La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°52  décembre 1995

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LA LECTURE PARTIELLE, SELECTIVE
ET DE RECHERCHE.

Entre les représentations et la réalité, on sait qu'il y a souvent un certain écart. Pour l'écrit, un écart certain. La représentation dominante de l'écrit est le roman. Celle de la lecture est la lecture du roman, la lecture de la page 1 à la page 256 en-lisant-bien-tous-les-mots-pour-enrichir-ton-vocabulaire.

Cependant, la lecture quotidienne n'est pas la lecture du roman, n'est pas la lecture intégrale, si tant est qu'elle-même existe vraiment. La lecture quotidienne serait plutôt une lecture de survie, celle qui nous évite la noyade. Ce qui caractérise la période actuelle, c'est la profusion, au contraire de la période où l'écrit était si rare qu'on le lisait (le relisait) avidement et intégralement. Ce geste de survie, cette lecture d'élimination, se fait sans lire intégralement, sur la base d'une reconnaissance de l'écrit en tant qu'image. J'ai reconnu la publicité que je jette sans lire et le courrier syndical que je mets de côté pour le lire après le courrier personnel. L'écrit est image, on y reviendra.

Une fois l'élimination faite, la masse restante, ce qui est susceptible de nous intéresser, est encore suffisamment importante pour qu'on ne puisse pas encore tout lire de A à Z. Là, en fonction de nos projets (si on en a), de notre activité professionnelle (si on en a), les lectures vont se diversifier.

La lecture de la lettre d'amour donnera lieu à une lecture intégrale, attentive et réitérée. Peut-être aussi la lecture d'une note de service, si elle est importante.

Des écrits vont être soumis à des lectures plus ou moins partielles.

On distingue deux types de lecture partielle : la lecture sélective et la lecture de recherche. La lecture sélective est opérée après un choix : la lecture de l'article dans un journal. La lecture de recherche est plus survol, plus "chasse à l'indice" avant de se poser : c'est par exemple la recherche d'un horaire de film dans une page spectacle ou d'un livre dans la BCD. C'est ainsi qu'un même écrit pourra être soumis à plusieurs lectures ; on pourra rechercher dans la lettre d'amour un mot ou une expression dont le sens reste mystérieux, on pourra sélectionner un passage et s'en émouvoir à l'infini.

François Richaudeau l'a parfaitement montré (La lisibilité de l'écrit et les stratégies de lecture. in Cinq contributions pour comprendre la lecture. AFL, 1980), en fait la lecture est d'essence flexible, variable en fonction du type d'écrit, du type de structure typographique, variable en fonction du projet et des attentes du lecteur.

Si ces lectures peuvent s'opérer, et ce sont elles que l'on utilise majoritairement au quotidien, c'est bien parce que les écrits ont des "têtes", des images, des gréements, des géographies particulières, propres à chacun d'eux.

Nous avons tous eu à rechercher une information, une citation dans un texte. Nous la retrouvons pratiquement toujours en nous rappelant l'endroit du livre, la place dans la double page (en haut à gauche, au milieu de la page de droite). Nous repérons la Une de notre journal préféré dans les étalages des kiosques du premier coup d'oeil.

Un écrit est un espace où l'oeil peut se mouvoir en toute liberté, au contraire (à la différence, aux antipodes) de l'oreille soumise à la linéarité temporelle du discours. L'écrit est un langage pour l'oeil, les publicitaires le savent, et les journalistes aussi qui ne changeraient leur Une et leur organisation de journal que s'ils y étaient vraiment obligés (par le besoin d'être plus visuel notamment).

Pour autant, on aurait tort d'opposer lecture intégrale et lecture partielle car toute lecture et toute relecture savante est alternativement l'une et l'autre. L'entraînement à des entrées successives dans un texte se révèle un excellent moyen d'en travailler la lecture intégrale. Car il oblige à prendre conscience de la pré-existence du texte par rapport aux mots et aux lignes qui le composent et qu'une lecture intégrale ne révèle que progressivement. Spécificité de l'écrit qui s'offre dans la permanence de sa structure textuelle : le tout est beaucoup plus que la somme de ses parties.

La série D des exercices d'entraînement d'ELMO oblige, en donnant un temps de présentation du texte largement inférieur au temps de lecture intégrale, à adopter des modes de lecture axés sur l'organisation. On est placé dans la situation d'avoir à rechercher des informations ou d'avoir à sélectionner un passage pour y trouver, par une très courte lecture intégrale, une information.

Le déroulement général est le suivant : on présente le texte à une première lecture, pendant un temps court. Ensuite on pose une question. Le lecteur doit rechercher la réponse en explorant rapidement le texte. Ainsi de suite pendant dix questions.

Dans son économie générale, la série D reste la même.

Outre sa présentation qui répondra à "l'esthétique de l'environnement Windows", quatre améliorations ont été apportées à la nouvelle version :

- l'aide à la compréhension des questions. Avant de se précipiter tête baissée dans le texte après avoir lu trop superficiellement la question posée (défaut que l'on observe surtout chez les enfants qui s'entraînent), une aide est proposée, facultative. Elle consiste à trouver dans une série de quatre questions une reformulation de la question posée. La situation d'entraînement, qui était dans cette série déjà la plus proche d'une situation réelle de lecture, s'en rapproche encore, car, ayant réfléchi à la question, on est mieux à même d'en comprendre les finesses et les enjeux, mieux à même d'échafauder des stratégies de recherche, comme dans les situations réelles où il y a une motivation réelle.

- la nature des textes. Depuis une vingtaine d'années, l'offre des textes pour la jeunesse s'est considérablement agrandie, en quantité, en diversité, et pour une part d'entre eux en qualité. Avec de nouveaux textes, nous tenons compte de l'évolution de la littérature de jeunesse, des écrits tels qu'ils sont dans leur complexité, leur qualité, leur littéralité.

La presse est maintenant présente pour environ un tiers, avec les fictions et les documentaires.

- la présentation des textes. Les textes sont présentés dans leur aspect original. Si ce n'est qu'ils ne sont pas sur support papier, rien ne vient les dénaturer : leur mise en page, la typographie, les colonages, etc. sont tels qu'ils sont en réalité. L'entraînement a plus de prise avec les textes tels qu'on peut les rencontrer. La mémoire des textes connus et vécus peut être sollicitée pendant l'entraînement. Le travail sur des "fac-similés" de textes aide à mieux maîtriser ces textes. L'articulation entre systématisation et situation authentique est meilleure.

- La silhouette du texte. À tout moment, à part quand une partie du texte est plein écran pour une exploration détaillée, le texte vu d'ensemble est disponible à l'écran, tel "l'aperçu avant impression" d'un traitement de texte. Comme l'aperçu avant impression, on voit le texte en plus petit, illisible, mais son aspect général, bien visible.

Cette silhouette est le passage obligé pour accéder à une partie du texte plein écran (en cliquant sur l'endroit de la silhouette que l'on veut voir apparaître). Ainsi le lecteur est obligé de se créer une cartographie mentale du texte, une géographie de ses éléments, de ses articulations. Se crée ainsi une image du texte dans son ensemble, en tant que structure, en tant que tout donné dans un espace. Ce va-et-vient dynamique entre "texte lisible plein écran pour exploration" et "silhouette visible pour organisation de l'ensemble" crée une lecture distanciée du texte, une lecture organisée et réfléchie, stratégique donc flexible.

C'est aussi cette vision dynamique, organisée, spatialisée du texte qui sépare les lecteurs des non-lecteurs qui vont engluer leur regard dans un mot à mot linéaire et laborieux.

La série D, avec ses améliorations et ses innovations, participe, encore mieux maintenant, à l'acquisition de comportements qui traitent l'écrit pour ce qu'il est : un tout organisé pour l'oeil. La série D entraîne à mieux "penser écrit".

Thierry OPILLARD