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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°27  septembre 1989

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LE JOURNAL DE LA SECTION TECHNIQUE


Alain DÉCHAMP et Thierry HUG sont professeurs dans la Section d’Éducation Spécialisée du Collège des Campelières à Mougins. D’un séjour à Bessèges, ils ont rapporté l’idée d’un journal Quotidien au sein de leur SES pour que, pour reprendre leur conclusion, l’écriture et la lecture participent à la naissance de points de vue et à l’exercice d’un pouvoir de la part de leurs élèves. Leur relation de cette expérience illustre de manière originale la réflexion que nous menons sur l’écriture

Et la lecture à partir des pratiques expérimentées en classes-lecture.

Lorsqu'une équipe se dote d'un projet de formation passant par Bessèges... ou l'histoire provisoire d'un quotidien en collège.

1. LE PROJET

L'idée d'un quotidien pour un groupe de jeunes (45 jeunes âgés de 12 à 15 ans et présentant des déficits scolaires cumulés importants - S.E.S.) et d'adultes de l'enseignement général adapté, est née de la volonté d'inscrire sa réalisation dans la vie quotidienne d'un groupe d'individus différents (lecteurs/non-lecteurs, jeunes/adultes, élèves/enseignants...).

En s'inspirant largement des travaux de l'à.F.L., l'équipe d'enseignants se fixait dès le départ du projet (octobre 1988) un plan de formation dont un des éléments était la participation aux classes-lecture à Bessèges. À la différence de Bessèges, ici le groupe n'existe qu'un temps très court (6 heures quotidiennes et 24 heures par semaine) et sans unité de lieu.

La difficulté était d'étendre le travail du journal à tous les aspects de la vie quotidienne des jeunes et des adultes. Enfin, ce quotidien ayant une durée de vie d'environ huit mois (à ce jour 800 articles parus dans 90 numéros) allait nous permettre non seulement d'ouvrir une brèche mais de nous y engouffrer tous ensemble. Cette durée devait nous inviter à ne plus seulement nommer les choses pour feindre la connaissance, mais à entrer dans l'action et la transformation qui mettent à nu les mobiles et les fonctionnements.

2. RENDRE PUBLIC

Le journal a pris sa source dans l'expérience individuelle et collective, une expérience immédiate dont la description par les jeunes ne pouvait être différée dans un futur hypothétique.

La parution quotidienne s'imposait.

Rendre publics ces sentiments ou ressentiments sous forme de narration, de poésie ou de contes (seules formes que la plupart des enseignants maîtrisent et font pratiquer) fait prendre conscience et libère la pensée. Cette prise de conscience de ce qu'on vit a été une étape nécessaire mais insuffisante. Elle a pris la forme dans nos journaux de prises de position toute subjective et parfois « poétique » sur les individus de la S.E.G.P.A. (section technique) qu'ils soient adultes ou jeunes. Cependant les jeunes parlaient du monde, le contemplaient, le nommaient comme si cette réalité n'était pas la leur, sans possibilité de la changer. Leur écriture scolaire, neutre, permettait rarement une réelle lecture.

3. LES PRÉMISSES D'UN RENVERSEMENT DE PERSPECTIVES

      - L'équipe de rédaction.

      - Le cercle de lecture.

Sous l'écorce des mots, çà et là, les réflexions s'amorçaient...

L'adulte, animateur des cercles de lecture, mettait en réseaux les faits, les écrits, puis les suggestions... Enfin certaines réécritures donnaient le pouvoir de redire autrement. La lecture jaillissait, les nouveaux écrits n'étaient pas loin... Le projet, l'action commune étant enfin découverts, la communication entre les individus pouvait exister...

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EXTRAIT DU JOURNAL
La mort du poisson !
Que pensez-vous des poissons qui vivent dans l'eau sale ? Un poisson va vous répondre (celui qui vit encore). « Je pense que c'est méchant de nous faire maltraiter. Quand on me donne à manger, l'eau est sale et la nourriture s'abîme. L'eau n'est jamais changée. Et c'est pour cette raison que mon ami est mort mercredi matin.
Maintenant, je suis malheureux dans mon univers triste. Je ne sais pas quoi faire, seul, dans ce grand bocal. J'ai peur la nuit. Je parie que vous ne pourrez pas me voir à travers le bocal. Ça ne va pas tarder, je vais mourir à cause d'Éric. Si quelqu'un veut de moi, qu'il vienne me prendre et qu'il s'occupe de moi. »
Chrystelle

Chrystelle écrivait en développant un point de vue, en passant derrière la vitre du bocal, au milieu des poissons. Il ne s'agissait plus de prendre partie sur des détails (c'est la faute d'Éric...) mais de théoriser le réel, le quotidien, de faire valoir l'expression pensée d'une réalité, d'entrer dans ce projet de transformation de soi, des autres et de l'écriture. La lecture des Autres apparaissait... Quelques jours plus tard, un autre exemple allait nous guider sur le chemin de cette réflexion... de cette nouvelle lecture de la lecture.

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EXTRAIT DU JOURNAL
L'AMAZONIE
L'Amazonie est une forêt immense où l'air est pur.
Cependant des gens veulent défricher pour construire des voies et des barrages. Si on détruit la forêt amazonienne, les Indiens qui y vivent disparaîtront.
L'Amazonie, c'est le poumon de la terre, et si on le détruit nous mourrons tous !
Marie, Michelle, Azzedine 6e/5e revu par Jacques.

NDLR : Non la forêt Amazonie ne produit pas plus d'oxygène (air pur) qu'elle rejette de gaz carbonique (« pollution naturelle »). On peut donc affirmer que du point de vue de la qualité de l'air il n'y a aucun risque direct. Cependant il est vrai que la disparition des forêts sur le globe aurait des répercussions « dramatiques » sur l'évolution des climats et l'érosion des terres... Voilà un sujet de discussion pour la classe...

Et nous croyons aussi, comme Marie, Michelle et Azzedine que ce sont les Indiens, parce qu'ils sont pauvres, qui feront les « frais » de l'exploitation et du saccage de leur forêt où ils vivent depuis des siècles.

4. UN APPRENTISSAGE LIBRE, PROGRESSIF ET CONTINU...

Étrange insertion de l'équipe de rédaction. Non point sur la réalise de la pollution, mais sur la note : « c'est parce qu'ils sont pauvres que les Indiens feront les frais de l'exploitation de la forêt... » et sur son introduction : « nous croyons aussi comme Marie, Michelle et Azzedine que... » Mais pourquoi cette alliance et pas de trace de tout ceci dans l'article réécrit par l'adulte Jacques. Et pourtant si l'on plonge dans le texte original, ce passage est souligne puis supprimé par l'adulte correcteur ! Cependant, ce point de vue sur la réalité des forces en jeu prend toute sa dimension dans une discussion entre lecteurs.

Le parti pris de le supprimer dénonce l'intention partisane. Si le journal quotidien est bien un journal d'opinions, de points de vues, d'écritures théorisantes, il devient alors le support d'une lecture complexificatrice. La politique s'y construit par un jeu subtil de révélations sur le monde.

À travers le journal quotidien, les jeunes apprentis-écrivains agissent fortuitement sur le monde qui s'ouvre sur leurs pas.

Lorsque ce monde réagit et se modifie, l'expérience fortuite fait place à une écriture qui s'organise autour de deux apprentissages libres, progressifs et continus :

     - contenir l'espace du texte...
     - théoriser le réel....

L'exercice du pouvoir, lié à l'acte d'écriture, se rétablit peu à peu tel un malade qui recouvrerait la santé.

5. LES TROIS COUPS SONT FRAPPÉS

Le moment de la lecture collective du journal est sans aucun doute un moment très délicat à conduire car tout dépend de son animation. Et pour tout dire, on peut se demander si le temps de lecture collective ne devient pas un temps de préparation des écrits individuels, de la même façon que le temps d'écriture collective se transforme en une lecture intimidatrice.

Ce matin-là, le cercle de lecture qui comprend toujours deux tiers de personnes n'ayant pas écrit dans le journal, découvre un Numéro Spécial Théâtre pris en charge par un groupe ayant fait l'expérience de monter sur les planches dans un collège voisin et distribué la peur au ventre.

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EXTRAIT DU JOURNAL
Et si le public disait que ce n'est pas bien ? et si je fais une faute... ? et si je me trompe ? ... c'est toutes ces questions qui font la peur.
Zeina

Les trois coups sont frappés, les témoignages fusent. La douleur est localisée. C'est alors qu'un jeune déplace le point de vue et se perche sur un arbre dont il s'apprête à voler les fruits ? Il nous livre aussi sa peur. La discussion s'engage. De quelles peurs parlons-nous ? Quel regard attendons-nous et redoutons-nous ? Eux, les élèves au Q.I. fatidique à qui l'on ne prête plus d'intentions depuis bien trop longtemps, quel sera leur devenir puisqu'ils ont pris le risque d'être changés quelque peu ? Une question plus difficile encore surgit du groupe : Sommes-nous prêts à jouer notre spectacle devant les autres élèves qui travaillent au journal et dans la section ? Et pour plagier LAUTRÉAMONT nous écrirons à la une du journal :

Les points de vue s'améliorent, l'écriture et la lecture du journal y participent.

Alain DECHAMPS et Thierry HUG