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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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À PROPOS DE...

L'OBSTACLE DE LA LANGUE

L'INSEE a publié à la fin du mois de juin, sous le titre L'obstacle de la langue, une approche de l'illettrisme des adultes dans la France d'aujourd'hui, à partir d'une enquête intitulée Étude des conditions de vie» réalisée durant l'hiver 1986-87. Les résultats, conjugués avec ceux de l'enquête du GPLI (A.L. n°25, mars 1989, p.50) et d'autres encore, cernent maintenant assez précisément le phénomène et les caractéristiques des populations concernées (après les avoir longtemps méconnus, au moins quantitativement) en même temps qu'ils donnent une idée de l'ampleur des remèdes nécessaires.

Ces évaluations, reprisant sur des méthodes différentes, font évoluer la notion d'illettrisme qui est passée d'une signification restreinte d'incapacité à lire à celle plus large de difficultés de la vie quotidienne liées à la méconnaissance du langage en général. Nous avons, pour notre part, toujours affirmé qu'il serait dangereux de circonscrire le phénomène de l'illettrisme aux seuls cas des personnes qui associent à un état de pauvreté et de marginalisation économique et sociale très caractérisé une incapacité à utiliser l'écrit et qu'au moins pour ce qui relève des remèdes, il serait inefficace et de dissocier l'illettrisme du phénomène plus général de la non-lecture et de croire que l'exclusion totale ou partielle de la communication écrite aurait pour cause essentielle une insuffisante maîtrise des techniques de lecture.

L'intérêt des données de l'INSEE provient du fait qu'elles ont été recueillies à partir de questions posées à d'autres fins. Elles sont ainsi plus « fiables » car l'expérience a montré que des questions directes sur ce sujet provoquaient un sentiment de honte et donc une dissimulation. En outre, elles permettent de cerner les rapports entre l'illettrisme et divers aspects des conditions de vie ou des trajectoires suivies. Enfin, et c'est nouveau pour ce type d'enquête, la population immigrée est incluse dans l'étude et la méconnaissance du français oral est intégrée à la liste des lacunes associées.

Des résultats chiffrés d'abord, tels qu'ils sont fournis par l'INSEE* :

Sur 37 millions de personnes valides de plus de 18 ans vivant en France métropolitaine, plus de 9%, soit 3,3 millions, éprouvent des difficultés graves à parler français ou à le lire, ou encore à l'écrire, ou enfin à le bien comprendre.

Ainsi comptabilisé, l'illettrisme touche 1,4 million d'immigrés (soit une personne immigrée sur trois) et 1,9 million de Français (soit 6%).

La langue française n'est ni la langue maternelle ni celle utilisée habituellement à la maison pour près de 4% des résidents. Sa compréhension est très difficile pour un nombre comparable. 700 000 personnes cumulent ces deux particularités.

20% des personnes déclarent « ne jamais lire ou presque de journaux quotidiens d'informations générales » et 4% affirment ne pas avoir lu de livres récemment en disant «je ne sais pas du tout lire » ou «je sais lire mais j'en ai perdu l'habitude » ou «je ne sais pas lire le français ». 900 000 personnes ayant fait ces deux réponses ont été considérées comme ne sachant pas lire.

2,4% des personnes assurent « ne pas être capables de remplir un chèque » et excluent d'elles-mêmes de rédiger une lettre de réclamation au sujet d'un problème avec une administration. Elles sont considérées comme ne sachant pas écrire.

Certaines personnes, à propos de la rédaction d'un chèque, déclarent ne pas souhaiter le faire ou n'en avoir jamais eu l'occasion. Parmi elles, certaines disent (soit 1,5% de la population) qu'elles feraient écrire la lettre par une autre personne. Au total, 1,5 million de personnes ont des lacunes graves pour écrire en français.

Dans le cas d'une difficulté avec une administration, 25% des personnes n'auraient pas de possibilité orale ou écrite immédiate de réaction. 10% des personnes interrogées ont eu du mal à comprendre les questions des enquêteurs. Deux millions de personnes cumulent ces deux caractéristiques. Elles sont considérées comme ayant une mauvaise compréhension de la langue française.

 

D'autres informations :

Illettrisme ne signifie pas forcément pauvreté mais le risque d'une vie continuellement passée dans la pauvreté est néanmoins bien plus fort pour les illettrés qui semblent aussi avoir plus de mal à rester dans une situation financière satisfaisante. Par exemple, un illettré sur trois a passé sa vie dans une « situation moyenne », un sur sept a suivi une - trajectoire ascendante » mais un sur cinq n'est jamais sorti d'un « état de pauvreté ».

Généralement, la naissance à l'étranger, une scolarisation éphémère et le grand âge accroissent les risques de connaître chacune des incapacités citées plus haut.

Ceux qui ne parlent pas le français ne savent en général pas le lire et ceux qui ne savent pas le lire ne savent pas l'écrire.

L'illettrisme rend difficile l'obtention d'un premier emploi ou la « sortie » du chômage. Ceux qui travaillent sont salariés agricoles ou ouvriers non qualifiés. 25% estiment que leur travail n'exige aucun "effort de réflexion".

150 000 personnes ayant dépassé le niveau de l'enseignement élémentaire sont néanmoins illettrées.

De cette énumération émerge néanmoins, nous semble-t-il, un constat. Les personnes qualifiées d'illettrées par l'INSEE parce qu'elles ont les lacunes répertoriées par les rapporteurs de l'étude souffrent - massivement pourrait-on dire - d'une ou de plusieurs formes d'exclusion sociale.

C'est bien parce qu'elles n'ont pas de raisons de lire que ces personnes ne lisent pas et c'est bien parce qu'elles ne lisent pas qu'elles ne savent pas lire (ou écrire, ou parler même) et non l'inverse.

C'est parce que nous en avons toujours été convaincus que nous avons toujours accordé la primauté au politique et au social dans notre réflexion sur la lecture et son apprentissage. Une des conclusions (optimiste ?) que nous extrayons de ce rapport : « La vie professionnelle, la vie familiale et plus généralement toutes les formes d'intégration sociale peuvent favoriser un progressif rattrapage des lacunes initiales » n'est pas faite pour nous en dissuader.

Michel Violet

* On peut se procurer le document contre un chèque de 10 F à "INSEE première". Observatoire Économique de Paris, Tour Gamma, 195, rue de Bercy, 75582 Paris cedex 12.