La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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POUR "LIRE"  
LA SOCIETE EN MUTATION EN  
"ENTRANT PAR LE HAUT"  

Raymond Millot, en poursuivant sa réflexion ébauchée lors de l'éditorial de notre nø49 de mars dernier, sur "le désarroi, la démoralisation des militants de l'AFL et probablement de bon nombre de nos lecteurs" et surtout sur la nécessité de "redonner sens" à nos actions en les inscrivant dans "un projet global, une utopie mobilisatrice", apporte une contribution substantielle au débat qu'il souhaite voir s'instaurer et dont notre revue serait l'organe. Acceptons-en l'augure en précisant que les colonnes des Actes sont ouvertes à qui veut réagir à ce premier élément d'une rubrique susceptible de "recharger les batteries" et de "donner sens à ce qui nous unit". 

 
 
"Nous sommes idéologiques" affirmait un éditorial déjà ancien de Michel Violet (A.L. n°15, sept.86, p.10). D'une certaine manière, l'éditorial titré : "De la nécessité de l'utopie" (A.L. n°49, mars 95, p.4) enfonce le clou.  
 

Comme il s'agissait d'un texte destiné aux militants de mon Groupe Local se référant à des écrits ignorés des lecteurs, il avait été convenu que je reviendrais sur le sujet plus précisément. Il ne suffit pas, en effet, de souhaiter que " nos actions s'inscrivent dans un projet global " afin d'être " porteuses de sens ", il faut aussi s'efforcer de définir ce projet.  

- Affaire de l'AFL ?  

- Affaire aussi des actes de lecture ! 

Ce qui fait la richesse de notre revue, c'est non seulement ses articles théoriques issus de la recherche mais aussi la grande variété des champs dans lesquels s'exercent la réflexion et l'action novatrice. Ce qui la rend aussi quelque peu disparate... et explique, en partie, qu'un certain nombre de lecteurs potentiels s'en écartent, dans la mesure où leur motivation principale étant de caractère professionnel, ils ne se sentent pas concernés par la grande majorité des articles.  

On peut évidemment considérer qu'ils ont tort, que la revue leur permet de sortir la tête du guidon, de percevoir la philosophie profonde qui relie les champs éloignés que d'autres explorent et labourent, et de dégager eux-mêmes "le sens" qui, pense-t-on, nous unit. 

Face au désarroi, à la démoralisation, que j'évoque dans l'éditorial, et qui n'épargnent sans doute pas nombre de nos lecteurs, je propose au contraire que, ne se contentant plus d'éditoriaux épisodiques, une partie - modeste - de la revue soit consacrée à discuter et préciser ce sens qui nous unit. Un "chapeau" permanent rappellerait nos préoccupations fondamentales, sous lequel seraient publiés lettres de lecteurs et de militants, articles, contributions extérieures, extraits de journaux et de revues témoignant des débats existant dans des champs de réflexion en interaction avec le nôtre, documents divers, etc...  

Nos adversaires cesseraient peut-être de nous identifier comme des théoriciens dogmatiques et sectaires, dissimulant des conceptions politiques du même tonneau. Nos alliés potentiels seraient mieux à même de discerner les dénominateurs communs. Les points de divergence théorique, pourraient faire alors l'objet d'une confrontation de caractère scientifique et perdraient leur caractère polémique et chargé d'arrières-pensées. Nos militants rechargeraient leurs batteries et diffuseraient les A.L. plus aisément et plus volontiers... 
 

Contribution 
" Si l'on veut éviter que la science
continue à avancer selon la logique
de mécanismes plus puissants que les
individus (...) il faudrait réinventer
une sorte d'intellectuel collectif, sur le
modèle de ce qu'ont été les Encyclopédistes.
Pierre Bourdieu
UN " INTELLECTUEL COLLECTIF " ? 

Contestataires de "la pensée unique" (celle qu'a dénoncée Ignacio Ramonet et qui est " la traduction en termes idéologiques, à prétention universelle, des intérêts d'un ensemble de forces économiques, celles en particulier du capital international... Ses sources principales (étant) les grandes institutions économiques et monétaires B.M., F.M.I., O.C.D.E. "), des analystes, sociologues, économistes, chercheurs, entreprennent une réflexion autour de la place et du rôle du travail dans la société post-industrielle. Leur nombre, considérable, les ouvrages qu'ils publient, le dialogue qu'ils établissent dans la presse, les revues, etc. permettent de penser qu'un "intellectuel collectif" se constitue, dans les faits, pour examiner le problème et ses conséquences en termes de civilisation.  

Le système éducatif est d'évidence concerné, et la réflexion que je propose à son sujet, nous engageant d'une certaine manière dans cet intellectuel collectif, ne peut ignorer les termes du débat en cours.  
 

... L'AVENIR DU TRAVAIL ? 

La diversité des points de vue et des intervenants permet de cerner la complexité du problème, les incertitudes des réponses envisagées, interdit le recours au YAQUA... Mais les convergences dominent sur les points essentiels. Ainsi, l'accord semble se faire sur l'idée exprimée par Jacques Robin que " la maîtrise de l'information - celle inscrite dans les rapports de la matière - ne constitue pas une (troisième) révolution industrielle mais une mutation par transformation de la nature même du progrès technique tel qu'il existait à des rythmes différents depuis le début du néolithique " ; que les technologies informationnelles ont des conséquences " d'ordre quantitatif : productivité ininterrompue, miniaturisation, consommation minimale d'énergie, mais d'autres sont d'ordre structurel (...) Elles font exploser les paramètres de l'économie capitaliste de marché : la croissance, l'investissement, l'emploi humain, la solvabilisation des richesses produites voient leur place bouleversée ". 

Même une partie du patronat, le Centre des Jeunes Dirigeants, le reconnaît: " Les discours tenus aujourd'hui sur la reprise de la croissance et la résorption du chômage sont mensongers ou ignorants. La croissance ne résoudra pas le chômage : parce que les entreprises ont encore des gisements de productivité, parce qu'elle ne sera jamais assez forte, parce qu'elle n'est pas seule en cause dans le problème du chômage ". 

Une réflexion sur le temps de travail s'impose d'évidence. " Un débat que les termes rendent confus " titre Alain Lebaude qui cependant rappelle que " depuis le début de l'ère industrielle, le temps de travail n'a cessé de diminuer naturellement au point que, en comparaison de nos arrières grands parents, nous effectuons désormais un mi-temps " et il cite deux "experts", Jacques Rigaudiat, Bernard Brunhes qui estiment que " ce mouvement qui devrait en outre être alimenté par l'automatisation croissante de l'industrie, ne saurait s'arrêter ". Plus précis, Jacques Robin indique " pour un ouvrier urbain français, la durée du temps de travail est passée de 4 000 H par an en 1850 à 1 600H en 1990 ". De son côté, Denis Clerc écrit : " depuis un siècle et demi, nous avons multiplié par plus de 30 l'efficacité moyenne de chacune des heures travaillées. Marx voyait dans le formidable accroissement des "forces productives" le gage d'une société libérée du travail, donc de l'aliénation ". (aliénation que nombre d'ouvriers ressentaient : je me souviens de cette expression entendue fréquemment dans mon enfance : "aller au chagrin" !)  

Guy Roustang remarque : " Il peut nous sembler paradoxal aujourd'hui que le travail ait été à ce point source d'identité : il était valorisé pour lui-même alors que les conditions de travail étaient très dures, les rémunérations modestes, les durées de travail considérables selon nos normes actuelles (...) aujourd'hui, on ne fait plus du travail une vertu (...) même la plupart de ceux qui sont satisfaits de leur statut professionnel n'en font plus le centre de leur vie, ils ne sont plus convaincus qu'il faut "perdre sa vie pour la gagner. (...) À fortiori ceux qui ne prennent aucun plaisir dans leur travail. " 

Ce que confirme Jacques Robin : " Le travail cesse, pour un nombre croissant d'individus, d'être le lieu d'accomplissement personnel et il se vit de moins en moins comme le noeud du lien social. " Il reconnaît cependant : " si le travail salarié cesse peu à peu de rythmer le temps de vie ordinaire et n'est plus le facteur principal de socialisation, il n'en reste pas moins que dans nos sociétés, le travail-emploi sert encore aujourd'hui de référence, c'est lui qui dicte l'éducation scolaire, qui fixe les garanties de sécurité sociale et le volume de retraite ".  

André Gorz, dont René Renoir dit qu'il " a lumineusement décrit les métamorphoses du travail ", fait un constat identique : " d'où le double mouvement actuel, en apparence contradictoire, de désaffection croissante vis à vis du travail et d'attachement croissant à l'emploi qu'on occupe et convoite ".  

Ces contradictions nourrissent un débat fructueux dont il n'est pas question de rapporter ici tous les termes. L'un écrit : " ce qui conduit à tendre non plus vers une société de plein emploi dans le sens traditionnel du terme, mais à une société de pleine activité (...) ". L'autre est d'accord mais met en garde : " ou bien cette activité est (...) est un travail socialement utile, qui doit donc être reconnu comme tel par la société et rémunéré comme tel, ou bien ce n'en est pas un, mais une occupation sans utilité sociale... (etc...) ". 

Bernard Cassen constate que de multiples travaux - il cite ceux d'André Gorz, René Passet, Ricardo Pétrella, Jacques Robin - prouvent que " les dernières vagues technologiques expulsent massivement l'homme de l'emploi ", et de plus que " à technologie constante, la rationalisation, le "réengineering", des processus de production élimine encore davantage de travail humain " et à partir de ces constats, il évoque " l'impérative transition vers une société du temps libéré ". 

" Et si, s'interroge Edgar Morin, le chômage ne pouvait être résorbé ni par la croissance ni par une réduction partielle du temps de travail ? S'il nous posait le problème du lien entre les progrès incontrôlés de la technique et les perversions de la compétitivité, donc un problème crucial de société " et d'appeler à " élaborer une politique de civilisation où solidarité, convivialité, moralité, écologie, qualité de vie, cessant d'être perçues séparément sont conçues ensemble " à " une réforme de l'enseignement qui serait destinée à apprendre à contextualiser et à globaliser informations et connaissances. La réforme de la pensée qui s'ensuivrait permettraient d'éviter les aveuglements de la pensée mutilante ". 

Au voeu d'Edgar Morin s'ajoute la réflexion de J.Robin sur : " la quête incessante d'autonomie " qui " tournerait au nombrilisme si l'on ne cherchait à consolider le lien entre cette recherche d'accomplissement individuel et le champ social " non seulement par " une ouverture à l'autre, l'altérité à la découverte de soi-même comme un autre, mais par un engagement dans les tâches collectives et les actions solidaires... (que) l'état d'urgence écologique et social de tous les habitants de la terre " requiert.  

Et si l'on a besoin de redescendre sur terre, écoutons Yves Lichtenberger, ancien Directeur du CEREQ (Centre d'Etude et de Recherche sur l'Emploi et les Qualifications) : " Si la formation est une solution individuelle, elle ne saurait en aucun cas être une solution collective puisqu'il y a pléthore de jeunes très formés par rapport aux besoins de l'économie ce qui a pour effet d'élever le seuil de l'exclusion ". Cette situation provoque, comme l'observe Alain Lebaude " le choix de formation d'un très grand nombre de jeunes en direction de la psychologie, des sciences humaines, des lettres " anticipant " sur une déconnection inévitable " et décidant " de poursuivre des études pour leur propre satisfaction sans trop se préoccuper des opportunités professionnelles ". 

Je pourrais citer des réflexions de Guy Aznar, Bernard Perret, Alain Lipietz, Pierre Larrouturou, Michel Berry, Roger Sue, André Gauron, Bernard Hugonnier, etc... s'il était encore nécessaire de prouver l'ampleur de la réflexion engagée, qui me permet d'imaginer l'existence, objective, d'un "intellectuel collectif" (dont on peut regretter que Marx soit absent pour des raisons de force majeure). 

Je laisserai la conclusion à Bernard Cassen qui souhaite voir " le temps libéré " associé au temps de travail " principale instance de socialisation et d'accès à la citoyenneté " ce qui " ouvre les chemins de la mutation culturelle où les activités ayant du sens deviendront le temps social dominant ". Le "précurseur", André Gorz, en différenciant " le travail autonome et le travail hétéronome " dessinait, il y a déjA longtemps les mêmes perspectives et mérite bien d'avoir le mot de la fin. 

Ma réflexion personnelle, si je puis l'évoquer, remonte à des temps reculés : j'avais 10 ans quand ma famille a été révolutionnée par la semaine de 40H et les congés payés, 17 quand j'ai lu les livres de Jacques Duboin, théoricien de "l'abondancisme", utopie intéressante qui portait en germe la problématique qui nous occupe, 18 quand j'ai adhéré aux Auberges de la Jeunesse où l'on associait loisirs, culture, réflexion politique, 2O ans quand travaillant à la SNECMA à Billancourt, je participais à la lutte syndicale - minoritaire - pour le retour "aux 40H", j'étais donc ..."un provocateur" , puisqu'il fallait d'abord, et encore, "accroître les forces productives", mon crime était de songer trop tôt (?) à cette " société, libérée du travail, donc de l'aliénation ". 

Que je puisse envisager, presque 50 ans plus tard, d'apporter ma modeste contribution à la construction de cette "société libérée..." n'est pas pour me déplaire. Mais ce qui m'importe le plus, c'est de convaincre les "militants de l'éducation" que cette perspective recèle "la nécessaire utopie mobilisatrice".  

Mon allusion, dans l'éditorial, à " une analyse fondée sur une réalité incontestée, la révolution informatique et ses répercussions sur le travail humain " ne pouvant convaincre que les convaincus, j'ai cru bon d'appeler à la rescousse les intellectuels et chercheurs qui procèdent actuellement à cette analyse. 

Reste à convaincre de la nécessité d'" en examiner les conséquences, dans le champ de notre compétence, l'éducation" et " énoncer les objectifs qui nous semblent s'imposer pour l'institution scolaire et l'ensemble du système éducatif et culturel " !  
 
  

L'AVENIR DE L'EDUCATION  

La réflexion est déjA sur le métier : une double page du Monde Diplomatique est consacrée à la question "QUE PEUT L'ECOLE FACE À LA CRISE" posée par Roger Sue dont l'article est ainsi présenté : " Parce que le monde doit changer de cap, l'école ne peut avoir pour seule finalité la formation à l'emploi. Elle doit être le carrefour d'une permanente éducation intégrant, tout le long de la vie, la diversité des savoirs qui ne sont pas les siens mais qu'elle doit reconnaître et encourager... " 

Je plaide ici pour que l'AFL soit partie prenante - et pourquoi pas ? - initiatrice d'un "intellectuel collectif", travaillant, non pas sur les problèmes du travail et du temps libre, mais sur ceux - qui en découlent - de l'éducation, car : "POUR UNE FOIS, L'UTOPIE ET LA NECESSITE SE REJOIGNENT" 

Ce titre choisi par Alain Lebaude pour un article leader, consacré au "Travail à réinventer", concerne les thèses (des "précurseurs" Gorz et Robin) " qui prononcent l'effondrement de l'utopie de la société industrielle et fondent un nouveau projet de civilisation ".  

Dans l'éditorial des A.L. n°49, j'évoque moi aussi "un précurseur", Célestin Freinet, dont "l'utopie", poursuivie trop tôt, ne rejoignait pas la nécessité, ce qui peut expliquer son insuccès (en dépit de sa notoriété). 

Mais c'est de "l'utopie" d'un autre précurseur, Jean Foucambert, que je veux maintenant discuter. Nous sommes tous convaincus que son "utopie", les " 7 PROPOSITIONS ", rejoint elle aussi "la nécessité", la démocratisation de l'usage de l'écrit. 

Elle m'apparaît en phase avec ce " nouveau projet de civilisation " sur lequel réfléchit "l'intellectuel collectif" évoqué plus haut. Sa deuxième proposition affirme : " L'augmentation du nombre de lecteurs commence nécessairement par une transformation dans le partage du pouvoir, de l'implication et de la responsabilité collective et individuelle. (...) Que ce soit dans l'entreprise, dans la vie sociale ou à l'école, l'équilibre se fait toujours entre lecture et statut. " 

Elle décrit les nécessaires utopies de la démocratie de participation, de la citoyenneté active, de la transformation nécessaire des statuts sociaux. Chacun de nous a pu vérifier que ces utopies ne sont pas inaccessibles. 

Je pense personnellement aux pistes ouvertes par Bertrand Schwartz - la formation des OS qui passe par la transformation de leur statut - à l'action de la CSF dans les quartiers populaires - la pratique de la démocratie de participation - aux réalisations des mouvements d'Education Nouvelle que nous avons tous en tête. 

Sa sixième proposition évoque la naissance nécessaire de "nouveaux écrits" rendus possibles par " la révolution de la micro-informatique, du traitement de texte, de l'imprimante... " dont " l'apport (ne sera pas) celui d'une écriture collective, mais un collectif de lecture, momentanément lié par des références communes. "  

Dix ans plus tard, l'Association Française pour la Lecture, dans ses différents secteurs d'activité, a acquis une expérience fructueuse dans la pratique des "écrits en circuit-court". Ceux-ci rendent possible, à partir de faits vécus en commun, une réflexion collective et individuelle, sur la pensée d'autrui, une perception de la complexité, de l'interaction des différents facteurs. Contribution, de base, à cette "réforme de la pensée" qu'appelle Edgar Morin ? Sur ce point aussi, l'utopie se concrétise. 

Sans être sacralisées, ces propositions étroitement reliées entre elles constituent sans doute "une utopie mobilisatrice" pour l'action militante de ceux qui considèrent que la démocratisation de la lecture et de l'usage de l'écrit est un facteur déterminant de la démocratie tout court et de la citoyenneté. L'importance de cet objectif ne devrait pas échapper à ceux qui réfléchissent, comme on l'a vu, à l'utilisation du temps libéré. Mais, bien qu'ambitieuse, cette utopie ne me semble pas suffisamment totalisante pour satisfaire pleinement ce besoin de sens qui justifie l'action militante. 

Je propose qu'elle s'inscrive dans une utopie plus large, adaptée à la mutation en cours, et qui pourrait être ainsi nommée : "L'ECOLE POUR APPRENDRE À VIVRE" 

L'opinion publique, bien qu'encore attachée à l'articulation traditionnelle entre métier/travail/loisirs, a maintenant suffisamment d'exemples, d'expérience, sinon pour adopter cet objectif, au moins pour en admettre la validité. 

Certes, elle rêve encore du temps où, tout écolier, tout collégien, était en droit de penser, comme ses parents, ses professeurs, que "bien travailler à l'école" permettrait d'avoir "un bon métier" et ainsi de bien "gagner sa vie".  

Mais le doute est maintenant installé dans les esprits : qu'est-ce qu'un bon métier ? sera-t-il encore bon demain ? Quel secteur, si en pointe soit-il, est préservé du chômage ? Quel niveau de compétence met à l'abri de l'exploitation, de l'aliénation, de l'humiliation, du licenciement ? Quel recyclage permet une réinsertion, et pour combien de temps ? À quel âge devient-on un exclu ? Ne construit-on son identité qu'en travaillant ? Le rapp, le foot ne jouent-ils pas un effet comparable ? Et la vie associative, le militantisme ? Les actions de solidarité avec les malades du Sida, les chômeurs sont-elles moins utiles que la fabrication de porte-avions ou de mines anti-personnel ? Alors que les études se prolongent bien après la majorité, qu'est-ce qui justifie la course d'obstacles dans laquelle on engage les enfants dès leur sixième année ? 

Donc, "l'école pour apprendre à vivre"... Mais l'expérience acquise dans l'innovation nous a appris à mesurer les contradictions de l'opinion publique - qui souhaite avoir le beurre et l'argent du beurre, l'éducation et l'érudition scolaire et avant tout, la promotion individuelle... Aussi, pour éviter les mauvais procès - ainsi que les dérives "laxistes" - faudra-t-il impérativement affirmer et montrer : 

- qu'apprendre à vivre, c'est accéder à de nombreux savoirs 

- que c'est une voie fonctionnelle et efficace d'accès aux instruments du savoir 

- que cette voie est la seule qui puisse s'opposer à l'échec et à l'exclusion, et qu'elle est bénéfique pour tous 

- qu'elle est compatible avec la rigueur et l'évaluation 

- que l'usage des techniques modernes liées à l'informatique est en mesure de dégager le temps dont l'objectif a besoin et permettre la "réforme de la pensée"  
 
 
 

CONTENUS 

La réflexion sur les contenus pourrait aisément s'appuyer sur l'expérience accumulée par les mouvements pédagogiques et d'éducation populaire, les formateurs d'adultes, etc... afin d'imaginer les prolongements possibles, hiérarchiser l'importance et l'urgence. Elle devrait faire l'objet d'une concertation très ouverte, associant des "coéducateurs", des chercheurs (j'ai déjà cité Roger Sue), des scientifiques (par exemple Joël de Rosnay dont les préoccupations en faveur d'une "pédagogie du futur" et une nouvelle conception du temps, exprimées dans son dernier livre L'homme symbiotique, regards sur le troisième millénaire, confortent la réflexion que je propose). 

L'inventaire, ci-après, pourrait en être le point de départ, au moins pour un usage interne à l'AFL et sans exclure toute autre stratégie (chacun de ses constituants devrait aisément trouver, dans l'expérience militante, matière à propositions). 

La vie courante d'un individu est partagée en périodes consacrées à : 

1 - son entretien : repas, sommeil, santé physique et mentale 

2 - son "travail", emploi , source de revenu,  

3 - sa formation, initiale et continuée, de reconversion, etc. 

4 - sa famille, relations, éducation, etc. 

5 - ses activités sociales, citoyennes, religieuses, etc. 

6 - ses activités ludiques, sports, jeux divers 

7 - ses activités festives 

8 - ses activités créatrices, artistiques, de bricolage, jardinage, etc. 

9 - sa vie sexuelle qui est une des composantes de plusieurs de ces catégories 

10 - la construction et l'affirmation de son identité d'une manière permanente 

Elle est conditionnée par : 

11 - sa biologie, sa "niche" écologique 

12 - son origine, sociale, ethnique, culturelle 

13 - le système politique et économique 

14 - les effets de l'éducation, de la vie sociale, des média, etc. 

.... 
  

EN CONCLUSION 

Dans la première partie de cet article, j'ai voulu donner un aperçu de la réflexion concernant la mutation civilisationnelle en cours et l'utopie qu'elle autorise. 
J'ai voulu montrer, en évoquant les 7 propositions, que "militer pour la lecture" c'est, indépendamment des aspects techniques, poursuivre aussi une utopie. 

J'espère avoir mieux convaincu de la possibilité et de la nécessité d'inscrire cette utopie dans une utopie plus "totalisante" et donc porteuse d'un sens plus large et plus mobilisateur. 
Je souhaite que le débat s'engage, que des initiatives en résultent visant à la constitution d'un "intellectuel collectif" réfléchissant de manière prospective aux problèmes de l'éducation pour les années 2OOO. Je souhaite qu'un lien soit établi avec tous ceux qui, dans d'autres domaines, se préoccupent des conséquences de la mutation en cours, et qu'avec eux, nous nous attachions à convaincre l'opinion qu'en effet "l'utopie rejoint la nécessité". 
 
 

Raymond MILLOT.
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P.S.: Le sentiment qu'un "intellectuel collectif" est en cours de constitution se renforce chaque jour. On pouvait lire le 31 Mai, encore sous la plume d'Alain Lebaude : " (...) les livraisons se succèdent... plus passionnantes les unes que les autres. Pour ne citer qu'eux, Robert Castel (Les métamorphoses de la question sociale) rivalise d'intérêt avec Jean-Paul Fitoussi (Le débat interdit) ou Michel Crozier (La crise de l'intelligence). 
(...) par son incroyable succès de librairie, l'énorme pavé de Pierre Bourdieu (La misère du monde en France) doit être considéré comme un signe avant-coureur d'un phénomène de prise de conscience.  
(...) Il y a ainsi, de loin en loin, des moments privilégiés où les divers apports font masse et autorisent le renouvellement des approches. Des réflexions se nouent alors, qui constituent des étapes décisives. 
(...) Enfin, des alternatives se dessinent sur la base d'analyses nouvelles, qui prennent en compte les mutations en cours et annoncent la naissance d'un autre monde possible qui tournerait le dos aux certitudes de l'ère du "tout industriel"  
 
 
 
 

Bibliographie : 

Journaux : Le Monde Diplomatique 
              Supplément Iniatives du Monde (le mercredi). 
Revues : Transversales Science Culture 
             Alternatives Economiques 
Livres : 

André Gorz : Le socialisme difficile (Seuil, 1967), Adieux au prolétariat (1980), Les chemins du paradis (1983), Capitalisme, socialisme, écologie (Ed. Galilée, 1991) 

Jacques Robin : Changer d'ère (Seuil, 1989) 

Roustang et Perret : L'économie contre la société (Seuil) 

Denis Clerc : Déchiffrer l'économie (Syros) 

Edgar Morin : Pour sortir du XXème siècle (Points Terre Patrie 51993 - Seuil, 1984). 

 

Lettre qu'un proviseur américain avait coutume d'envoyer lors de chaque rentrée scolaire à l'ensemble des enseignants de son établissement : 

Cher professeur 

Je suis un survivant de camp de concentration. Mes yeux ont vu ce que qu'aucun homme ne devrait voir : 

Des chambres à gaz construites par des ingénieurs instruits. 

Des enfants empoisonnés par des praticiens éduqués. 

Des nourrissons tués par des infirmières entraînées. 

Des femmes et des bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d'universités. Je me méfie donc de l'éducation. Ma requête est la suivante : aidez vos élèves à devenir des êtres humains. Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits. La lecture, l'écriture, l'arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos enfants plus humains.