La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°55  septembre 1996

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La Poésie de l'IL Y A 
De Baudelaire à Guillevic 
 

La lecture littéraire est référentielle : l'attente doit être constituée par rapport à une expérience déjà existante, non pas de textes épars, mais d'un système de la littérature (...) c'est ce qui se construit entre les textes, dans leur mise en relation et en réseau, qui rend possible la lecture de type littéraire. " rappelle Jean Claude Passeron. 

C'est pourquoi nous publions depuis quelques numéros (*) des présentations d'auteurs, de collections, d'ouvrages de mêmes genres ou de mêmes thèmes. Présentations "en réseau" afin qu'en BCD, "une présentation ne chasse l'autre" et que "chacune des nouvelles expériences des enfants s'intègre à l'expérience précédente." 

Le texte d'Hervé Moëlo, sixième de cette rubrique, est consacré à "la poésie du constat", partie importante de la poésie moderne souvent ignorée par l'école et dont les thèmes sont présents dans la littérature jeunesse.  

(*) Le fantastique (n°49) - Roald Dahl (n°50) - Michel Tournier (n°51) - Le club des cinq (n°52) - Philosophie en maternelle (n°54) 
 

 
 
LA POESIE DE L'IL Y A
De Baudelaire à Guillevic
 

          Il y a une poésie du constat qui, à l'opposé d'une poésie du symbole et de la métaphore réduit son discours à l'évocation objective de la réalité matérielle. Cette poésie qui se caractérise par l'usage fréquent de tournures passives ou impersonnelles (les pronoms on, il, la forme il y a) accorde à la matière un statut de sujet. Rien de comparable avec les procédés classiques qui humanisent la nature ou les objets en les décrivant comme s'ils étaient des êtres humains vivants, ou qui y voient la patte inspirée d'un ou de plusieurs dieux, puissance supérieure pas forcément nommable, pas forcément visible, mais présente tout de même. 
 
 

Les origines

1857 - Première édition des Fleurs du mal de Charles Baudelaire, c'est la date à laquelle les historiens de la littérature font commencer la poésie moderne. Impossible de l'évoquer sans la raccrocher aux profonds changements intellectuels et philosophiques qui l'ont vu naître. La seconde moitié du XIXè siècle est en effet le début de l'ère du soupçon au cours de laquelle une triple révolution allait faire chuter trois bastilles : philosophique avec la fin de la métaphysique et la mort de Dieu formulée par Nietszche, politique avec Marx qui démontre la nécessité de changer l'organisation sociale du monde, et révolution du sujet avec Freud qui décrit comment la conscience ne maîtrise pas complètement le désir et la volonté. " Tout est à réinventer " écrit Rimbaud, un nouveau monde naissait, qui avait à prendre en compte ces ruptures définitives, en imposant d'autres transcendances, d'autres sociétés, d'autres langages. Dans ce contexte, Baudelaire, Rimbaud puis Apollinaire apportèrent en héritage aux poètes du XXème siècle un tout autre regard sur la réalité. Privées de Dieu et contesté dans ses structures sociales (la haine de Rimbaud pour la petite bourgeoisie de Charleville), l'existence, la réalité, la nature devenaient alors des énigmes difficiles à comprendre, qui n'avaient pas d'autres justifications que d'être là. Grande inspiratrice, la mer qui avait par exemple longtemps représenté la mort, ne devenait rien d'autre que de la mer. L'horreur de Baudelaire pour les poèmes sur la nature, les couchers de soleil, la verte nature, les élégies (" Les élégiaques sont des canailles "), marqua ce resserrement de la réalité autour d'elle-même : dans l'imaginaire poétique la mer perdait sa symbolique de mort ; elle ne devenait rien d'autre que de la mer, devenant par là-même une énigme, celle de la présence insistante de la matière face à l'homme. La naissance de cette poésie de l'il y a allait déclencher une sobriété et un raccourcissement des poèmes modernes, en rupture avec les longues, longues tirades de Musset ou d'Hugo. Déclenchée par Baudelaire, elle nous parvient aujourd'hui par la voix de Guillevic : " L'océan / N'est que de la mer. - L'étang / N'est que de l'eau très vieille / Sans jugement pour le passant. " (1) 
 
 
 

La rupture avec la poésie des "paysagistes"

Différente de la poésie du romantisme ou du symbolisme où les mots, les expressions, les images, les formes rhétoriques sont métaphoriques, opposée à la poésie spirituelle qui allait continuer son bonhomme de chemin (le catholicisme radical de Claudel, le mysticisme patriotique de Péguy...), assez loin aussi de la poésie militante et politique au langage très précis, cette poésie-là s'approche de très près de la réalité, de la matière dont elle cherche à pénétrer le mystère, la vie intime, en se refusant de la faire sortir du cadre de sa propre réalité. 

Déjà pour Baudelaire le poète devait s'en tenir à ce qu'il sentait, ce qu'il voyait, ce qu'il pensait, lui, à l'opposé des "paysagistes", ces " doctrinaires si satisfaits de la nature ". Parce que la réalité n'est pas suffisante il faut selon lui aller chercher ailleurs, en soi, ce que l'on peut en dire : " Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est parce ce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. " (2). Ouvrir les champs des possibilités non encore explorées de la réalité, voilà déjà ce que doit être la poésie : " En décrivant ce qui est, le poète se dégrade (...) ; en racontant le possible, il reste fidèle à sa fonction. " (2) 

Baudelaire va donc imposer très tôt une poésie construite sur l'absence de dieu et la puissance de la vie intérieure, confiée aux forces intellectuelles et oniriques. Mais sans dieu, le mystère de la vie est bien plus vertigineux. Voilà donc qui va détacher la nouvelle poésie de l'ancienne : cette attention au "mystère dans le ciel" qu'il trouve chez Hugo, pas dans ses poèmes mais dans ses dessins : " [Rien de comparable à] la beauté surnaturelle des paysages de Delacroix, [à] la magnifique imagination qui coule dans les dessins de Victor Hugo, comme le mystère dans le ciel. Je parle de ses dessins à l'encre de chine, car il est trop évident qu'en poésie notre poète est le roi des paysagistes. " (3) C'est véritablement ce qu'il apprécie le plus chez Hugo, son sens du mystère ses " répétitions fréquentes de mots, tous destinés à exprimer des ténèbres captivantes ou l'énigmatique physionomie du mystère ". La beauté, Baudelaire ne la trouvera pas dans les bons et généreux sentiments mais dans l'expression construite de sa vie intérieure. C'est désormais pour lui une activité volontaire et consciente que de contempler une "utile illusion" : " Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistiquement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. " 

Avec cette façon d'imposer un face à face avec le monde, Baudelaire évacue l'habituelle poésie métaphysique. Ce qui retient son attention, c'est le constat objectif de la cohabitation entre son existence et celle de la réalité. D'où l'importance du rêve et de l'imagination ancrée dans les profondeurs secrètes du moi. Remplacement de la métaphysique par la poésie chez Baudelaire, refus de toute transcendance chez Apollinaire, volonté farouche de Rimbaud de mettre sa vie en accord avec sa poésie (l'expérience décisive de la Commune de Paris, son départ pour l'Afrique loin de l'Europe bourgeoise abhorrée...), au coeur du tumulte politique et philosophique, la poésie réinvente un langage sur le monde dont elle accompagne le bouleversement. 
 
 

La poésie de l'il y a

Comme une simple recherche d'occurrences, cet "il y a" se retrouve, systématique et répétitif chez Rimbaud dans une strophe d'Enfance (Illuminations, 1886) (4). Entre plusieurs évocations y interviennent des images aperçues, comme sorties de la mémoire du jeune enfant qu'il a été.  
  

Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. 
Il y a une horloge qui ne sonne pas. 
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches. 
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte. 
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée. 
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus à travers la lisière de bois. 
Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse. 

Les souvenirs s'entrechoquent, comme si l'objectivité empêchait de hiérarchiser les scènes aperçues et les sensations qui y furent associées (un chant d'oiseau, la cathédrale qui descend, l'horloge qui ne sonne pas...). Cet emploi répétitif, que l'on retrouvera chez Apollinaire, impose d'emblée le retrait du sujet. Nul investissement humain dans cette reconstitution presque hypnotique du passé. Ce ne sont pas des symboles réutilisés pour exprimer ce que l'enfant a été, ce qu'il a ressenti, mais de véritables flashes exhumés tout droit de la mémoire. Dans ce poème où les vers suivants commencent tous par "Je", le contraste est important entre la projection dans des destins fantasmés (" Je suis le saint (...) Je suis le savant (...) Je suis le piéton de la grand'route (...) ") et ces "il y a" qui assurent une sécheresse du sentiment au bénéfice d'un retour en arrière psychologique rendant à nouveau présents des instants révolus. Cette recherche de la neutralité, comparable au "ça" freudien décrivant l'activité humaine comme un moteur possédant l'explication de son propre fonctionnement ("ça" parle, "ça" désire, "ça" souffre) fait franchir un pas important à la poésie. Plus rien n'est désormais gratuit. Les vers sont mis par Rimbaud au même rang que l'action. Quand les premiers ne le satisferont plus, il arrêtera. L'absolu de l'ambition poétique est complète. Il ne s'agira plus d'écrire sur ce qui s'est passé, mais de considérer la poésie comme ce qui se passe, voire ce qui va se passer : " la poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant " écrit-il dans la Lettre du voyant. Avec Rimbaud, la poésie de l'il y a prend une direction que les surréalistes poursuivront très loin : le poète acquiert une ambition concrète sur le monde qu'il faut transformer. Nulle gratuité, nulle esthétisme valant seulement pour lui-même. En 1924, André Breton écrira dans les Pas perdus : " On sait maintenant que la poésie doit mener quelque part. " 

Poursuivons la recherche d'occurrences : "il y a" apparaît aussi quelque temps plus tard chez Apollinaire dans un poème d'amour à Lou (5). Installé dans le train qui l'emporte vers le front, il écrit cette suite de vers qui alterne sans transition des images aperçues par la fenêtre du train qui l'emmène au front, ses souvenirs et ses sentiments amoureux...  

Il y a des petits ponts épatants 
Il y a mon coeur qui bat pour toi 
Il y a une femme triste sur la route 
Il y a un beau petit cottage dans le jardin 
Il y a six soldats qui s'amusent comme des fous 
Il y a mes yeux qui cherchent ton image 
Il y a un petit bois charmant sur la colline 
Et un vieux territorial pisse quand nous passons 
Il y a un poète qui rêve au petit Lou 
Il y a un ptit Lou exquis dans ce grand Paris 
Il y a une batterie dans une forêt 
Il y a un berger qui paît ses moutons 
Il y a ma vie qui t'appartient 
Il y a mon plume-réservoir qui court qui court 
Il y a un rideau de peupliers délicat délicat 
Il y a toute ma vie passée qui est bien passée 
Il y a des rues étroites à Menton où nous nous sommes aimés 
Il y a une petite fille de Sospel qui fouette ses camarades 
Il y a mon fouet de conducteur dans mon sac à avoine 
Il y a des wagons belges sur la voie 
Il y a mon amour 
Il y a toute la vie 
Je t'adore 

Apollinaire réutilise cette technique dans Calligrammes, dans un poème plus guerrier, sans doute écrit au fond des tranchées. Difficile avec ce travelling mental de ne pas penser au cinéma qui à la même époque est en train de mettre au point les techniques qui vont constituer la base de tout le cinéma moderne - c'est précisément en filmant d'un train que Flaherty, documentariste-explorateur, filma un des premiers travellings. Apollinaire prolonge le projet énoncé par Baudelaire de ne jamais évoquer une réalité extérieure qui ne soit pas passée par le filtre de la perception et de la sensation. Mais il fait encore autre chose : par cette mise à plat et le montage d'éléments d'ordres très différents - des scènes qu'il entraperçoit, (un beau petit cottage, un berger qui paît ses moutons, un petit bois charmant...), des détails matériels (mon plume-réservoir qui court qui court, mon fouet de conducteur dans mon sac à avoine...), de sentiments démesurés (ma vie qui t'appartient, toute la vie...) mais aussi de sentiments mesurés (un ptit Lou exquis, un poète qui rêve au petit Lou) - il conditionne l'évocation de toutes ses images. À la relecture, "les petits ponts épatants, la femme triste sur la route" n'ont plus le même sens parce qu'ils sont pris par le réseau de sens du poème entier. (Encore un rapport avec le cinéma : c'est Eisenstein qui démontra comment grâce au montage, les mêmes images n'expriment pas le même sens selon l'ordre dans lequel elles apparaissent). Dans le poème, la succession cadencée des "il y a..." devient alors le rythme du coeur qui bat pour Lou, (pourquoi pas calqué, avec un léger décalage, sur le bruit du train ?) induisant l'intensité et l'affolement de la passion amoureuse qui fait tout mélanger, (les wagons belges, mes yeux qui cherchent ton image et une petite fille de Sospel), mais qui donne aussi du sens au plus insignifiant des détails. N'y a-t-il pas en effet, à la relecture, toute la béatitude amoureuse de Guillaume dans "Il y a des petits ponts épatants" ? Mais la succession désordonnée se canalise - le train arriverait-il en gare ? Guillaume fermerait-il les yeux ? Comme s'il remontait un ruisseau pour parvenir à la source, le poème parvient progressivement à l'essentiel. De la réalité du monde, fût-il en guerre, au seuil d'une innommable boucherie, il ne reste parfois que quelques mots : "Il y a mon amour / Il y a toute la vie / Je t'adore" 

Les surréalistes, héritiers de Rimbaud et de Lautréamont, regroupés autour d'Apollinaire (vite renié à cause de ses positions militaristes à partir de 1914 - " Dieu que la guerre est jolie... "), tireront de ce nouveau rapport au monde, le projet d'une perception scientifique et philosophique de la réalité. À tel point que l'écriture ne devra plus exister sous sa forme traditionnelle : interdiction de se compromettre avec le genre romanesque (symbole du vieux monde haï), et pratique intensive de l'écriture automatique qui fait accéder aux zones psychiques les moins inhibées, seule voie donnant accès à cette "beauté convulsive" par laquelle André Breton conclut Nadja. Les poèmes surréalistes sont pleins d'instantanés, véritables photographies de l'esprit conscient et inconscient surpris en flagrant délit d'association d'idées, de reconstitution aléatoire du souvenir :  

L'oeil du milan 
La rosée sur une prèle 
Les souvenirs d'une bouteille de Traminer embuée sur un plateau d'argent 
Une haute verge de tourmaline sur la mer 
Et la route de l'aventure mentale 
Qui monte à pic 
Une halte elle s'embroussaille aussitôt (6) 

"Il faut désensibiliser l'univers" écrit Eluard. Les surréalistes franchissent un pas supplémentaire en théorisant cette vaste entreprise de réinvention d'une poésie objective. Pour eux, la puissance poétique est totale : elle donne accès à la vérité absolue. " Il n'y a pas à sortir de là " : ce titre donné par Breton à un de ces poèmes de Clair de Terre exprime fidèlement la sûreté de la pensée surréaliste intransigeante qui ne fera jamais aucune concession, politique, philosophique ou artistique. " Le surréalisme, écrit Aragon, est la méthode de la connaissance du mécanisme réel de la pensée, et des rapports réels de l'expression et de la pensée, et des rapports véridiques de la pensée exprimée, et du monde sur lequel il agit réellement. " L'usage d'"il y a" permet alors aussi l'affirmation autoritaire d'idées que revendique un mouvement qui dépasse le cadre étroit de la production artistique en proclamant dans un de ses manifestes son double mot d'ordre : "changer le monde" (Marx) et "changer la vie" (Rimbaud). 

Il n'y a de connaissance que du particulier. 
Il n'y a de poésie que du concret. 
(...) 
Il y a une sorte de persécuté-persécuteur qu'on nomme critique. 
(...) 
Il y a un style noble quant à la pensée. (7) 

Alors qu'Apollinaire tenait comme une évidence la réalité extérieure (" Il y a de petits ponts épatants ") ainsi que la réalité sensitive (" Il y a mon amour pour toi "), voilà maintenant qu'est considérée comme définitivement acquise l'évidence de la pensée poétique : ce qu'elle dit de la réalité, c'est ce qui est. " Il ne s'agit pas de croire mais de savoir " écrit Eluard. La poésie n'est plus sentiment ni certitude, elle est vérité. 

Dans le bouillonnement philosophique du mouvement surréaliste, des individualités poétiques importantes vont prolonger à leur tour, dans des voies différentes, cette même recherche (Pierre Réverdy, Max Jacob, Saint Pol Roux, Robert Desnos...). Aragon, demeuré seul fidèle à l'engagement politique décidé par le groupe (Breton et Eluard ne resteront que 3 ou 4 semaines au Parti Communiste), théorisera alors la poésie et le roman (genre interdit auquel il viendra après sa rupture) comme moyens sérieux de connaissance du réel : " la création artistique ou littéraire est aussi précieuse que la création scientifique dont elle ouvre parfois les voies. "  

L'audace subversive des surréalistes leur permit de pousser très loin cette intuition d'un art et d'une poésie ancrés dans le réel, au service de la transformation de la société. Après eux on ne pourra plus ignorer cette conception sans précédent d'une poésie fondamentalement engagée et libératrice. On peut presque dire qu'après eux, la poésie "inspirée" sera datée. C'est bel et bien de la réalité concrète que les poètes devront traiter.  

La matière va alors devenir un sujet des plus intéressants. Omniprésente dans la vie quotidienne sous des formes tellement variées, elle va devenir une source de réflexion importante, comme si on avait jusqu'alors oublié de dire combien les objets, les éléments nous renvoyaient eux aussi, et peut-être surtout, à l'énigme de l'existence. 
 
 

Eugène Guillevic 

Né en 1907, Eugène Guillevic écrit une oeuvre très à part, au style très simple, dans laquelle il est bien difficile de repérer des influences poétiques. Toutefois, sa façon caractéristique d'éviter l'anecdote, de rejeter toute métaphore et de mettre en scène des présences, objets (un bol, une armoire, un bahut...), éléments (la mer, le roc, le ruisseau...), paysage (une route, un champ de menhirs, Por-en-Dro le port de Carnac...), fait de son oeuvre l'aboutissement de l'entreprise commencée par Baudelaire. Par une sorte de métaphysique matérialiste, Guillevic ne se retourne pas vers "le ciel vide", ni vers les "merveilleux nuages", mais vers les choses et la matière terrestre (Son premier recueil s'appelle Terraqué). Pour lui, c'est là que réside la vérité, la voie du dénouement. Il reprend aussi d'Apollinaire le refus de la transcendance : la matière, l'humain et le monde appartiennent pour lui à la même réalité. Et la réponse à leur mystère réside à l'intérieur d'elle-même, comme si la poésie ne pouvait ignorer l'apport des sciences quant à la connaissance de la matière. Sans recours aux "correspondances", sans développements anecdotiques mais en confrontant les choses, les objets et les hommes, Guillevic réaffirme la vérité du "il y a" : " Au dehors l'arbre est là et c'est bon qu'il soit là, / Signe constant des choses qui plongent dans l'argile. "  

En 1947 il publie Terraqué, suivi de Exécutoire où il renoue avec ce face à face avec le monde qu'il interroge avec insistance : quelle vie dans le bloc de granit ? quelle conscience dans cette mer qui vient s'écraser sur les rochers ? Et l'homme, que fait-il parmi tout ça ? (" Qu'est-ce que c'est : / Etre sur terre ? ") (8) 

Dès lors, ce n'est pas un hasard si la recherche d'occurrences amène aussi à ne nombreux "Il y a" d'abord associés au thème essentiel du temps :  
 

Il y aura toujours dans l'automne  
Une pomme sur le point de tomber.

Il y aura toujours dans l'hiver 
Une fontaine sur le point de geler. 

L'ennemi, 
Nous le connaissons. (8)  
 

Contrairement au temps abstrait de l'horloge, la vie et le temps qui passent s'inscrivent de façon extrêmement concrète dans les choses qui s'usent, dans les objets du quotidien qui s'abîment : 

Assiettes en faïences usées 
Dont s'en va le blanc, 
Vous êtes venues neuves 
Chez nous. 

Nous avons beaucoup appris 
Pendant ce temps. (1) 

Alors que les bols et les assiettes en faïences s'usent, qu'apprenons-nous ? L'usure de la vie : 

Il y a le temps de la glu, 
Il y a le temps du feu, 
Il y a le temps du froid.

De l'un à l'autre il va, 
L'homme qui se ferme, (...) (8) 

Car la mort - omniprésente dans la poésie de Guillevic -, prend d'abord le visage de la souffrance intime, certitude solidement dressée face à des questions sans réponses : 

Qu'est-ce c'est : 
Etre sur terre ? 

Qu'est-ce c'est : 
Accompagner le soleil ? 

Et puis encore : 
Se baigner dans la rivière ? 

Ce qui est clair 
C'est avoir mal. (8)  

Mais il y a aussi les souffrances sociales : 

Ce qui fut fait à ceux des miens 
Qui fut exigé de leurs mains 
Du dos cassé, des reins vrillés 

Vieille à trente ans, morte à vingt ans, 
Quand le regard avait pour âge, 
L'âge qu'on a pour vivre clair 
(...) 
Ce qui fut fait à ceux des miens 
(...) 
Je ne peux pas le pardonner.(9) 

Il y a les souffrances collectives de la guerre : 

Il y a beaucoup de vaisselle, 
Des morceaux blancs sur le bois cassé, 
(...) 
Il y a tant de morceaux blancs 
De la vaisselle, de la cervelle 
Et quelques dents de mon enfant. 

Il y a beaucoup de bols blancs, 
Des yeux, des poings, des hurlements.

Beaucoup de rire et tant de sang 
Qui ont quitté les innocents. (1) 

Un soir de 1945, Guillevic et Eluard se trouvent à la terrasse du café les Deux magots. Ils lisent France-Soir dont la une affiche la photo d'un charnier de camp nazi. Que dire ? Que penser face à ce dépassement de l'horreur ? Face à ces corps qui était vivants et qui maintenant forment cette masse inerte, inhumaine. Que penser et quoi écrire ? Pour Guillevic, ce charnier ne sera pas l'occasion d'un lyrisme politique ou historique. Ayant adhéré au Parti Communiste pendant la guerre, il a bien écrit quelques poèmes militants (Grèves, La misère, Chants des combattants de la liberté...) mais sans obstination. L'écriture de Guillevic va être autre chose : il s'agit de rester sur le sujet, sur l'objet du poème, ne pas le quitter un seul moment. Pas de digression, pas de comparaison mais rester là pour tenter de comprendre, ou décrire cette perplexité face à ces morts pour qui on ne peut rien. Comme une oraison funèbre, sans aucun lyrisme, obsédée par l'inexplicable Rien. Et finalement, l'hommage ultime auquel personne n'osera se livrer, la seule chose que l'on pourrait encore faire : " Se coucher parmi eux / Une heure, une heure ou deux / Simplement pour l'hommage. " 

Passez entre les fleurs et regardez : 
Au bout du pré c'est le charnier. 

Pas plus de cent, mais bien en tas, (...) 
Avec des pieds à travers tout. (...) 

- Eux aussi 
Préféraient des fleurs. 

À l'un des bords du charnier, 
Légèrement en l'air et hardie, 

Une jambe - de femme  
Bien sûr - 

Une jambe jeune 
Avec un bas noir 

Et une cuisse, 
Une vraie, 

Jeune - et rien, 
Rien. 

(...) 
Encore s'ils devenaient aussitôt 
des squelettes, 

Aussi nets et durs 
Que de vrais squelettes 

Et pas cette masse  
Avec de la boue. 

Lequel de nous voudrait 
Se coucher parmi eux 

Une heure, une heure ou deux, 
Simplement pour l'hommage. 

Où est la plaie ? 
Qui fait réponse ? 

Où est la plaie  
Pour qu'on la voie ? 

Qu'on la guérisse. 

Ici 
Ne repose pas, 

Ici ou là 
Ne reposera 

Ce qui reste 
Ce qui restera 
De ces corps-là. (1) 

Alors les rapports entre l'humain, les éléments et les objets se précisent. Les rocs de granit n'ont pas de conscience mais de la grandeur, et une solidité des plus incroyables, cet immobilisme qui met une frontière entre la vie et la mort : " Ils ne sauront pas les rocs, / Qu'on parle d'eux. // Et toujours ils n'auront pour tenir / Que grandeur." Ce qui tremble, ce qui ne dure pas longtemps, ce qui résiste mal aux tempêtes, c'est l'humain : 

Ce qui n'est pas dans la pierre, 
Ce qui n'est pas dans le mur de pierre et de terre, 

Même pas dans les arbres, 
Ce qui tremble toujours un peu, 

Alors, c'est dans nous. (9) 

Cette marque de l'immobilisme, on le voit dans Les charniers, c'est la limite entre la vie et la mort. Son attention à la matière fait partie de cette recherche de réponse (" Qu'est-ce que c'est : / Etre sur terre ? "). Manipuler la langue, pour Guillevic, c'est travailler comme un menuisier, pour façonner la forme de cette réponse qu'il poursuit inlassablement. " Si je n'écris pas ce matin, / Je n'en saurai pas davantage, / Je ne saurai rien / De ce que je peux être. "(10). LA encore intervient le rapport au monde. Manipuler le bois, le roc, la pensée ou le poème, c'est accomplir le geste ancestral : transformer la matière pour mieux vivre. 

- Il s'est agi depuis toujours 
De prendre pied 
De s'en tirer  
Mieux que la main du menuisier 
Avec le bois (1) 

L'écriture devient alors la voie de la certitude celle qui l'assure que la réalité existe, celle par qui transite les sens de "l'homme qui se ferme" : 

Il y a le noir puisqu'il me fait écrire. 

Il y a un mur puisque j'écris dessus 

Et c'est pour toi. (9) 

Voilà comment, en une centaine d'années, la poésie a évolué en transformant son rapport à la réalité. Depuis la conception hugolienne du poète-prophète, elle est passée par une intériorisation extrême et un rapport très personnel au quotidien et à la matière. Guillevic, mais aussi son ami Jean Follain et dans une certaine mesure Francis Ponge sont ceux par qui la simplicité et l'intimité s'emparent des vers. L'ambition poétique a elle aussi subit d'inexorables changements : il s'agit bel de mettre à jour ce que la vie matérielle recèle comme vérité non pas transcendantale mais strictement terrestre et humaine.  
 
 

En faire quelquechose 

L'ambition de la poésie de l'"il y a" dont on voit ici quelques exemples fondateurs a de quoi faire réfléchir sur le rôle, la fonction et le fonctionnement d'une partie de la poésie moderne. C'est aussi l'occasion d'essayer de le faire dans un contexte pédagogique.  

Le principe de la répétition est un principe intéressant à expérimenter. La technique de l'"il y a...", d'ailleurs assez proche de celle du "Je me souviens..." souvent utilisée, est une façon efficace de transformer une liste d'éléments épars en texte écrit et organisé. Travailler sur des travellings mentaux revêt plusieurs intérêts. Cela permet de travailler sur le souvenir, avec tous les choix sélectifs que cela implique. Cela permet aussi d'être attentif à la hiérarchisation des images et des souvenirs. Comme on parle de tris de textes, on peut imaginer des tris d'images mentales, de pensées ou de souvenirs. Une fois faits, ils peuvent alors déboucher sur la constitution d'une liste organisée minutieusement. Selon ce que l'on veut exprimer, il est important de concevoir un ordre particulier. Il va sans dire que dans cette tâche, des poèmes tels que ceux qui sont cités ici vont être des modèles dont on se permet de copier la structure. 

Ce type de poésie aborde des thèmes difficiles à éviter. Peut-être auraient-ils de quoi repousser s'ils n'étaient déjà présents dans la littérature jeunesse et adulte : la mort, la disparition d'un être cher, la guerre, la différence, la marginalisation, mais aussi l'amour, l'amitié, la naissance de la vie, etc. La légèreté d'Apollinaire, les "vers objectifs" de Rimbaud, les images intérieures des surréalistes, la métaphysique matérialiste de Guillevic... sont certainement un moyen de les illustrer en donnant par la même occasion, une autre idée de la poésie, non pas seulement gratuite, ludique et légère mais aussi utile, ambitieuse, et sérieuse. 

Mais peut-être est-ce de sa forme d'écriture qu'il ressort le plus de possibilités. La simplicité des poèmes de Guillevic est l'occasion de se rendre compte combien écrire n'est pas forcément une entreprise de surenchère lexicale et syntaxique. Dans les activités de réécriture et de réflexion sur l'écriture, il est utile de garder à l'esprit que les "suppressions" et les simplifications peuvent épurer les textes du superflu. On voit aussi combien cette économie de moyens repose sur une certaine conception de l'humain : dans sa quête de la vérité, il doit parfois s'arrêter, se taire, se rapprocher du silence, comme pour avouer qu'il n'est pas invulnérable. L'écriture poétique, ultime arme de résistance ? 
 
 

Hervé MOELO .
 
 
 

(1) E. Guillevic, Terraqué, suivi de Exécutoire, Poésie / Gallimard, 1947. 
(2) C. Baudelaire, Salon de 1859, Oeuvres complètes, Ed. Seuil, p. 397 
(3) Réflexion sur quelques-uns de mes contemporains, idem. 
(4) A. Rimbaud, Les Illuminations, Poésie / Gallimard. 
(5) G. Apollinaire, Poèmes à Lou, Il y a, Poésie / Gallimard. 
(6) A. Breton, Sur la route de San Romano ? 
(7) L. Aragon, Le paysan de Paris, Gallimard 
(8) E. Guillevic, Gagner, Poésie / Gallimard, 1981 
(9) E. Guillevic, Sphère, suivi de Carnac, Poésie / Gallimard, 1963. 
(10) E. Guillevic, Art Poétique, Poésie / Gallimard, 1989.