La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°52  décembre 1995

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Éditorial  

 

 
SARX ET MARTRE

Qu'est-ce que l'AFL ? Recherche identitaire incongrue après tant d'années d'existence. Et pourtant... 

Un mouvement ami s'étonnait que l'AFL n'ait pas manifesté sa position sur la reprise des essais nucléaires. Et nous de nous étonner ! L'AFL s'occupe de lecture et n'a pas à se situer en tant qu'organisation sur des problèmes de cette nature... ses membres pouvant individuellement et ailleurs, s'exprimer... Et pourtant, qu'un mouvement pédagogique ou d'éducation populaire s'engage dans le débat politique ne nous choque pas. Un livre dont il est rendu compte dans ce numéro rappelle d'ailleurs opportunément que Freinet était un militant communiste qui ne laissait planer aucune ambiguïté sur les raisons et la nature de son militantisme pédagogique. Il est vrai qu'il s'agissait d'une autre époque où on trouvait normal que le politique soit explicitement présent dans le discours et les actes de qui entrait dans le jeu social. 

"Nous sommes idéologiques" était-il affirmé dans un de nos éditoriaux, et "nos efforts pour la lecture s'inscrivent dans un champ d'action plus large". Certes. Mais l'article insistait surtout sur le fait que certains, en adoptant par souci d'efficacité les outils qu'on propose, "les galvaudent et en tuent l'intérêt" parce qu'ils ignorent ou rejettent "les raisons de leur élaboration". Ce qui, il faut bien l'avouer, ne mange pas de pain ! 

Il est courant de la part de nos adhérents les plus actifs de dire que leur combat pour la lecture est politique mais que l'AFL n'est l'instrument d'aucune composante de l'éventail politique et a fortiori politicien. Cette pétition de principe fera sourire ceux "qu'on ne dupe pas si facilement". C'est qu'ils ignorent les réactions que suscitent au sein de l'association des articles des A.L. dans lesquels transparaissent les convictions et les analyses politiques de leurs auteurs, réactions qui s'insurgent contre "des remarques ou allusions plus ou moins codées" et "les entraînements dommageables à l'image de l'AFL et à l'attachement de ses militants". 

Qu'est-ce qui fait alors qu'on adhère à l'AFL ? (ou qu'on s'abonne aux actes de lecture ?). Qu'est-ce qui unit toutes ces personnes venues d'horizons différents ? Dans un article déjà ancien, on pouvait lire : " Les actes de lecture (mais c'est applicable à l'AFL) c'est une sorte de carrefour pour tous ceux qui, se réclamant d'une même conception de la lecture, travaillent à lui donner tout son sens comme activité sociale ". Je ne sais si cette affirmation répond à ces questions ou les élude. Engagement... praxis et idiosyncrasie... action et idéologie... ô ! Marx et Sartre : à l'aide ! Faute d'une aptitude suffisante à la spéculation philosophique, restons pragmatique. Le dénominateur commun serait donc des pratiques partagées. Le fait que l'AFL ait été "reprise" il y a 15 ans par des chercheurs de l'INRP et des enseignants d'écoles expérimentales engagés dans une même transformation de l'école et de l'enseignement de la lecture prouverait que ce qui soude les adhérents est suffisamment évident pour qu'il n'y ait pas nécessité de le référer à une doctrine précise, à une idéologie définie. La première place est donc donnée aux actions dont les intentions et les enjeux sont suffisamment identifiés quand on les qualifie globalement de "transformateurs". En d'autres termes, c'est une manière de régler des problèmes par une recherche des moyens d'agir qui fait lien entre les membres de l'AFL et non pas une vision du monde. Ce qui alimenterait l'adhésion et lui donnerait sens, c'est une théorisation de pratiques communes et non une idéologie extérieure promulguant des pratiques. Et c'est bien l'existence de ces pratiques qui crée la raison d'être et l'identité de l'association et qui permet a posteriori de la caractériser idéologiquement tant il est avéré que là où il n'y a pas de pratiques théorisables triomphe l'idéologie dominante. C'est aussi en cela que l'AFL est démocratique et pluraliste puisque n'ont envie d'en faire partie que des gens d'accord... pour agir à la lumière d'une même conception de la lecture. 

Cette primauté accordée aux pratiques n'est pas sans risque. Raymond Millot a signalé dans ces colonnes le danger, en ces temps de suspicion et d'invalidation, que le militantisme sombre dans une technicité sans perspective, dans un technicisme sans passion. Il faut, écrit-il, renouer avec le sens que seule une "utopie mobilisatrice" peut donner aux actions. Autrement dit, l'implicite fédérateur des militants, dont nous disions plus haut qu'il caractérisait l'association, risque de disparaître par incapacité à "résister au désespoir ambiant". D'où son souhait que s'instaure dans la revue une confrontation d'idées et de propositions permettant de redéfinir un projet global capable de "donner sens à ce qui nous unit" et de rassembler les forces disponibles. Joignant le geste à l'exhortation, il a amorcé le débat par une contribution demandant réflexion et discussion sur la place et le rôle du travail dans notre société et dont on perçoit bien qu'il concerne le système éducatif (Pour lire la société en mutation. A.L. n°51, juin 95, p.57). 

Dans ce numéro, on lira une réaction à ce texte. Elle est de Jean Foucambert et son contenu, nécessairement politique (idéologique ?) ne laisse pas de reposer la question en tête de cet éditorial. Soyons clairs. Le texte de Jean Foucambert est aussi indicatif de son "idéologie" que celui de Raymond Millot l'est de la sienne. Et bien nécessairement sur un sujet comme le travail, au coeur de toute position politique. Il est certain que "l'indication" serait moins forte s'ils échangeaient sur le mouvement tectonique. C'est pourquoi Jean Foucambert tient tant à personnaliser sa réponse afin qu'elle ne soit pas reçue comme celle de l'AFL du fait précisément du rôle qu'il a dans l'association. Et c'est bien là que le bât blesse, dans cet espoir de Raymond Millot que la confrontation qu'il propose - et qui risque de prendre des allures dogmatiques - puisse définir et vivifier des raisons communes d'agir au sein de l'AFL. Prosaïquement, la difficulté d'aboutir par ce débat aux fins qu'il souhaite est dans cette question : comment se fait-il qu'on ne repère aucune discordance et bien plutôt de la complémentarité dans ce que disent et écrivent Millot et Foucambert sur la lecture alors que leurs deux textes sont, là, idéologiquement distincts ?  

Michel VIOLET