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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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PLAISIR DÉSIR

Dominique LUCAS DE PESLOUAN est professeur à l’École Normale de Nice, chargé de cours de psychopédagogie au centre de formation des maîtres se destinant à l’Adaptation et à l’Intégration Scolaires (AIS) secteur dont il s’occupe depuis plus d’une dizaine d’années. Il est agrégé de philosophie et psychanalyste de formation. À ce titre, il a travaillé aux côtés de Jean OURY au château de la Borde. Jean-Louis RINALDINI l’a interrogé sur une certain nombre de thèmes qui fondent les discours et les pratiques de l’AFL (la fonctionnalité de l’écrit, les phénomènes de l’apprentissage, les rapports oral/écrit, l’abord sociologique de la lecture…) et notamment sur ceux concernant la pédagogie de l’écriture et l’expérience de Bessèges.


J.-L. RINALDINI : Il y a un débat qui ne cesse de surgir au sein de l'AFL et qui, à cause de son importance, ne doit pas être évacué, c'est celui sur le plaisir de lire ou parfois même par confusion sémantique, sur le désir de lire, terme que l'on retrouve couramment dans les propos pédagogiques sur la lecture. Par lą-même, on nous reproche souvent de ne pas prendre suffisamment le « sujet » dans nos propositions, d'accentuer trop nos pratiques sur le sociologique. Or je crois savoir que vous n'êtes pas loin de soutenir cette position.

D. LUCAS DE PESLOUAN : Mes réserves par rapport aux positions de l'AFL portent plutôt sur l'importance à mon sens (et à ma connaissance) excessive, voire parfois exclusive, accordée aux écrits sociaux, une certaine mise entre parenthèses de l'imaginaire dans la production et la réception d'écrits, mais le « contentieux » n'est pas très important. De mon côté, je ne ressens pas du tout ma position sur la lecture par rapport à l'AFL, comme antinomique, alternative ou contradictoire. Il n'y a pas de thèmes que je connaisse dans l'AFL qui me semblent à rejeter, mais je vois une lacune dans une position trop étroitement socialisante où il n'y a pas ce retour vers le sujet, où le collectif est dominant.

LE PLAISIR DE LIRE N'EST PAS LIRE AVEC PLAISIR

Pour revenir à cette question sur le plaisir il faut prendre conscience que le Plaisir de lire, ce n'est pas lire avec plaisir. Il faut entendre Plaisir au sens du principe de Plaisir de FREUD.

C'est-à-dire un principe de fonctionnement mental lié au principe de réalité et à l'activité symbolique. La lecture est une activité symbolique, c'est-à-dire ce qui permet, au travers d'un texte, de projeter un imaginaire personnel, familial, collectif, dans une réalité qui est l'objet livre. Dans ce cadre-lą, le Plaisir de lire est pour moi une condition et non un accompagnement de l'acte de lire.

J.-L. R. : Pour FREUD le principe de plaisir tend à éviter le déplaisir...

D. L. de PESLOUAN : Quand je dis que c'est lié au principe de Plaisir, c'est justement pour pointer l'idée que le Plaisir, dans toute activité et notamment dans l'activité de lecture, est fondateur d'un équilibre, que l'enfant cherche, entre la réalité extérieure et son imaginaire. Cela veut dire, notamment pour les jeunes enfants que l'on dit non lecteurs, que l'attitude par rapport à un livre, la recherche d'un livre ne me semble pas du tout liée à un désir social de communication. Il s'agit plutôt pour moi d'une recherche de concrétisation de projections, une mise en forme symbolique de plaisir, pas nécessairement plaisir au sens de douceur mais aussi d'angoisse, de peur, de crainte, d'illusion, de rêverie, et de réduction de ces tensions.

Je crois qu'au moins jusqu'à cinq ou six ans, le ressort essentiel des identifications, ne me semble pas être comme on l'a dit, l' imitation des adultes, mais la recherche d’un support qui puisse permettre à l' enfant de trouver, dans le livre, la mise en forme de ce principe de Plaisir, entendu au sens freudien.

C'est le Plaisir constitutif de l'acte de lire et même, en amont de l'acte de lire, de la recherche active du livre.

J.-L. R. : Le livre n'est pas pris dans sa matérialité réelle et sociale uniquement, mais entendu comme objet qui la transcende, comme objet de médiation entre l'imaginaire et le réel, comme objet de représentation symbolique au sens strict du terme ?

D. L. DE PESLOUAN : Oui, entendu comme une scène. Et ce qui me paraît tout à fait important chez l'enfant, c'est que le livre est un objet, un objet qui se construit au fur et à mesure qu'on le lit. Ce n'est pas un objet que l'on décode, c'est un objet que l'on construit, que l'on invente. Cette activité est pour moi typique, à côté d'autres activités, de la création d'un champ symbolique, d'un ordre symbolique entre cette réalité extérieure (dont la matérialité du livre fait partie) et l'imaginaire qui ne peut pas se dire autrement qu'en trouvant un support, le livre en l'occurrence.

Ce que j'appelle le « pouvoir lire » c'est quelque chose qui s'origine pour l'enfant dans le pouvoir symbolique, c'est-à-dire la possibilité pour l'enfant d'utiliser des objets symboliques qui sont toujours des objets substitutifs parce que ce sont des objets mis à la place d'autres objets. Les mots permettent à l'enfant d'élaborer la séparation, l'aident à se détacher de l'illusion fusionnelle avec la mère : grâce à eux, il comprend qu'elle va revenir après être partie. D'autre part, les premiers mots, les premières histoires lui permettent d'assurer une continuité de vie, c'est-à-dire de recevoir ces repères, ces réponses, de pouvoir développer ces anticipations qui vont, dès les premiers mois, contribuer ou non à lui donner un pouvoir sur sa vie. Il faut comprendre que l'inégalité psycho socio culturelle commence ici, dans ce pouvoir symbolique. On la retrouvera plus tard dans l'inégalité devant l'écrit, si entre temps il n'y a pas eu de pratiques scolaires ou sociales qui seront venues « compense » ces premières carences symboliques. C'est la problématique qui est désormais constante chez les psycholinguistes, du rapport au langage... Les inégalités linguistiques sont essentiellement des inégalités, des différences psycholinguistiques, dans le rapport au langage, dans l'investissement que les enfants peuvent faire du langage, Oral d'abord et écrit ensuite.

Le vouloir lire n'est qu'un accomplissement, une actualisation, de ce pouvoir lire, disons autour de trois ans, ce qui suppose que l'enfant accède au statut de lecteur. Pour moi cela signifie deux choses : d'abord la possibilité d'identifications stimulant ce vouloir lire, deuxièmement la précocité du contact avec l'écrit que vous développez largement à l'AFL.

Évidemment, je me réfère au principe de Plaisir dans un sens élargi. Dans le cadre du débat avec l'AFL, cela permet de bien comprendre cette notion de fonctionnel. Qu'est-ce qui est fonctionnel ? Sans doute ce qui est de l'ordre de la nécessité et on est alors dans le principe de réalité où le plaisir peut paraître quelque chose de dépassé, de marginal ou d'extérieur. Mais la fonctionnalité, c'est aussi avoir besoin de lire pour faire fonctionner l'esprit, ce qui pour un jeune enfant est d'abord faire fonctionner l'imaginaire, pouvoir le mettre en mots, en symboles. Cette position n'est pas du tout contradictoire avec celle de l'AFL. mais plutôt complémentaire. C'est envisager le livre comme objet symbolique entre l'imaginaire et le réel, mais aussi entre moi et l'Autre, l'enfant et un autre enfant, l'enfant et un adulte et plus profondément entre moi et moi. Le livre comme support fondamental des identifications, des projections, donc comme élément imposant de la construction du moi, moi idéal et idéal du moi.

J.-L. R. : On comprend mal comment le monde pédagogique peut intervenir dans l'articulation entre le sujet et les situations que vous décrivez, tellement elles sont de l'ordre individuel. Surtout si l'on a à l'esprit la perspective, à mon sens dévoyée, d'une pédagogie qui vise dans sa dimanche le groupe avant tout, le meilleur de « rendement » pour le plus grand nombre dans le minimum de temps.

D. L. DE PESLOUAN : On pourrait situer le rôle du pédagogique, comme un rôle essentiellement de médiation, ce qui est d’ailleurs une position commune avec ce que dit l'AFL. L'engagement de l'enfant par rapport au livre, quel que soit son âge, de la maternelle ou de S.E.S., doit être très individualisé.

Le pédagogue ne peut intervenir que comme médiateur, dans une fonction d'élucidation, d'explicitation, d'aide, de guidance. Ce qui n'est pas exclusif d'autres activités pédagogiques beaucoup plus collectives, beaucoup plus structurées qui porteraient plus sur des écrits sociaux, sur le journal, sur la correspondance, sur un engagement collectif d'écrire ou de lire.

La relation avec l'adulte doit être très individualisée mais jamais duelle, elle doit être toujours médiatisée. L'instituteur dans sa classe est lą pour faciliter par diverses voies, à la fois individuelles et collectives, le rapport au savoir, le rapport à l'objet scolaire, dont le livre. Comment maintenir les deux rôles d'animateur collectif et de médiateur, de guide ? En fixant très nettement au départ les rôles, les statuts, le cadre classe. Pourquoi est-on lą tous ensemble pendant une année ? Pour mener collectivement des projets, des apprentissages, des contrats collectifs. Mais on n'est pas lą que pour ça. On est lą pour trouver un lieu, que les enfants les plus défavorisés ne trouvent pas ailleurs, qui permette de se rencontrer soi-même, de se connaître soi-même, dans ses possibilités symboliques, dans son désir, dans sa confiance en soi, dans ses projections...

Voilą la limite de modèles comme le modèle coopératif, auquel pourtant j'adhère complètement sur le fond. On est en classe pour coopérer, pour opérer ensemble, mais pas seulement pour ça. C’est une des distinctions que l'on peut faire entre la pédagogie coopérative et la pédagogie institutionnelle. À travers le livre, il y va de l'élève, mais il y va aussi de l'enfant.

La place de l'écrit, du livre dans la classe renvoie au lieu classe lui-même, à la construction de ce cadre classe. Si l'écrit n'est envisagé que comme un support social de communication, on peut faire l'économie du rapport individuel, affectif, personnel de l'enfant au livre, Dans l'aménagement de l'espace et du temps, il faut pouvoir concevoir des moments où le maître n'est plus le maître mais le médiateur, le garant d'identifications possibles pour l'enfant, et où l'enfant a le statut, le droit d'individu dans un collectif mais pas complètement dépendant de ce collectif. Il sait qu'on peut le laisser tranquille pendant un moment, avec un espace aménagé dans la classe où personne ne viendra s'immiscer, violer son espace de sécurité propre comme l'appelle Jean OURY.

LES ÉCRITS FONCTIONNELS

Ce que je crains dans une socialisation excessive de l'écrit, c'est que toute cette dimension-lą n'apparaisse pas ou soit considérée comme quelque chose d'extrascolaire que l'on peut faire chez soi, dans sa chambre, à la maison. On sait bien que les enfants qui peuvent bénéficier de cela n'auront aucun problème vis-à-vis de l'écrit. Ceux qui ont un problème sont ceux, comme le dit l'AFL, qui n'ont pas de rapport social à l'écrit, mais en plus qui n'ont pas de rapport personnel et affectif avec l'écrit, sans lequel le rapport social ne me paraît pas être très solide ni fondé, Je me demande si le seul rapport utilitaire et de nécessité (ce qui n'est pas la position de l'AFL) avec l'écrit n'alimente pas largement l'illettrisme. Il y a lą un risque de réduction du fonctionnel à l'utilitaire, parce que l'on reste toujours dans une perspective uniquement de réalité ou de réalisme. Par exemple, ce qui est important pour un élève de SES, c'est de pouvoir lire un ouvrage de technique, livre aussi valable que les autres et qui lui sera utile ; mais peut-être ce qui va le « débloquer » par rapport à l'écrit sera tout à fait autre chose.

S. BOIMARE1 explique qu'il fait évoluer des adolescents en difficulté par rapport à l'écrit, mais aussi ayant des troubles du comportement et à la limite de la délinquance, en les faisant travailler sur la cosmogonie d'HÉSIODE ou le mythe d'HÉRACLÈS. On retrouve ainsi cette idée de principe de Plaisir, dans le sens que ce qui les bloque dans leurs pratiques de l'écrit, c'est qu'à leurs yeux c'est « un exercice pourri, pour les bébés » qui n'a rien à voir avec leurs phantasmes de puissance, de « gros bras » , c'est-à-dire leur vécu expérientiel. Si l'écrit leur permet de correspondre avec ce qu'ils vivent dans leur imaginaire, s'il y est question de constructeur ou de destructeur du monde, que ce soit dans la mythologie grecque, la science-fiction ou les bandes dessinées, l'écrit devient intéressant pour eux. On passe lą par une fonctionnalité qui interroge le Plaisir puisqu'il s'agit de trouver une articulation entre l'imaginaire de toute puissance et la réalité extérieure, à travers un support symbolique.

J.-L. R. : Il y a tout de même un danger qui serait de ne pas prendre conscience que l'écrit, s'il est certes une représentation symbolique du Monde, le Monde compris comme ce qui est organisé, ce qui est anticipable, ce qui fait sens, il n'en propose pas moins un point de vue sur lui. Le danger serait de rester dans un rapport captatif avec cet écrit, dans une relation purement imaginaire, c'est-à-dire fonctionner dans et par cet écrit, à l'image de lui, sans le questionner ni le remettre en question dans ce qu'il se donne pour vrai. On arriverait a cette situation paradoxale où l'approche du symbolique par le levier de l'imaginaire ne débusquerait pas la fonction imaginaire de cette représentation symbolique du réel que constitue l'écrit.

D. L. DE PESLOUAN : Cette distance est constitutive de ce que je dis. Le problème est de pouvoir faire en sorte que la lecture soit un dialogue, la confrontation de l'imaginaire de l'autre et de mon imaginaire. Le problème, c'est que des enfants ou des adolescents non seulement refusent mais ont peur de se laisser pénétrer par l'imaginaire d'autrui. Il y a quelque chose de l'ordre du danger. BOIMARÉ a développé cette notion de peur, de peur d'apprendre à lire, de la peur de lire : j'ai peur d'être mis en question dans mon fragile équilibre psychologique en me laissant pénétrer par des tas de trucs pouvant réactiver des tas de phantasmes archaïques oraux. Ce n'est pas pour rien que leur langage est plein d'images orales : je vomis, je dégueule, il veut me faire avaler... Il y quelque chose de cet ordre-lą qui n'est pas si rare ou pathologique qu'on le pense, mais est même assez banal.

LECTURE ET IDENTITÉ

Une des solutions, et je ne dis pas que c'est la seule ou la meilleure, c'est d'arriver à une certaine proximité entre l'imaginaire de l'enfant ou de l'adolescent et les textes qu'on peut lui proposer. On touche à un problème de référence corporelle et expérientielle. Cela me paraît de plus en plus important et va complètement à contre-courant des pratiques qui sont développées par rapport aux enfants en difficulté.

Le problème central, c'est le support de lecture : ce support de lecture qu'on leur propose est adapté, non pas à leur vie propre, imaginaire, à leur expérience, à leur niveau de langage oral, mais adapté à ce qu'on présume de leurs capacités (ou non capacités) de lecteur. À mon avis, c'est la raison pour laquelle on échoue dans la majorité des cas. Finalement pour le lecteur assidu, le lecteur « accompli » qui prend un grand plaisir à lire et l'enfant ou l'adolescent qui n'en prend pas du tout, se pose le même problème qui est qu'il faut que les mots soient vécus dans le corps pour être vécus dans la tête. Les mots viennent coder, organiser, symboliser, structurer, une espèce de magma qui existe à l'intérieur de moi. La lecture n'est intéressante qu'à partir du moment où elle me permet de structurer, d'organiser ma vie. La lecture n'est pas seulement intéressante parce qu'elle m'apporte des informations, mais fondamentalement, parce qu'elle me parle, parce qu'elle s'adresse à moi, parce qu'elle me permet de mieux me comprendre. Jean FOUCAMBERT dit d'ailleurs que lire c'est comprendre ce qu'il y a dans la tête d'un autre pour mieux comprendre ce qu'il y a dans la mienne.

J.-L. R. : Mais vous donnez à cette expression une dimension qui excède la dimension intellectuelle pour atteindre la structuration du sujet, l'identité du sujet, ce qui pose le problème de lecture et image du corps, lecture et identité.

D. L. DE PESLOUAN : Oui, parce que ce fameux dialogue ne se passe pas seulement au niveau conscient, ou mieux, il se passe au niveau conscient si d'une certaine manière il se passe à un niveau inconscient. Et, selon les supports, on s'en rend plus ou moins compte. Dans la lecture d'un journal, cet aspect de proximité inconsciente est relativement atténué ; par contre, avec un support comme la poésie, on se rend compte que l'acte de compréhension entre l'auteur et le lecteur passe par cette corporéité, au sens d'un certain « corps du langage ». Comment expliquer que l'on aime un poème et que l'on ne comprenne rien à un autre poème ? Sinon par cette sorte de dialogue d'inconscient à inconscient.

S' 'il y va de l'identité de l'enfant à travers son statut de lecteur, c'est parce qu'à travers sa lecture il construit, il met en place, toutes les identifications toutes les projections qui vont lui permettre de se construire un moi propre, une personnalité propre par rapport aux autres et aux adultes. On constate qu'il y a un certain nombre d'enfants qui dépensent toute leur énergie mentale pour lutter contre leurs peurs, leurs angoisses, leurs phobies, et il n'y a plus aucune énergie disponible pour toute autre forme d'activité y compris la lecture. Toute énergie est retournée sur soi, c'est ce que j'appelle un comportement d'enfant trop préoccupé pour apprendre. Avoir le désir de lire, « Pouvoir lire », c’est avoir l’esprit libre pour le faire.

Pour reprendre cette idée de proximité que j'évoquais tout à l'heure, l'attitude de l'enfant non lecteur peut vouloir dire : je ne suis pas disponible pour lire ou bien ce que tu me donnes à lire est beaucoup trop proche de ce que je ressens, de ce que je vis. Il faut trouver la bonne distance entre quelque chose qui ne soit pas si étranger que ça ne m'intéresse pas, je ne peux pas y entrer, et quelque chose qui ne soit pas en même temps trop proche de moi, afin que ce plaisir à être pénétré par cet imaginaire de l'autre ne soit pas ressenti comme une espèce de réactivation de phantasmes, une certaine manière de viol.

J.-L. R. : Une autre angoisse naît parfois, dans ce qui peut être vécu comme la transgression de son statut et que représente l'accès à des valeurs culturelles qui ne sont pas celles de son milieu familial.

D. L. DE PESLOUAN : C'est ce qu'on peut appeler l'interdit d'apprendre, l'interdit de savoir. Pour les Créoles par exemple, pour les Gitans, lire c'est renier une certaine identité socioculturelle. C’est plus que du désintérêt, de la désaffection ou du désengagement par rapport à l'écrit, mais c'est quelque chose qui fonctionne comme un interdit. Le choix se fait souvent en faveur du respect, de la dépendance de la culture parentale. De plus il faut avoir à l’esprit que, dans notre organisation scolaire, c'est à six ans que l'on apprend à lire et que c'est à cet âge que l'on essaie également de régler les problèmes de dépendance parentale. Cela fonctionne exactement comme ce que BATESON2 appelle la double contrainte.

Il faut aller à l'école, il faut apprendre à lire mais en même temps cela met en danger toutes mes racines et toute mon identité.

LA CONTINUITÉ ORAL/ÉCRIT, LA SPÉCIFITÉ DE L’ÉCRIT

J.-L. R. : Cela amène à poser une continuité entre l'oral et l'écrit, position qui n'est pas complètement valide sur un plan strictement linguistique ou technique.

D. L. DE PESLOUAN : Effectivement, il s'agit de considérer l'enfant comme un être de langage, oral et écrit indissociablement. Et c'est difficile de faire bien la distinction entre continuité au plan symbolique et discontinuité, rupture au plan pédagogique, technique et stratégique, Le plaisir de lire est un prolongement du plaisir de parler ou d'entendre parler...

J.-L. R. : Vous pensez que le désir de lire existe réellement ?

D. L. DE PESLOUAN : C'est un raccourci. C'est un désir qui se cherche des objets et, parmi ces objets, il peut y avoir le livre. Le livre comme objet du désir.

J.-L. R. : Pour approfondir cette idée de continuité entre l'oral et l'écrit peut-être pourrait-on se référer à ce qui se passe à Bessèges, avec la production du journal dans le cadre d'un circuit court de communication. C’est-à-dire une situation où l'écrit rend compte d'une réalité partagée par le groupe.

D.L. DE PESLOUAN : Cela m'inspire trois remarques. Premièrement, peut-être est-ce gênant d'appeler cet écrit un journal, puisqu'il n'est pas destiné à une communication sociale hors du groupe, Il s'agit d'une espèce de redondance par rapport à ce qui peut se dire oralement, se travailler ensemble oralement. Il semble paradoxal que le groupe qui lit soit contenu déjà dans le groupe (même élargi) qui écrit. Pourquoi j'écris ce texte, comment va-t-il être reçu par le lecteur potentiel ? Avec tout ce que cela implique de ce que je peux dire ou non, de la censure, de la syntaxe, du choix des thèmes... S'il est vrai que les lecteurs d'un journal constituent eux aussi un groupe, ce n'est pas un groupe présent ici et maintenant, mais un groupe d'appartenance politique, idéologique, un groupe de référence. Tout le problème du rédacteur d'un journal c'est d'écrire en fonction de ce qu'on peut anticiper des réactions du lecteur potentiel qu'on ne rencontre pas. Dans la communication écrite réelle, il n'y a pas de régulation possible par l'oral. Alors que le fonctionnement d'un écrit, limité au groupe de vie, qui est sur place, peut être régulé par l'oral.

Deuxièmement, je pense que la quotidienneté du journal semble moins se justifier quand ce travail s'inscrit dans le cadre d'une classe et non d'une expérimentation. Ce qui est intéressant dans le journal, c'est que c'est une médiation dans le rapport de l'enfant à l'adulte, des enfants entre eux. Tout ce travail de prise de conscience pourrait avoir pour cadre une sorte de conseil de rédaction que ne permet pas l' « urgence » de la quotidienneté.

Troisièmement, j'ai quelques réserves sur la théorie de l'écart, sur la réécriture des textes sur le modèle sous-jacent de l'apprentissage par imprégnation de ce qu' a produit l'adulte, que semble entraider une telle démarche.

J.-L. R. : Par rapport à votre première remarque, l'expérience montre que dès qu'il s'agit d'écrire, on ne dit plus les mêmes choses, ni de la même manière, alors qu'on se serait autorisé à les dire à l'oral. De plus ce qui est écrit présente les caractéristiques d'un tout organisé, donné en une seule fois qui ne correspond pas au caractère de linéarité de l'oral. Cette spécificité de l'écrit qui demande un passage au structurel, est à travailler autant du côté du scripteur que du côté du lecteur.

D. L. DE PESLOUAN : Cette distance existe aussi à l'oral. Dans un conseil de coopérative, on ne dira pas les mêmes choses au moment du conseil que ce qu'on aurait dit dans un autre lieu. Peut-être vaudrait-il mieux appeler le journal de Bessèges, un laboratoire d'écrits plutôt qu'un journal scolaire.

Ce travail sur l'écrit à Bessèges ne pose pas l'aspect social de cet écrit comme déterminant. Cela peut poser problèmes pour certains enfants, dans la saisie de la spécificité de la communication écrite : l'absence-présence (puisque le destinataire est présent mentalement mais absent physiquement).

Ce serait véritablement un journal s'il s'adressait à un groupe autre que celui qui produit, pour qu'il y ait cette dimension de l'autre, de la découverte, peut-être de l'action sociale, peut- être du désir de transformation des autres, de leur regard (gens du quartier, parents...).

J.-L, R. : Pourtant ces écrits sont des écrits sociaux, puisqu'ils participent à l'analyse de la vie qui se construit au travers des projets des groupes.

D. L. DE PESLOUAN : Pour moi il faut entendre d'abord social non pas au sens des autres qui sont lą, avec lesquels je peux rediscuter, mais au sens de l'Autre, l'inconnu, l'étranger, nécessairement absent, qui se situe au plan de l'imaginaire, puis du symbolique. La pédagogie du projet nécessite de se placer dans ces situations d'anticipation, d'anticipation de l'autre, l'autre moi-même, qui a pour statut d'être présent effectivement ou mentalement, tout en étant absent physiquement.

Cela me semble être spécifique de ce que j'appelle l'écrit social. Socialiser un enfant ne se résume pas à le mettre avec d'autres enfants mais à favoriser l'échange avec cet Autre imaginaire, support de la construction symbolique et sociale, dans la dimension d'échange et de communication de l'enfant. Comment je me projette, comment je suis lą et ailleurs, Une des différences entre l'oral et l'écrit, c'est que l'oral est pris dans ce qui est lą, alors que l'écrit se réfère toujours à cette absence structurante de quelque chose qui est présent, et qui me semble déjà exister dans la lecture du très jeune enfant. La spécificité de l'écrit me semble être dans cette possibilité de se structurer par rapport à quelque chose qui est anticipé, qui est à venir, d'avenir. Cette dimension d'avenir dans l'écrit on peut la retrouver dans des écrits scolaires comme la correspondance, le journal, mais elle ne peut pas fonctionner dans un circuit fermé, du fait d' une référence beaucoup trop exclusive à la réalité.

J.-L. R. : On pourrait définir le social et le Social. L'écrit social renverrait à la socialisation des écrits et l'écrit Social à cet Autre absent et structurant.

D. L. DE PESLOUAN : Je ne crois pas que l'on écrive pour les autres, et que les autres soient lą pour parler de mon écrit.

On écrit pour l'Autre, qui justement n'existe que par cet écrit.

L'enfant en est tout à fait capable, et c'est même pour cela qu'il écrit. Qu'est-ce que je peux anticiper du plaisir que l'Autre aura à lire, à découvrir quelque chose, à ce que je lui révèle, ce que je ressens etc. Il y a toute cette dimension d'éloignement, d’étrangeté, d’inconnu qui est ce par quoi les enfants aussi peuvent entrer dans l'écrit. En cela, la lecture d'un journal, d'un magazine, d'une affiche, est une étape ultérieure par rapport à la lecture de contes de fées, d'écrits imaginaires, de science-fiction.

Aussi je pense qu'à Bessèges, l'expérience très intéressante qui se déroule, ne fonctionne pas vraiment sur la spécificité de l'écrit, du fait de cette proximité trop grande du scripteur et du récepteur.

J.-L. R. : Si l'oral présentifie, se rapporte à ce qui est lą, et l'écrit renvoie à ce pourquoi je me projette, à l'absent-présent, il y a bien une différence de nature entre l’oral et l’écrit. Que devient alors cette continuité entre l'oral et l’écrit ?

D. L. DE PESLOUAN : La continuité, je la vois dans cette chaîne symbolique qui commence très tôt, dans la première année de la vie de l’enfant. Les premiers mots prononcés et entendus par l’enfant sont les mots le plus souvent de la mère, la mère étant présente. Ces mots vont dépasser cette simple situation d’échange et prendre une fonction symbolique quand la mère s’absente. À mon avis, la chaîne symbolique commence quand les mots sont liés à ce pouvoir de séparation, quand les mots dans leur élaboration mentale permettent de supporter une séparation physique. La continuité est très claire entre ces mots entendus qui existent dans la tête de l’enfant et qui lui permettent d’élaborer cette séparation et quelques années plus tard, les mots écrits qui assureront cette même fonction de séparation, d’élaboration culturelle de la présence-absence.

C’est justement parce que l’oral fonctionne plus comme une trace, une image, que comme un son, que c’est directement lié à l’élaboration de la séparation. Tout ce que j’ai dit sur l’écrit est rattaché à ça. On écrit parce qu’on ne peut pas parler, parce qu’on est séparé. L’écrit est, comme pouvaient l’être les premiers mots entendus et signifiants pour l’enfant, fondés sur cette séparation. C’est en cela que j’attribue un sentiment de continuité symbolique (et non technique ou opératoire) entre l’oral et l’écrit. Un enfant qui n’a pas investi les mots entendus ou prononcés comme étant une sorte de compensation, de substitut à une présence qui fait défaut, pourra très difficilement investir l’écrit. C’est justement parce qu’il y a séparation qu’il me semble y avoir continuité de l’oral et de l’écrit. Pour que l’enfant parle, pour que l’enfant écrive, il faut que ça renvoie à une présence beaucoup plus mentale que physique.

J.-L. R. : Cette continuité connaît cependant une rupture dans la pratique puisque très peu de gens passent à cette activité d’écriture. Comme si le symbolique de l’écriture restait défaillant quelque part, comme s’il s’agissait d’un autre symbolique (plus vrai ?) que celui encore fusionnel de la langue maternelle orale.

D. L. DE PESLOUAN : Il y a des statuts différents de l’oral et de l’écrit qui vont dans un sens de complexité et de contrainte de plus en plus grandes. Pourquoi est-ce si difficile d’écrire ? Parce que peut-être on n’a pas besoin d’écrire et à ce moment-lą les sentiments que je peux partager avec celui auquel j’aurai envie d’écrire restent dans l’ordre du non dit ou des choses qui vont de soi. C’est peut-être aussi que, pour les adultes comme pour les enfants, dans notre société, ce travail d’élaboration de la distance, de la séparation, de l’éloignement est trop difficile à faire. Mais quand on passe à l’acte d’écrire il y a peut-être des moments de douleur, mais aussi des moments de grande jubilation. Je cherche le mot que je vais pouvoir dire qui va au-delą de cet éloignement, marquer la proximité.

Il y a dans l’écrit quelque chose qui est de l’ordre de restaurer un lien qui a été distendu. C’est frappant de constater comment, quand on prépare un cadeau pour les mamans dans les écoles maternelles, on prépare toujours quelque chose d’écrit, et qui est très attendu par les mères. Comme on le dit banalement, l’écrit reste, il a une toute autre signification de l’oral.

J.-L. R. : Cependant, la relation au père est moins empreinte de langage.

D. L. DE PESLOUAN : C'est vrai et à la fois paradoxal. Parce que l'ouverture au langage et à la communication, c'est de l’ordre de la fonction paternelle. Ce n’est peut-être pas pour rien si l'on a beaucoup de mal à faire rentrer l'écrit a l'école maternelle. On naît être de langage, mais on ne le devient véritablement qu'à travers l'existence d'une fonction paternelle, qu'une mère éventuellement peut très bien remplir.

LE MODÈLE ET L’APPRENTISSAGE

J.-L. R. : vous semblez réticent (mais pas pour les mêmes raisons développées par ceux qui interdisent de toucher à la production enfantine) quant à la stratégie expérimentée à Bessèges, de réécriture des textes par les adultes. De même, cette position théorique qui est la nôtre, d'un travail d'apprentissage portant sur l'écart entre l'état 1 et l'état 2 des textes, vous semble « suspecte »...

D. L. DE PESLOUAN : D'une part, la réécriture ne peut être qu'une transformation, qu'une perversion au sens étymologique du terme, de l'écrit de l'enfant. D'autre part, je ne vois pas en quoi cet apprentissage qui se réfère à un modèle (le texte de l'adulte) correspondant aux exigences d'un texte publiable, constitue un moyen pour l'enfant de s'approprier personnellement cet écrit. On risque d'être très proche d'une pédagogie traditionnelle du modèle.

Le travail sur l'écart que vous évoquez n'est pas un travail sur l'écart entre ce que je produis actuellement et ce que je pourrais produire, mais l'écart entre moi et l'adulte. Cela me paraît curieux sur un plan psychopédagogique et pose un problème quant à ce qu’on pourrait appeler la motivation, puisque la motivation d’un enfant c’est l’écart entre l’état 0 et l’état 1 qu’il vise. C’est lui-même qui doit combler cet écart, par rapport bien sûr, à des supports que va lui fournir l’adulte, mai sûrement pas d’un modèle, notamment pas d’une écriture dont il aurait à se rapprocher.

Je me réfèrerais beaucoup plus par rapport à une fonction de guidance de l’adulte qu’à une fonction de modèle. Fonction de guidance qui implique la présentation, la proposition d’un certain nombre de modèles : au plan syntaxique, au plan grammatical, etc., mais qui est une démarche propre de l’enfant, dans une pédagogie d’aide et de vérification. Il est tout à fait possible de travailler avec un petit groupe d’enfants, sous la guidance de l’adulte, sur la réécriture par l’enfant, sur la réélaboration progressive de son texte. Je me demande à quelle théorie de l’apprentissage peut se référer votre démarche, et j’y vois naïvement une économie de temps, dans le fait de céder à la nécessité de sortir un journal tous les jours.

Le problème porte peut-être sur la nature, l’urgence et le temps de cette « commande sociale ». Pourquoi cette pédagogie de l’urgence,n de la pression ? Si on veut qu’un projet soit approprié par l’enfant, il faut prendre son temps. Il faut suivre l’enfant dans ses errances, ses démarches, ses détours. On retrouve le problème de l’utilitaire et du fonctionnel que nous avons évoqué. L’utilité a quelque chose en elle de l’ordre de l’urgence, de faire le mieux possible en allant le plus vite possible. Alors que la fonctionnalité demande de la lenteur, est imprévisible et très différenciée. Je doute que ce type de travail sur l’écart soit vraiment un travail d’apprentissage, au sens d'assimilation et non d'imprégnation. La rencontre avec le texte de l'adulte me permettra-t-elle de m'approprier vraiment ce qui me fait défaut ? Le modèle est important s'il est approprié par l'enfant.

Et je ne crois pas non plus que l'apprentissage professionnel ou artisanal puisse être un modèle pour l'apprentissage scolaire. On apprend des savoir-faire, des compétences, à reproduire par mimétisme des gestes que l'on a vu faire et que l'on sait efficaces, mais je ne crois pas du tout que ce soit une théorie de l'apprentissage par autorégulation, par transformation, par élaboration progressive, etc. Le fond du débat sur ce problème de l'apprentissage est sans doute lą : est-ce que l'apprentissage scolaire par l'enfant peut se fonder sur le type d'apprentissage professionnel ou artisanal ? Est-ce qu'il s'agit au travers du savoir écrire et du savoir lire, d'acquérir un certain nombre de savoir-faire ou est-ce que c'est un savoir- être ? Ce qui est à viser n'étant pas un statut de scripteur mais « d'écrivain », sans vouloir comme vous le dites, idéaliser l'enfance.

Même si on considère l'apprentissage professionnel, sans doute n'apprend-on pas le métier de menuisier, comme on apprend le métier de peintre ou de musicien. L'objectif n'est pas que tu puisses écrire comme moi, mais que tu puisses écrire un texte qui te satisfasse et qui soit lisible par d'autres.

Ce problème de l'apprentissage est fondamental et il faudrait en débattre.

Propos recueillis par
Jean-Louis RINALDINI (AFL Nice)


1. Cf. Penser. Apprendre (Colloque de Bobigny des 4 et 5 juin 1987), pp. 159-170 : «  Pédagogue avec des enfants qui ont peur d'apprendre et de penser », Eshel Éd., 1988.

2. cf. par exemple, Vers une sociologie de l'esprit, Éd. Seuil.