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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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APPRENDRE DES MÉDIAS


Le RECTEUR Michel MIGEON et Jacques POMONTI, ancien Président de l’Institut de l’Audiovisuel, dans leurs rapports respectifs (AL n°26, juin 1989, pp.53 et 96), François BAYROU président du GPLI et André LAIGNEL, Secrétaire d’État chargé de la Formation Professionnelle, dans leurs plans de lutte contre l’illettrisme (AL n°25, mars 1989, p.50) n’ont pas manqué de signaler quelles contributions pouvaient apporter les médias – et notamment la télévision – dans les actions en faveur de la lecture. Encore faut-il savoir utiliser ces moyens, savoir ce que les publics auxquels on s’dresse peuvent en attendre et connaître les conditions requises pour « apprendre les médias ». Les enfants, lecteurs et non lecteurs, sont gros consommateurs de télévision. Rosemarie MEYER, chargée de recherche à l’INRP, rend compte des résultats d’une recherche qu’elle a menée en 1988 et intitulée « Activités cognitives et activités sémiotique. Analyse de la réception d’un film de vulgarisation scientifique auprès d’un groupe d’enfants de 7-9 ans », recherche qu’elle a menée en 1988.

Un constat d'ordre général d'abord : « L'image, mentale ou technique, est encore trop souvent dévalorisée par l'école. »1. Pourtant statistiques et études mettent en évidence les taux de consommation de télévision chez de jeunes enfants : plus de 21 heures hebdomadaires de télévision pour 27 heures d'école, en moyenne saisonnière.

La télévision est un objet de plaisir important, voire nécessaire, à la vie de nombreux enfants dans les conditions de vie actuelle. Bruno BETTELHEIM2 note combien « Les enfants ont peu de pouvoir sur leur propre vie, la plupart du temps dominée par des adultes indifférents à leurs préférences. C'est pourquoi les enfants ont un beaucoup plus grand besoin de rêverie que les adultes. » Les conditions de vie moderne privent les enfants de tout un champ d'autonomie dans leurs activités, le terrain vague, la cabane au fond du jardin, tous lieux ou ils pouvaient exercer leurs rêveries. Le téléviseur demeure pour la plupart un lieu d'expérience personnelle, une opportunité d'autonomie, « un exercice d' auto-détermination », ainsi que la qualifie BETTELHEIM.

Il est relativement banal, dans le contexte actuel, d'accepter que les enfants acquièrent énormément d'informations par la télévision, Les préventions négatives portent sur des contenus et des thématiques (la violence, le sexe), les acceptations se focalisent sur une pléthore et une diversité de savoirs pratiques et de contenus déversés par les médias, ce que l'on a pu appeler aussi « une culture mosaïque ». Celle-ci se manifeste par une juxtaposition, un patchwork de messages et de contenus de toutes espèces, journaux télévisés, publicité, fictions, feuilletons et séries, débats qui portent sur des contenus de connaissances exactement disparates.

C'est ici que se situe une des oppositions dominantes entre les modes de pensée diffusés par l'école et ceux que ne solliciteraient pas les médias. D'une manière générale, avance-t-on alors, l'école dans sa démarche méthodologique favorise l'acquisition de concepts de classement et d'analyse. Elle ordonnerait ses notions dans des progressions qui se veulent rigoureuses et logiques.

Les produits diffusés par les médias et le média lui-même, sont, dans leur conception, instantanéistes et parcellaires. Les notions abordées sont alors fragmentées, non reliées nécessairement et ne s'additionnent pas dans une cohérence progressive. Par contre, la programmation dans sa reproduction quotidiennes, hebdomadaire, visible à l'écran, ou consultable sur un journal de programme, délivre des savoir-faire, des modes de classement et d'analyse des produits par exemple.

Se pose cependant un problème de tri, de choix et surtout d'organisation de ce qui est apporté par la télévision, dont le rôle incomberait à l'école : « Si l'école n'a plus â les apporter, elle devrait davantage aider à les organiser car c'est à cette condition qu'ils deviendraient opératoires et permettraient l'invention. Le rôle pourrait se dessiner comme en creux, d'une institution qui se spécialiserait en lieu de la parole et de la réflexion, des capacités verboconceptuelles. »3

Les questions posées seraient alors les suivantes :

     - Comment cultiver le regard des enfants sans toucher à « leurs territoires », en ne scolarisant pas une dimension importante de plaisir ?

     - Comment transformer ce qui reste, selon les milieux socioculturels, le plus souvent stock mort de savoirs, d'informations qui transitent par des implications très fortes et qui ne font nécessairement pas l'objet de réactivation en développement de sélectivités et de curiosités nouvelles ?

Fonds culturel commun, la télévision doit passer au stade de la reconnaissance. Cependant, encore faudrait-il aussi que cette reconnaissance accepte de ne pas passer uniquement par les fourches caudines de l'utile, du réservoir de connaissances, des valeurs d'information et s'éloigne des normes, critères, jugements de valeur qui ponctuent l'univers culpabilisant de la pédagogie.

 

Apprendre à l'école / apprendre à la télévision

Certaines études montrent que les enfants « apprennent à l'école » dans un milieu d'interaction sociale caractérisé par une densité importante de messages, une durée d'exposition conséquente (la scolarité) et à travers l'intégration de nombreux rituels scolaires (lever le doigt, travailler individuellement, apprendre « par cœur », répondre à de fausses questions). Les représentations qu’ils se font des mécanismes de l'apprentissage, ainsi que certains aspects de la sous-estimation de la télévision par le milieu éducatif environnant, les conduisent à ne pas exploiter les aspects positifs de celle-ci : « Tu n’aimerais pas regarder la télévision à l'école ? » « Si, mais seulement on regarderait la télévision, on ne travaillerait pas ? »

Les procédures didactiques traditionnelles qui réclament une évocation mentale, une mémorisation et une restitution intégrales, ainsi qu'une verbalisation excessive ne favorisent guère les élèves dotés d'une pensée plus visuelle et contrarient les effets positifs que certains enfants pourraient tirer des images. On peut souligner l'obsolescence de certains rites, face aux besoins sociaux. Les nouveaux enjeux technologiques construisent d'autres modalités d'accès au savoir : accessibilité et manipulabilité de celui-ci, par les banques de données. Le modèle du savoir est en mutation et marque la fin du « savoir encyclopédique ». Par ailleurs, sociologues et psychologues soulignent les formes de socialisation apportées par la télévision, Ce concept « d'éducation parallèle » employé dans les années 60 qui tenait encore les médias à une certaine distance, est largement débordé.

Pour Neil POSTMAN4 et dans le contexte nord-américain, le divertissement généralisé des médias touche à notre conception du monde, de la vérité et de la connaissance. En effet, si l'amusement à l'école est tout au plus un moyen pour parvenir à une fin, à la télévision, c'est une fin en soi. L'exposition de quoi que ce soit à la télévision passe nécessairement par la mise en forme, voire « la dramatisation, le divertissement, le spectacle ». Ce n'est pas la potentialité éducative de la télévision qui est rejetée, mais c'est parce qu'elle est susceptible d'être éducative qu'elle devient dangereuse : « Je pense qu'on peut considérer la télévision comme un programme éducatif de la même façon que le sont les programmes scolaires. Comme ceux-ci, la télévision est un système d'information élaboré qui a pour but d'influencer, d'entraîner ou de cultiver l'esprit et la personnalité de la jeunesse. Et elle le fait en concurrençant avec un tel succès les programmes scolaires qu'elle est bien près de les supplanter. » Ce sont les modalités de cette action qui sont alors d énoncées car la télévision n'encourage pas à aimer l'école, elle encourage à aimer la télévision.

Dans le cadre d'une recherche portant sur les apprentissages par les médias, nous avons souhaité observer les stratégies utilisées par quatre groupes d'enfants de 7 à 9 ans dans la lecture d'un film. Il s'agissait d'un public qui a peu fait l'objet d'expérimentations en ce qui concerne les médias. Pourtant c'est un âge de grande consommation, car c'est l'âge des pratiques télévisuelles familiales.

Le film présenté est un produit plus long que les produits que l'on aurait tendance à montrer à un public de cet âge en situation d'expérimentation. Il constitue une tranche de programmation importante (plus que le journal, moins qu'une émission d'information spécialisée), mais les statistiques montrent que les enfants regardent des produits plus longs encore, Dans la mesure où nous souhaitions toucher aussi la fonction programmation (gestion du flux, modalités pragmatiques de reconnaissance et de lecture), cette durée qui alterne, par ailleurs, des séquences de nature différente, était susceptible d'être « révélatrice » à ce niveau. Ce film, parce que sans langage verbal, est différent de l'ensemble des films du secteur éducatif, mais aussi de l'ensemble des produits de la télévision grand public. Il nous permettait d'observer :

     - les stratégies employées pour sa compréhension car rien n'est « dit » mais tout est à dire, mais aussi,

     - les compétences éventuelles de lecture apportées par l'accoutumance télévisuelle (dans la majeure partie des cas la consommation de l'audiovisuel est largement télévisuelle).

Les quatre situations expérimentales de réception étaient marquées :

     - l'une par une expérimentation d'introduction de la télévision en tant que média de masse à l'école (première situation),

     - les autres par une pédagogie novatrice (troisième situation) ou par une pédagogie plus traditionnelle (seconde et quatrième situations).

Cette étude ne saurait avoir qu'une fonction « pour voir », fonction de recherche. Dans les liens, les combinaisons, les assemblages effectués, elle s'essaie à trouver un niveau intégrateur qui tienne compte des observations conduites sur les quatre terrains.


1. L'IMPORTANCE DU CONTEXTE DE RÉCEPTION

En dépit de la diversité des contextes et des effets de ceux-ci sur la réception où produit, aucun public n'a refusé globalement la situation de communication. Les seules traces de stratégie attributive (lecture fantasmatique), nous les avons repérées dans une interview non directive de la deuxième situation. Même l'effacement de la parole qui, en écartant la régulation forte du discours verbal, aurait pu faire naître des résurgences moins contrôlées de l'image, n'a produit aucun effet noté. C'est que le contexte de l'école est un contexte « dur » et que des principes d'organisation et des règles définies, en structurent le fonctionnement.

Jacques PERRIAULT5 dans une recherche qui porte sur l'intégration de photos de l'environnement de l'enfant (faites par l'enfant, pour l' école) note combien le contexte de celle-ci est limitatif. La représentation chez l'enfant, de ce qu'autorise et admet le maître, bloque les apports de l'imaginaire. De plus le contexte « groupe d'élèves » lui-même, se constitue comme « gardien de la consigne » et réifie les règles.


2. L'IMPORTANCE DE LA DÉFINITION DE LA TÂCHE

Une des variables importantes dans l'organisation des contextes de réception a été la définition de la tâche. En effet, si la situation 1 est marquée par des « formes d'irrespect », de manque de sérieux proches des échanges entre amis autour d'un téléviseur (écoute et vision apparemment distraites), les deuxième et quatrième situations le sont par une forme de « sérieux scolaire » et la troisième par le concept de « tâche focalisée ». L'existence d'un contexte qui tend à déterminer l'activité des sujets et à les positionner dans une tâche, à les aider à identifier les buts de la lecture, caractérise ces trois dernières situations et a semblé important.

En effet, c'est dans ces trois dernières situations que nous avons obtenu à la fois un traitement plus analytique : description plus fine des images auxquelles on fait référence, mise en relation de certaines d'entre elles, mais aussi plus synthétique (reconnaissance d'appartenance des images à un ensemble plus grand, recherches plus importantes de « macro structures » narratives ou discursives).


3. L'IMPORTANCE DU MONDE DE RÉFÉRENCE

Il faut noter cependant que dans deux de ces situations, interfère une variable importante : il s'agit de la connaissance plus ou moins grande du monde de la réalité de référence, sollicité par le film. En effet la présence de connaissances disponibles chez les récepteurs, liés au monde représenté, semble une variable très importante. Elle conditionne la possibilité d'inférer sur les objets filmés (la « reconnaissance » de ceux-ci) et par conséquent le travail de réflexion sur la représentation, en particulier en ce qui concerne les relations spatio-temporelles existantes entre les éléments filmés, celles qui construisent et permettent les relations de signification entre ces éléments.

Ces connaissances préalables plus ou moins élaborées peuvent éviter aussi des rejets de sensibilité qui écartent l'enfant du film. Enfin cette variable est importante parce qu'elle met en évidence l'importance de « l'intérêt » des enfants et ses effets socio-affectifs dans l'apprentissage.

Dans la recherche déjA citée de Jacques PERRIAULT, l'analyse du retour des photos faites par les enfants, montre combien ils sont intéressés par leur milieu proche : la vie rurale en l'occurrence, puisqu'il s'agit d'une classe de campagne. Ces thèmes favoris relevés par l'étude citée sont alors les plantes, les animaux, les machines agricoles, etc.

Si les photos rapportées n'apprennent pas forcément quelque chose à l'enfant qui les a prises, elles entrent, par contre,

dans un dispositif de communication qui crée « un canal de l'extérieur vers l'école, dont les enfants sont des vecteurs et le maître, un aiguilleur, et contribuent par l'intérêt manifesté des enfants, à une distribution modifiée de la circulation du savoir, si l'école a cette fonction sociale d'ouverture sur la société, il faudrait qu'elle ait les moyens de recueillir celles-ci, et de les traiter cela suppose aussi qu'elle ait préalablement admis qu'un enfant arrive chaque match, chargé d'informations puisées dans l'environnement et qu'il s'agit d'organiser ».


4. L'IMPORTANCE DE L'ÉDUCATION AUX MÉDIAS.

LES CONFIGURATIONS AUDIOVISUELLES

Si certains des enfants qui ont eu des difficultés de compréhension sont des consommateurs explicites de médias (avoués et reconnus par l'institution) auxquels on a donné une éducation « critique », ce sont aussi les mêmes à qui manque la connaissance du produit du monde de référence et ceux dont la tâche a été la moins focalisée. Fidèles, d'une certaine manière, à un certain contexte de lecture d'image autorisé, ils ont traité le film à un niveau de surface et de ressemblance avec les images mass-médiatiques (phénomènes, catastrophes, inondations, événements).

Cette surface, présente au plan analogique, ils y reconnaîtront des indices de nature conformes à certaines consignes de lecture délivrés par la programmation (« les gris et les bleus ») retenant, à travers ceux-ci, la structure la plus apparente d'un récit qui comportait d'autres oppositions structurelles. Fidèles aussi à une certaine présentation dominante dans les médias « tenus de délivrer des messages clairs, les films ne retiennent que des oppositions frontales, peuple / bourgeon, oppresseur / opprimés, jeunes / vieux, ancien / nouveau, hier / aujourd'hui »6.

Il se trouve, par ailleurs, que les enfants de cette première situation ont cité, de manière relativement explicite (la terminologie en moins) le plus de codes audiovisuels. Mais de nombreux enfants par ailleurs aussi font référence de manière implicite à des tailles de plan, des procédés de montage, des

Localisations, dans leur discours, Il est difficile de départager l'importance des variables en jeu, mais il semblerait que la première situation soit davantage marquée par le déport de la situation ludique de lecture en milieu familial que par l'intégration de la télévision à l'école.

5. L'IMPORTANCE DE L'ANIMATION DE LA SÉANCE

La variable de l'animation de la séance est apparue comme très importante. Importante, parce qu'en proposant de verbaliser l'image, la nomination achève « la perception » et que, parler de l'image, c'est parler d'image. En ce qui concerne ce travail, c'était restituer la compréhension du discours tenu par le montage des images. Bien que deux des situations soient celles du prélèvement non orienté, nous pouvons néanmoins constater la richesse de deux stratégies didactiques différentes (3 et 4). L'une marquée par des modes de transmission de l'école traditionnelle n'en effectue pas moins un va et vient extrêmement intéressant entre le monde de l'école et le monde de réalité de référence. Se servant du film (d'une manière discrète, comme si elle ne voulait pas en parler) l'enseignante assure ce lien entre les images du film, apportées par les enfants, les représentations antérieures qu'ils évoquent spontanément et qui ont droit d'existence à l'école, les transpositions didactiques ou les références auxquelles ils ont eu accès : lectures, voyages, visites, etc.

Elle effectue sans cesse ce travail de renvoi au réel, entre monde de réalité et monde des représentations de la réalité, comme si elle se méfiait, d'une certaine manière, de ce travail de symbolisation qu'effectuent les médias et était convaincue de la nécessité de développer le lien entre les représentations et les déférents, dans un retour constant à l'expérimentation sur le réel. L'autre (situation 3) « pédagogie novatrice » nous a paru particulièrement intéressante parce qu'elle travaille « l'hypothèse de lecture ». Ce faisant, elle élabore un apprentissage par tâtonnement progressif facilitant l'exploration, l'association, les combinaisons unifiantes.

Cependant, si des deux situations de travail sur le film ont été particulièrement productives d'une recherche et d'un tâtonnement sémiotique (plus ou moins textuelles ou intertextuelles), il nous est apparu que, dans toutes les situations, une coopération interprétative s'est manifestée.

Coopération étonnante étant donnée la nature des écarts signalés dans la présentation de la recherche et intégrés dans son dispositif (écarts de forme, de thème, de durée). Un processus actif de construction de la signification s'est établi entre le texte, les savoirs antérieurs, les savoirs acquis dans le texte même, ceux qui proviennent du milieu proche (deuxième situation) ceux que l'on trouve dans les médias (première situation) dans l'école, et le milieu plus ou moins les médias (troisième et quatrième situations).

Validant cette signification, calculant, retournant dans le texte pour s'expliquer, procédant à des prélèvements en fonction de leurs besoins, se servant de leurs savoirs antérieurs, il nous semble que ce qui distingue nettement les quatre situations c'est la circulation plus ou moins riche du savourer sa distribution dans des lieux et des instances différents qui sont ou non reconnus par l'école et le groupe d'appartenance des enfants.

Rosemarie MEYER

1. JACQUINOT Geneviève, Apprendre des médias. Communication n° 33 1981.

2. BETTELHEIM Bruno, C'est un jardin extraordinaire, In « Visu », 1985.

3. AVANZINE Susy, Immobilisme et novation dans l'éducation scolaire,

1974, Nouvelle Recherche, Privat.

4. POSTMANN Neil, Le distraire à en mourir, Flammarion, 1985.

5, PERRIAULT Jacques, La photo buissonnière, Fleurus, 1977.

6. TSIKORENAS Myriam in La science à l'écran, Cinémaction, 1985.