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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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L’ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE AU JAPON

Marie-Christine COLLARD, institutrice de Cours Préparatoire, a séjourné au Japon pendant un an. Un contact avec l’Université publique de Yokohama, dans la banlieue sud de Tokyo, lui permit de visiter plusieurs écoles primaires et sa connaissance relative de la langue japonaise l’aida à suivre l’essentiel des leçons et surtout à saisir les réflexions des élèves que les instituteurs, occupés à faire classe ne traduisaient pas toujours. Après une brève présentation du système d’écriture japonais, c’est la démarche pédagogique et surtout les conceptions japonaises de l’apprentissage de la lecture qu’elle explicite dans son article.

Outre son intérêt documentaire sur l'écrit et l'enseignement de la lecture au Japon - sujets auxquels il est fait souvent référence sans qu'on les connaisse vraiment -, le témoignage de Marie-Christine COLLARD apporte des précisions très intéressantes sur les démarches pédagogiques et sur les conditions d'apprentissage de la lecture. Démarches et conditions qui, semble-t-il, paraissent aller de soi dans ce pays et qui se heurtent à des résistances qu'on explique un peu trop facilement par le caractère alphabétique de l'écrit dans le nôtre.

Les enseignants japonais m'accueillirent avec beaucoup de gentillesse et acceptèrent de répondre à toutes mes questions. Exerçant dans un cours préparatoire avant mon départ, c'est tout naturellement à l'apprentissage de la lecture que je m'intéressais.

L'étude d'une langue idéographique me semblait devoir être très éloignée de celle d'une langue alphabétique et j'étais curieuse d'en connaître les différentes étapes, Les manuels de lecture me parurent d'une réelle qualité. Les enfants les maniaient d'ailleurs avec un plaisir évident et je constatais avec surprise combien les histoires par lesquelles les petits Japonais apprenaient à lire étaient attrayantes et évoquaient des pensées complexes. La démarche pédagogique suivie favorisait, dès les premières semaines de classe, l’étude de tels textes.

1. LE SYTÈME D'ÉCRITURE JAPONAIS

Le japonais dispose de deux systèmes d'écriture :

- l'un phonétique, s'appuie sur deux syllabiques comptant 46 signes chacun : le hiragana et le katakana (fig. 1) ;

- l'autre, apparenté au chinois, utilise les idéogrammes (fig.2).

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LES SYLLABAIRES

Phonétiquement identiques d'un syllabaire à l'autre, les syllabes ne diffèrent que par leur tracé, comme l'illustrent ces extraits d'un manuel de japonais (Kunio Kuwae, manuel de japonais vol 1, l'Asiathèque, pp, 20 et 30) :

Le hiragana permet de transcrire phonétiquement n'importe quel mot japonais. Il est surtout utilisé pour l'écriture d'éléments grammaticaux : pronoms et adjectifs démonstratifs, particules interrogatives, désinences des verbes... 

Le katakana est employé pour transcrire phonétiquement les mots d'origine étrangère pour lesquels il n'existe pas d'idéogramme ainsi que pour écrire les onomatopées. C'est ce syllabaire qui assure la souplesse du système d'écriture japonais par rapport au rigide système d'écriture chinois.


Analyse de la structure syllabique

Il y a cinq types de syllabes en japonais :

     - une voyelle : a, i, u, e, o ;

     - une consonne suivie d'une voyelle. Exemple : ka, ki, ku, ke, ko ;

     - une semi-voyelle, y, suivie d'une voyelle : ya, yu, yo ;

     - une consonne + y + une voyelle, Exemple : kya, hyu, nyo, etc. (ces syllabes s'écrivent avec deux signes du syllabaire, ainsi kya utilise ki + ya) ;

     - une consonne nasale : n.

Remarque : la transcription des syllabes est notée en romaji (alphabet romain). Systématiquement appliquée dans les ouvrages occidentaux, elle n'est pas officiellement adoptée par le Ministère Japonais de l'Éducation.

Le japonais est une langue à syllabe ouverte (syllabe se terminant par une voyelle). n est la seule consonne qui apparaisse en fin de mot ou devant une autre consonne. Chaque signe se lit d'une façon et d'une seule. De même, il n'existe pas de polygraphie : à chaque syllabe correspond un seul signe dans chacun des deux syllabaires. Une même série se transcrit par des signes très différents. En revanche, deux séries phonétiquement opposées utiliseront des signes voisins.

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LES IDÉOGRAMMES

Au cours de sa première année d'école primaire, le petit Japonais acquiert la maîtrise des deux syllabiques et apprend 76 idéogrammes (fig.2). Après les six années du cycle primaire, il connaît 881 idéogrammes, dits idéogrammes essentiels, dont la liste a été dressée par le Ministère de l'Éducation.

En fait, l'écolier japonais lit beaucoup plus que 881 mots ; ces idéogrammes essentiels apparaissent comme éléments dans un grand nombre de combinaisons différentes et permettent donc de comprendre de nombreux autres mots, Ce point sera développé plus loin.

1 850 caractères, dont les 881 déjà cités, suffisent pour lire un journal, un magazine d'informations ou encore un roman ordinaire (il n'est pas tenu compte dans ce nombre des combinaisons résultant d'idéogrammes connus). Un japonais cultivé connaît environ 3 000 caractères. Il existe deux lectures d'un même idéogramme : une lecture dite chinoise et une lecture dite japonaise selon que l'idéogramme est, ou non, en composition avec un autre idéogramme.

Remarque : le japonais se lit verticalement de haut en bas et de droite à gauche.

2. LA MÉTHODE JAPONAISE

L'apprentissage d'un code phonétique

Le petit Japonais aborde l'apprentissage de sa langue exactement comme il aborderait l'apprentissage d'une langue étrangère, c'est-à-dire qu'il commence par la coder et la décoder phonétiquement et par jouer philologiquement avec elle. Il n'entre aucun souci orthographique dans l'esprit du pédagogue lorsqu'il entreprend l'enseignement des syllabaires. Il ne s'agit pas davantage (d'établir un système de correspondance phonème-graphème puisqu'à un même phonème, par exemple /r/, correspond des signes différents selon la voyelle à laquelle il est associé :

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Si, comme l'a affirmé Jean-Sylvain LIENARD (Cinq contributions pour comprendre la lecture, AFL, 1981, pp.104 et 132) « l'association d'une même consonne avec les phonèmes-voyelles constitue une série de faits physiques tout à fait différents les uns des autres et en tous cas fort éloignés de la construction bien connue b-a ba, b-o bo, qui est une abstraction sans rapport avec à réalité », on peut apprécier l'originalité et la pertinence du système des syllabaires japonais.

Bien que proposant, dans un premier temps, un apprentissage des syllabaires (hiragana surtout), les manuels de lecture offrent des textes intéressants et grammaticalement complexes.

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Je n'ai noté aucune agglutination de phrases artificielles, aucune liste de mots présentés hors de tout contexte pour illustrer les syllabes étudiées. Les mots sont, soit tirés des textes, soit accompagnés d'un dessin et ils seront, dans ce dernier cas réinvestis. Cette page tirée d'un manuel de lecture en offre un exemple.

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Il faut noter l'importance de la mémorisation de l'ordre des syllabes dans le tableau des syllabaires car c'est sur cette base que s'opère le rangement des mots dans le dictionnaire. En effet, les mots sont classés dans leur transcription phonétique ; pour distinguer les homophones, nombreux en japonais, l'écriture idéographique est donnée après l'écriture syllabique.

Pourtant l’étude des syllabaires telle qu’elle est proposée par les pédagogues japonais, ne tient compte ni de leur classement au sein des syllabaires ni de leur fréquence d'apparition dans la langue parlée. Elle s'appuie en revanche sur les oppositions phonologiques. Intriguée par cette démarche en totale rupture avec nos méthodes inspirées pour la plupart du tableau de fréquence des phonèmes (Jean PEYTARD, Émile GENOUVRIER, Linguistique et enseignement français, Larousse, 1970, p.42) je me suis inquiétée de son efficacité, auprès d'une institutrice de première année. Celle-ci m' a affirmé qu'elle évitait ainsi à l'élève toute confusion tant phonologique que graphique. Alors que la tradition pédagogique française veut qu'on diffère l'étude de /m/ par rapport à /n/ ou de /ã/ par rapport à /õ/ exactement pour les mêmes raisons !

Cette page d'un manuel japonais donne un aperçu du procédé pédagogique mis en place :

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Ces jeux d'opposition portent non seulement sur des mots mais aussi sur des phrases.

- kaki o ageru : donner un kaki (fruit japonais).
- kagi o akeru : ouvrir une porte.

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L'institutrice m'a fait également remarquer que l'apprentissage des syllabaires est essentiellement mené à l'oral. Certes l'enfant acquiert dans le même temps le tracé des signes, le coup de pinceau qui les dessine, mais la lecture des textes, leur déchiffrage plutôt, se fait à haute voix, La maîtrise d'un code phonétique ne fait pas de l'enfant un lecteur mais un déchiffreur. Il s'agit d'un apprentissage complètement différent de celui de la lecture véritable.

LES IDÉOGRAMMES

Un apprentissage axé essentiellement sur le sens du symbole.

Aux deux tiers du premier livret de lecture apparaissent les premiers idéogrammes. Parallèlement, les signes syllabiques prennent place dans la fonction grammaticale qui sera la leur.

L'enfant a parfaitement conscience d'avoir appris jusqu'ici un système différent de l'écriture officielle, de l'écriture qu'il voit dans la rue, sur les affiches. Un nouvel apprentissage commence alors : celui de la lecture et de l'écriture proprement dit . Dans les manuels de lecture, les idéogrammes vont, dans un premier temps, cohabiter avec une écriture sans rapport avec l'orthographe officielle puis s'y substituer.

« La rapidité relative avec laquelle les débutants japonais apprennent â lire des phrases plutôt complexes et à les comprendre devrait nous inciter à fonder notre propre enseignement sur la signification de ce qui est lu par l'enfant, en se souciant moins du décodage des lettres. » (Bruno BETTELHEIM et Karen ZELAN, « La lecture et l'enfant » Robert Laffont, 1981, p.41.)

Les étapes à franchir dans l'enseignement, basé sur la combinatoire, d'une langue alphabétique, c'est-à-dire :

     - identification des phonèmes,

     - combinaison de ces phonèmes,

     - identification du mot avec ou sans subvocalisation,

     - compréhension du mot en tant que signifié,

se réduisent dans l'apprentissage de la langue japonaise à la connaissance d'un idéogramme comme quelque chose qui représente un référent spécifique. Par conséquent, l'apprentissage porte uniquement sur le sens de l'idéogramme et non pas sur les éléments qui le composent. « Ainsi dès le début, l'apprentissage de la lecture est centré sur le sens du symbole et sur rien d'autre. L'enfant peut ainsi apprendre à lire des phrases exprimant des pensées complexes. » (Bruno BETTELHEIM et al., op. cit., p.41.) Toutefois, souligne encore Bruno BETTELHEIM : « On n'enseigne pas la lecture des idéogrammes comme on enseigne la lecture globale d'une langue alphabétique ; le maître insiste non pas sur l'identification de l'idéogramme mais sur sa signification. »

Pour ce faire, les idéogrammes sont étudiés dans des textes porteurs de sens, utilisés dans un contexte apportant tous les éclaircissements nécessaires. Dans aucun manuel je n'ai rencontré de listes d'idéogrammes ou de phrases simplettes, prétextes à une accumulation artificielle d'idéogrammes déjà étudiés.

Ainsi que je l'ai précisé dans ma présentation du système d'écriture japonais, les petits Nippons apprennent 76 idéogrammes lors de leur première année d'école primaire et en connaîtront 881 à la fin de leur sixième année. Une enquête menée dans différentes écoles primaires japonaises m'a révélé que ce nombre de 881 idéogrammes serait en fait triplé car ces idéogrammes essentiels apparaissent comme éléments dans un grand nombre de combinaisons différentes.

« Apprendre à lire c'est comprendre à des signes graphiques, à leur attribuer un sens. » (Jean FOUCAMBERT, « La manière d'être lecteur », OCDL Sermap, 1976, p.19.) Cela me semble la définition même de l'apprentissage de la lecture au Japon.

Les idéogrammes ne sont pas simplement identifiés, ils sont compris, Le même idéogramme apparaissant comme élément dans un grand nombre de combinaisons différentes, seule la compréhension tu sens de chaque idéogramme permet de pénétrer la signification de toutes ces combinaisons qu'il serait pratiquement impossible d'apprendre en bloc.

Cette page tirée d'un manuel illustre parfaitement mon propos. Ces idéogrammes isolés sont extraits d'un test précédemment étudié.

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L'idéogramme de bouche permet de lire moustache, entrée ou dispute dans lesquels il est en composition, Celui de lune sert à écrire lundi et mon, entre autres. Comme le montrent ces extraits de : « à guide to reading and writing japanese » (Charles E. Tuttle Compagny, Rutland, Vermont and Tokyo, 1959, pp.17 et 20) : L'idéogramme de rivière entre dans la composition des idéogrammes de torrent, de rive et d'embouchure (où il est associé à bouche). Celui de montagne dans l'écriture de sentier, d'escalade, etc. :

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L'idéogramme de rivière entre dans la composition des idéogrammes de torrent et d'embouchure (où il est associé à bouche). Celui de montagne dans l'écriture de sentier, d'escalade, etc. :

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Extraits de « à guide to reading and writing » (p.22).

L'idéogramme de arbre permet de saisir la signification de bois et de forêt, comme le montre l'extrait ci-dessous :

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J'ai confronté les 76 idéogrammes (fig.1) dont le sens et la graphie doivent être connus en fin de première année, à l'échelle DUBOIS-BUYSE. Je n'ai pas pris en compte certains idéogrammes trop spécifiques à la culture nippone tels que caractère (dans le sens de idéogramme) ou rizière. Le tableau ci-dessous rend compte de cette analyse.

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Une première constatation s'impose : la volonté des pédagogues japonais de n'étudier que des mots appartenant au vocabulaire des enfants et fréquemment employés. Le second critère de choix repose sur la fréquence d'apparition de ces idéogrammes dans la composition d'autres idéogrammes.

C'est dans le même esprit que seront étudiés les 881 idéogrammes inscrits au programme de l'école élémentaire. L'apprentissage de la lecture ne se limite donc pas à la première année de classe mais se poursuit sur toute la scolarité, et même au-delà pour ce qui concerne la connaissance de caractères rares ou spécifiques. Dans un livre de littérature ou dans tout autre ouvrage spécialisé, il arrive au lecteur adulte de rencontrer des idéogrammes peu fréquents. S'il ne peut déduire leur sens par le contexte et s'il ne peut appréhender leur signification par la connaissance des idéogrammes essentiels qui entrent dans leur composition, il a recours au déchiffrement. Comme le montre cet extrait d'un livre d'histoire du Japon destiné aux lycéens :

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Les idéogrammes inconnus sont transcrits en écriture phonétique (hiragana) ce qui permet, non de les comprendre, mais de les déchiffrer et d'en chercher la signification, soit auprès de quelqu'un, soit dans le dictionnaire. (Je rappelle que les mots y sont classés dans leur transcription en syllabaire.) Le décodage n'a en lui-même aucune valeur; il n'est intéressant que parce qu'il permet d'avoir accès à la signification d'un mot.

L'ORTHOGRAPHE

L'idéogramme, visage du mot

Pour quelles raisons, alors qu'ils disposent de syllabaires leur permettant d'écrire n'importe quel mot, les Japonais jugent-ils indispensable l'apprentissage de la lecture et de l'écriture des idéogrammes ? Comme je l'ai évoqué plus haut, la lecture d'un texte en syllabaire impose à l'enfant une subvocalisation, voire une oralisation. Il serait tout aussi difficile à un lecteur français d'éviter la prononciation s'il devait déchiffrer une transcription phonétique ou un rébus. C'est donc par le biais de la prononciation (intérieure ou à voix haute) que l'élève japonais parvient au sens du mot puis à celui de la phrase. Cela l'oblige à faire une lecture linéaire du texte puisqu'il déchiffre chaque syllabe de chaque mot. Cette démarche entré en totale contradiction avec l'acte véritable de lecture d'après E. JAVAL (cité par Jean FOUCAMBERT, op. cit. p.39), le lecteur déplace son regard par bonds, passant d'un point fixé à un autre, L'œil perçoit non des lettres ou des syllabes mais des ensembles de signes qui peuvent être supérieurs aux mots.

Il est, c'est évident, impossible de lire de cette manière un texte écrit en syllabaire. Aucun détail, aucun repère ne permet à l'œil de se fixer et d'appréhender le sens général de la phrase ou du texte. De plus la transcription phonétique d'un mot renvoie à plusieurs signifiés ; rien ne permet de distinguer les homophones nombreux en Japonais et le contexte n'est pas toujours suffisamment explicite. Les idéogrammes sont le visage de la langue japonaise, son orthographe, Rapidement identifiables, porteurs d'un sens directement accessible, ils sont les jalons d'une lecture vraie, rapide et silencieuse. La maîtrise d'un code phonétique ne dispense donc pas le petit Japonais d'apprendre le tracé, la forme écrite de centaines, voire de milliers, d'idéogrammes. Les syllabaires ne sont même pas une aide ou un pré-requis à l'apprentissage des idéogrammes puisqu'à aucun moment la phonie et la graphie d'un mot ne sont mis en correspondance. Selon Jean FOUCAMBERT (op. cit., p.76 c'est à cela que le Japon doit de ne pas connaître le problème de la dyslexie : « La dyslexie n 'existe pas dans les civilisations où, l'écriture étant idéographique, on ne se propose pas d'apprendre des correspondances entre les graphèmes et les phonèmes. »

En même temps que le sens de l'idéogramme, l'élève japonais acquiert le coup de pinceau qui le dessine. C'est du sens qu'il écrit alors et non des sons. Aucun système ne lui permettant de prévoir l'orthographe des mots, il doit apprendre un à un chaque idéogramme pour en connaître le tracé.

Un autre apprentissage guide les petits Nippons dans leur exploration des textes. Il s'agit d'une initiation au rôle grammatical du syllabaire hiragana, Ce syllabaire complète la racine, idéographique, des verbes et précise ainsi le mode et le temps auxquels ils sont utilisés. Il indique également la forme de la phrase (affirmative, négative, interrogative...).

Enfin, placées derrière les mots auxquels elles se rapportent, les syllabes hiragana soulignent la présence des compléments de lieu (he), les compléments d'objet direct (o), des génétifs (no), etc.

Cette page extraite du premier livret insiste sur l'identification de la syllabe he, introducteur d'un complément de lieu, et prévient toute confusion avec la syllabe e (le h aspiré se prononce plus ou moins fortement selon sa place dans la phrase).

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Traduction de ces deux phrases :

e et he

Je vais chercher mon père à la gare.

Allons dans cette chambre-là et jouons.

La connaissance de ces marques syntaxiques, alliée à la compréhension des idéogrammes, mène l'enfant à la perception directe du texte lu.

3. LES MANUELS JAPONAIS

Tous les manuels de lecture japonais se ressemblent. Leur contenu fait l'objet d'un consensus entre les enseignements et le Ministère de l’Éducation. Chaque année, avec l'accord du Ministère de l'Éducation, les éditeurs d'ouvrages scolaires sortent une version plus ou moins remaniée des manuels, même si les Instructions Officielles n'ont pas changé. Les livrets dont sont extraites les illustrations de cet article datent de 1985 et 1986, années pendant lesquelles je me trouvais au Japon. Il ne m'a pas été malheureusement possible de connaître la date de la première parution des textes qu'ils contiennent.

Présentés en deux livrets d'une centaine de pages chacun, ils conduiront l'enfant à la maîtrise des deux syllabaires et de 76 idéogrammes, Les enseignants que j'ai rencontrés n'ont pas caché leur surprise lorsque je leur ai révélé qu'en France, l'instituteur de cours préparatoire a le libre choix de ses manuels et de sa méthode pédagogique.

L'ASPECT FORMEL

Dès le premier livret, les textes se déroulent sur plusieurs à pages. Il s'agit de véritables histoires dont la continuité, la cohérence facilitent la lecture.

Les images qui accompagnent les histoires (fig.5 et 6) sont judicieusement choisies: elles ne font pas double emploi avec le texte, elles ne détournent pas l'enfant de l'écrit mais au contraire le poussent à s'interroger sur lui. « Est-il nécessaire de noter que les histoires bibliques par lesquelles nos ancêtres apprennent à lire (...) étaient accompagnées de rares images qui ne permettront pas de deviner ce que le texte révélerait. Si on voulait connaître l'histoire il fallait apprendre à lire ». (Bruno BETTELHEIM et Karen ZELAN, op. cit., p.32).

Le texte lui-même est remarquablement organisé : il possède un titre, il est coupé en paragraphes, la ponctuation est respectée. Le dernier point que je voudrais souligner concerne la typographie. Les jeux de typographie permettent à l'élève japonais de repérer dans le texte son titre ainsi que le nom de son auteur. Pour les pages réservées aux exercices de structuration ou de mémorisation, la mise en page recourt aux caractères gras, aux pointillés et aux encadrés. 
Ces ensembles rédactionnels, assez courts et très repérables, attirent l'attention du jeune lecteur, l'aident à une mémorisation plus efficace. Ainsi que le note François RICHAUDEAU (Cinq contributions pour comprendre la lecture, p.30), « Les textes ne sont pas seulement du domaine du typographe et de metteur en page, mais ils doivent être conçus par l'auteur du manuel scolaire. Car lorsque l'information est fractionnée en ensembles rédactionnels bien isolés, bien individualisés, la compréhension est meilleure ». 
F. RICHAUDEAU souligne également le problème du seuil de lisibilité d'un texte : « Un adulte lit aisément des caractères très fins (...). Pour un lecteur de six ans, les caractères les plus petits doivent être deux fois et demie plus grands que les caractères les plus petits lisibles par l'adulte. Mais il est important de savoir qu'une fois ces seuils de lisibilité atteints, le fait qu’un caractère soit 50% ou même deux ou trois fois plus gros ne change rien à sa lisibilité. Les caractères en gros corps ne sont pas mieux lus, pas mieux retenus que des caractères composés en petit corps. » Les manuels japonais illustrent les propos de F. RICHAUDEAU : la taille des caractères utilisés pour les textes ne varie pratiquement pas entre le début du premier livret et la fin du second.

LE CONTENU

Les textes proposés aux élèves japonais sont d'une grande variété :

     - contes mettant en scène: des personnages fantastiques ou des animaux,
     - contes folkloriques,
     - poèmes,
     - scènes de la vie à l'école, en classe,
     - documentaires sur la vie des animaux, sur les relations des animaux avec leurs petits, sur les voitures,
     - mode d'emploi pour fabriquer des avions en papier, etc.

Il semble que le projet des pédagogues soit de répondre à la curiosité naturelle des enfants, de leur apporter des choses nouvelles (les relations entre les animaux sauvages et leurs petits par exemple), de développer leur compréhension du monde et leur imagination, en un mot, de faire de la lecture une activité captivante en elle-même.

Les manuels japonais montrent des enfants en classe, pendant les leçons de lecture ou d'éducation physique, par conséquent proches des élèves. Les contes véhiculent des pensées complexes. Leurs personnages éprouvent des sentiments ambigus, difficiles à assumer. L'une de ces histoires, dont le héros est un lapin, évoque l'envie qu'a parfois l'enfant de se soustraire à l'autorité, à l'attention constante de sa mère, son désir d'acquérir un peu d'autonomie, bref, de grandir. Les sujets « sensibles » comme celui de la naissance, sont abordés d'une manière détournée mais scientifique par le biais des animaux. Le monde actuel n'est pas oublié avec des textes sur les automobiles ou sur la ville.

Je note dans tous ces textes une volonté d'exploiter les réalités de l'existence pour apprendre à l'enfant à s'y repérer et à s'y confronter. Toutefois l'imaginaire n'est pas en reste : le merveilleux vient s'insérer dans la vie des personnages comme en témoigne l'histoire de la baleine-nuage.

LA SYNTAXE

Comme je l'ai souligné, les manuels japonais n'offrent pas aux élèves d'histoires édulcorées, vidées de toute substance.

Ils ne reculent pas non plus devant une formulation élaborée, voire complexe, des textes.

J'ai relevé dans le premier livret de la méthode ce que Laurence LENTIN (Du parler au lire, ESF 1986, tome 2) nomme les « instructeurs de complexité » :

- pp. 16 et 17 : c'est, voici
- p. 32 : si (conditionnel)
- p. 39 : après que
- p. 43 : à qui
- pp. 46 et 69 : quand
- p. 50 : quand, , qu'est-ce que
- p. 70 : donc
- p. 71 : commencer à + infinitif
- p. 72 : en + participe présent
- p. 74 : comme (conjonction de subordination)
- p. 81 : comment
- p. 82 : pour que
- p, 83 : c'est pourquoi et comme (comparaison).

Ces mots font l'objet d'exercices spécifiques pour permettre à l'enfant de les identifier rapidement et d'appréhender leur fonction grammaticale.

Un autre fait me paraît important : certains contes sont écrits au passé. Les auteurs respectent là aussi les règles et n'escamotent pas le « il était une fois » qui ouvre la porte de l'imaginaire enfantin. Les pédagogues japonais, ne basant pas leur enseignement de la lecture sur une correspondance entre phonèmes et graphèmes, peuvent proposer à leurs élèves une langue écrite, authentique et complexe.

Les travaux du psychologue américain, P.B. PEARSUN, présentés par F. RICHAUDEAU (Cinq contributions pour comprendre la lecture pp.27 et 28), confirmeraient pourtant cette théorie. « La compréhension du message (pour des enfants de 9 ans) est meilleure s'il est exprimé en une phrase au lieu de deux. (...) L'utilisation de structures d'avertissement renforce nettement la mémorisation des phrases qui les contiennent. »

LE VOCABULAIRE

Les 76 idéogrammes inscrits au programme de la première année d'école primaire ont été choisis en fonction de leur fréquence d'apparition dans la langue écrite. Dès les premières semaines de classe, les petits Nippons entament l'apprentissage des deux syllabaires. Les textes transcrits phonétiquement pour cette étude sont de véritables histoires. Je n'ai noté aucune phrase artificielle, c'est-à-dire composée de mots rares ou empruntés au langage du bébé pour assurer la mémorisation de telle ou telle syllabe. En dehors des textes, je n'ai trouvé aucune liste de mots, dressée hors de tout contexte, pour renforcer la maîtrise des syllabaires. Le contenu lexical des textes n'est pas compliqué en lui-même, pourtant les auteurs semblent toujours rechercher le mot juste, celui qui exprime le mieux leur pensée. J'en ai fait l'expérience lors de la traduction de ces textes. La structure syntaxique dégagée et le sens général de la phrase découvert, les mots inconnus que je cherchais dans le dictionnaire correspondaient très souvent à ceux que je m'attendais à trouver.

Aucune concession cependant n'est faite sur le sens du texte même s'il faut parfois pour cela employer parfois un mot plus rare. J'ai relevé dans le premier livret les mots gouvernail et taon. Renseignements pris, ces termes n'appartiennent pas au vocabulaire des enfants mais aucun autre mot n'aurait pu convenir sans dénaturer le sens du texte, sans altérer l'authenticité du langage. Bruno BETTELHEIM (op. cit., p.252) se range apparemment à cet avis : « Quiconque écrit pour les enfants en se servant du langage « bébé » perd son temps. Il faut écrire non pas au-dessous, mais au-dessus du niveau des enfants. (..) Les enfants adorent les mots qui leur donnent du mal, pourvu qu'ils les trouvent dans un contexte qui captive leur attention. » Les jeux verbaux ont acquis pour les enseignants japonais une véritable valeur pédagogique puisqu'ils aident l'enfant à maîtriser la langue, J'ai évoqué les jeux exploitant les oppositions phonologiques. L'extrait ci-dessous s'apparente à nos « mots-enchaînés », la dernière syllabe d'un mot devenant la première du mot suivant :

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Ces jeux, situés en dehors des textes de lecture, sont également menés à l'oral.

CONCLUSION

Les pédagogues japonais ne basant pas leur enseignement de la lecture sur une simple correspondance entre phonèmes et graphèmes mais sur la signification de ce qui est lu par l'enfant peuvent, à mon sens, proposer à leurs élèves une langue authentique et complexe, Limitée à la seule année du cours préparatoire, la stratégie d'apprentissage de la lecture ne me permet pas de tirer de conclusions définitives. Toutefois cette expérience me semble probante sur de nombreux points. Les albums de littérature enfantine, attestant d'une recherche et d'une imagination souvent poussées tant sur le plan de la mise en page que du contenu, ont su attirer les enfants vers la lecture, leur communiquer le plaisir de lire.

À l'exemple de la pédagogie japonaise j'ai à mon retour en France, axé mon enseignement de la lecture sur la signification de ce qui est lu par l'enfant et non sur l'apprentissage mécanique et passif de la combinatoire. Les élèves ont ainsi acquis un comportement de lecteur, Ils savent interroger l'écrit et s'y repérer. Les lectures découvertes, l'aspect idéographique de l'orthographe dont j'ai privilégié l'étude, la recherche des marques syntaxiques les y ont préparés. Ils quittent ma classe avec un bagage de mots d'usage fréquent, dont ils ont fixé à la fois la signification et l'orthographe. Enfin, ils se sont bâti par le jeu des analogies et des confrontations, donc par une réflexion véritable sur la langue, un système de correspondance entre graphie et phonie. Certes, cette expérience n'a pas apporté la même chose à tous mes élèves mais elle a permis à ceux dont la progression est plus lente de poursuivre leur entrée dans l'écrit ; aucun enfant ne s'est découragé, aucun ne s'est détourné de la lecture, contrairement à ce que j'observais les années précédentes.

Marie-Christine COLLARD