives. Nous laisserons le mot de la fin à Ariane LEVY-SCHOEN et J. Kevin O'REGAN qui, en signalant l'étendue du travail qui reste à faire, précisent : « On est encore bien loin des performances de mémoire et de synthèse de l'homme qui lit, mais on commence à discerner comment il s'y prend et parfois à trouver comment l'aider à mieux s'y prendre. »

Michel Violet

* C'est nous qui soulignons.