La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°55  septembre 1996

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Mise au point contre mise au pas
 

Puisqu'il est à peu prés assuré que la lecture experte emprunte de préférence la voie directe, quelles interventions pédagogiques peuvent en faciliter l'apprentissage et la maîtrise ? Telle aura été, dans le domaine de la lecture. les années quatre-vingts et son extrême simplicité, la question a laquelle des pratiques pédagogiques innovantes ont apporté réponse avant même qu'elle ne soit clairement posée au plan théorique ? Rappelons que la voie directe est ce chemin d'accès au lexique mental qui permet d'activer directement des significations à partir d'un indexage graphique, c'est-à-dire de même nature que les unités écrites prélevées lors de la lecture. Elle s'oppose à la voie indirecte qui, elle, empruntant un système d'indexation phonologique, doit préalablement transformer l'information visuelle pour lui donner un équivalent sonore. La voie indirecte traite donc l'écrit comme une information qui n'est pas directement utilisable, comme un message chiffré (codé) qu'il faut déchiffrer (décoder) l'écrit faisant alors figure de signifiant sans signifié car signifiant de signifiant.

Les recommandations ministérielles de 1992 sur la maîtrise de la langue posent effectivement le problème en ces termes : "la reconnaissance automatique des mots (...) s'effectue de deux façons distinctes et là encore. ces deux voies fonctionnent manière concomitante chez tout lecteur devenue expert. La plus efficace est la voie directe.' le mot est comparé en quelques millièmes de seconde au dictionnaire" de mots conservés en mémoire et est identifié parmi ceux-ci avec l'ensemble de ses significations possibles. (...) Il existe aussi une voie indirecte. Dans ce cas, le mot est reconnu par l'identification de ses composants graphophonétiques élémentaires. Ces derniers perçus comme une suite de sons qui est ensuite rapprochée des mots disponibles dans le lexique oral du lecteur (...) Lorsqu'il est expert, le lecteur utilise cette voie quand il se trouve devant un mot qu'il ne connaît pas (un nom propre. par exemple). L'apprenti lecteur, lui, en a un usage presque exclusif en attendant que se constitue, dans sa mémoire. le répertoire de modèles de mots a partir desquels il pourra procéder a des reconnaissances directes. (...) Les "méthodes d'apprentissage" de la lecture, qui sont on fait des méthodes d'enseignement, c'est-à-dire des exercices d'entraînement à la reconnaissance indirecte des mots, sont nombreuses et variées. (...) L'essentiel, on en a aujourd'hui la certitude, est qu'une manipulation du code graphophonétique, nécessaire au dépassement de la phase de reconnaissance indirecte des mots, ait lieu pendant un temps suffisant, sans que l'on sache encore comment se fait le passage vers une reconnaissance automatique généralisée. Il est donc prudent de continuer à exercer les enfants à retrouver le "bruit" que font les mots écrits sur le papier. C'est, semble-t-il, au cours de ces activités que les enfants se dotent, sans en prendre conscience et, a notre insu, des moyens d'un traitement direct du code orthographique. " On peut frapper les trois coups, tous les personnages de la représentation pédagogique sont en place.

À partir de 1970, intrigués par certaines activités proposées dans les stages dits "de lecture rapide" à destination des adultes, de préférence cadres d'entreprise, nous avons transposé un certain nombre de leurs principes afin de les expérimenter dans une perspective de perfectionnement de la lecture pour les enfants a partir du CE2. C'est ainsi que sont nés les fichiers ATEL, matériel sur support papier qui a été ensuite informatisé pour devenir le logiciel ELMO. À l'usage, on a découvert que les deux supports étaient complémentaires et que l'un renvoyait constamment a l'autre, l'informatique permettant de mieux contrôler le déroulement des exercices, le fichier offrant les conditions d'un meilleur retour réflexif lors des temps de théorisation. Nés dans l'environnement de la recherche pédagogique, ces outils ont donné lieu à d'innombrables évaluations dans des contextes d'emploi variés et pour des publics différents. ELMO est certainement un des rares produits, pour ne pas dire le seul, de la pharmacopée éducative dont on puisse décrire précisément les effets sur le long terme. Pour autant, c'est une chose d'en constater l'efficacité, une autre d'en proposer une explication.

Sans entreprendre une description approfondie du logiciel, rappelons qu'il s'organise autour de 6 types d'exercices 2 qui travaillent sur l'inférence et l'anticipation au niveau du texte ou de la phrase et 4 qui, de différentes manières, contraignent à une accélération du processus d'identification des mots, soit par la brièveté de leur temps d'apparition, soit par l'augmentation de leur nombre dans la même unité de temps. Cette deuxième famille de quatre types d'exercices prend appui sur un constat qui fait a peu près l'accord de tous les chercheurs et selon lequel la reconnaissance indirecte des mots demande davantage de temps dans la mesure où elle juxtapose deux opérations (la consultation du lexique mental supposant une transformation préalable des unités graphiques en indices phonologiques) que la reconnaissance directe (l'adressage se faisant ici à partir des unités graphiques sans qu'il soit nécessaire de les transformer). Quant a la première famille d'exercices. celle qui porte sur l'inférence et l'anticipation, on voit bien, la encore. qu'elle renvoie de deux manières a ce processus d'identification une première fois en facilitant le choix entre toutes les significations possibles convoquées par l'entrée dans le lexique mental (un peu comme on choisit entre plusieurs acceptions d'un mot dans le dictionnaire à partir du contexte d'emploi dans un texte) une seconde fois en permettant d'entrer dans le lexique mental, non seulement par le signifiant mais déjà un peu par le signifié, l'activité ne portant plus alors sur un adressage vers le lexique à partir des indices graphiques du texte mais sur une vérification de ces indices dans le texte à partir du lexique mental, en quelque sorte dans une démarche de vérification du signifiant.

Contrairement a l'image réductrice qui lui est parfois donnée par ceux qui n'ont guère pris la peine de le connaître. ELMO n'a donc rien a voir avec tout ce qui entoure la lecture rapide et le commerce qui en est fait dans la formation continue en entreprise. Aucune assimilation possible avec la lecture sélective, de survol ou d'écrémage. C'est toujours de lecture intégrale qu'il s'agit et des conditions techniques qui rendent possible une lecture fervente, une lecture savante. une lecture fructueuse. On ne saurait en effet confondre le temps passé a lire et le temps passé a déchiffrer pour lire, temps qui. chez le lecteur expert, ne se rencontre guère que pour des noms propres. et encore... Tout montre que plus la voie directe est empruntée et plus le lecteur. libéré du souci de surveiller "le tranchant de la bêche", s'adonne au travail du texte.

ELMO répond donc précisément a cette question que posent les recommandations ministérielles et que nous avons rappelée : s'il est vrai que la lecture experte utilise prioritairement la voie directe et que les méthodes d'enseignement entraînent a la reconnaissance indirecte des mots, comment se fait le passage entre l'apprentissage et la pratique experte ? Peut-on laisser sans questionnement cet étonnant fossé entre ce qu'on doit faire pour apprendre et ce qu'on doit apprendre a faire ? Est-il bien raisonnable de croire que tout cela va se passer sans que l'élève en ait conscience et, de surcroît, a notre insu quand on voit le nombre important d'enfants qui n'y parviennent jamais? Dans le meilleur des cas, ne resteront-ils pas des déchiffreurs véloces tant la voie directe n'est décidément pas dans le prolongement naturel de la voie indirecte ?

Loin de miser sur une continuité mystérieuse entre deux processus aussi radicalement différents, les exercices proposés introduisent au contraire une rupture en choisissant d'accroître encore leur différence. La voie directe va être ouverte (comme on ouvre une route nouvelle) parce que, de l'extérieur, nous rendrons momentanément impossible l'usage de la voie indirecte. Il y a de la plomberie là-dedans, en tout cas quelque chose qui sent encore fortement son bricoleur mais, pour le moment. on n'a pas trouvé mieux. Ce qui va rendre impraticable la voie indirecte, c'est a la fois le contrôle du temps et de la quantité d'indices graphiques a traiter : obliger le lecteur, au cours d'une fixation oculaire (dont la durée peut diminuer sans descendre toutefois en deçà d'un minimum), a traiter davantage d'éléments graphiques (et notamment d'abord que ceux qui correspondent a une seule unité d'oralisation). En d'autres termes, il.s'agit de mettre en déroute le processus sur lequel se fonde la voie indirecte, a savoir la limitation a quelques lettres de l'empan de lecture. Dès qu'en une seule fixation (ce dont on ne peut être assuré qu'en contrôlant la durée), le lecteur identifie (c'est-a-dire attribue une signification A) des mots (au-delà des mots outils ou des mots de 2 ou 3 lettres) ou desgroupes de mots. on peut faire l'hypothèse que l'adressage vers le lexique mental utilise un système d'indexation par entrées graphiques et non plus phonologiques.

On voit bien comment l'informatique permet de contrôler la durée et la taille des empans d'écrit affichés mais il y faut autre chose encore car il ne suffit pas qu'une voie soit impraticable pour qu'une autre s'ouvre miraculeusement. Il reste a proposer un principe de continuité dans la rupture. Nous nous appuyons sur l'effet de répétition qu'aucun pédagogue ne saurait désavouer dès lors que la reprise n'est pas a l'identique : l'exercice part toujours de la performance actuellement réussie du lecteur pour. dans une nouvelle présentation, augmenter la quantité d'écrit a traiter et la vitesse de la fixation. Et les progressions observées sur des milliers d'utilisateurs décrivent toujours le même cheminement : dans une première phase, le lecteur améliore l'efficacité de ce qu'il sait déjà faire, c'est-à-dire l'usage de la voie indirecte mais, comme la difficulté de l'exercice croît avec ses progrès. les limites sont atteintes et un saut qualitatif doit s'effectuer. facilité par la familiarité avec le même texte ou les mêmes mots ou groupes de mots. Toutefois, ce saut équivaut toujours à une crise qui se surmonte d'autant mieux que l'usage du logiciel est intégré dans une démarche globale incluant Ces temps de théorisation et de réinvestissement. Un logiciel fonctionne d'abord dans un environnement pédagogique...

Sans doute comprend-on mieux aujourd'hui les faisons de l'efficacité de ce logiciel. le rôle qu'il joue et qu'il est probablement le seul a jouer car il affronte de manière méthodique la zone aveugle des démarches pédagogiques. de l'aveu même de ceux qui les recommandent : comment faire emprunter la voie directe ou sortir de la phase d'apprentissage initiale par l'enseignement de la voie indirecte? De la notre étonnement devant l'incompréhension qui transparaît dans une critique tel James Dean dans la Fureur de Lire. notre goût de la vitesse irait a l'encontre de tout savoir-vivre littéraire! Mais. outre qu'il est toujours possible de lire lentement lorsqu'on sait lire vite et qu'on a même alors davantage de temps pour le faire. ce qui alimente ce reproche. c'est une méconnaissance flagrante de ce qui est en jeu. L'importance accordée a la quantité d'écrit utilisée en une seule fixation, la moins inutilement longue. ne vise pas une plus grande vitesse de lecture mais l'usage de la voie qui est celle de la lecture experte et qui. étant directe. est de surcroît plus rapide et plus efficace. Qui s'en plaindrait ?

Ces reproches se fondent sur des malentendus et peuvent être aisément levés. Il n'en va pas de même lorsque les critiques ont des raisons que la raison scientifique ne connaît pas.

L'écho que certaines ont obtenu chez les auteurs des recommandations ministérielles devrait intriguer les historiens de l'éducation. d'autant que c'est bien la première fois que des textes officiels dénoncent un matériel pédagogique. Nul doute alors que la preuve ait été faite de sa nocivité! La lecture de la page 59 du livret sur la maîtrise de la langue a l'école ne laisse guère d'illusion sur le procédé et l'intention. "En revanche peut-on y lire. "il est dangereux de laisser imaginer à un enfant qu 'accélérer le mouvement de ses yeux sur la page l'aidera mieux lire. Lire vite est une conséquence des modalités de la lecture et non un moyen pour les améliorer. Cette constatation faite par les chercheurs qui ont évalué les méthodes dites de "lecture rapide" n'invalide on rien etc... " Quelles méthodes? Suivez donc mon regard...Mais au fait. quels chercheurs et quelle évaluation ? Mystère. Et pour cause Et qui aurait laissé imaginer à un enfant que... ? Cette assimilation (volontaire. elle est malhonnête, involontaire. elle est inquiétante !) d'un travail technique sur la voie directe (travail dont les effets ont été évalués constamment de manière positive par tous les chercheurs qui s en sont préoccupés) avec des méthodes de lecture rapide (qui. elles, n'ont même pas été évaluées de manière négative) ressemble fort a une mauvaise action ou a un règlement de comptes. La mention d'un savoir scientifique établissant la preuve que "l'oeil se pose pratiquement sur tous les mots du texte "est une contre-vérité, pour ne pas dire une stupidité (que signifie d'ailleurs le mot "pratiquement" ?) le problème ne se pose pas en ces termes et il n'a jamais été question d'écrémage dans l'étude du placement des yeux mais bien de lecture intégrale. Quant au fond du problème, il est assuré que non seulement tous les mots mais toutes les lettres sont utilisées en lecture : qu'une seule diffère et la face du texte en sera changée! Pour autant, l'empan d'écrit utilisé en une fixation par un lecteur "expert et intégral" est largement supérieur au mot et c'est bien ce qui distingue la voie directe de la voie indirecte. La voie indirecte impose que les empans graphiques correspondent a des unités prononçables (en gros 2 a 3 lettres) prélevées dans l'ordre. La voie directe est attentive a d'autres indices qui fonctionnent sur des unités plus larges, ce qui permet au lecteur d'utiliser l'information apportée par toutes les lettres de tous les mots grâce a trois ou quatre fixations par ligne. Mais il y a un véritable travail a faire pour "déconditionner" le type de fixation sur lequel repose l'apprentissage initial par l'enseignement de la voie indirecte, ce qui suppose que l'on contrôle de l'extérieur et la durée des fixations et la taille des empans.

C'est ce contrôle qui assure la continuité dans la rupture et que rend possible un système de gestion et de suivi de chaque élève entre tous les exercices et sur une longue période.

Ce qui compte alors, c'est la manière dont se passent les paramètres entre les types d'exercice. C'est d'ailleurs la que réside la différence entre ELMO et les logiciels édités par des officines qui. investissant peu dans la recherche, croient reproduire les principes en imitant les apparences. Quitte a imiter, autant le faire complètement. il y va de l'intérêt des élèves dont les maîtres se seraient laissés abuser... Donc, auteurs de recommandations ministérielles, fabricants de logiciels, médiateurs en EAO. enseignants, formateurs et, plus encore, utilisateurs, ne vous trompez pas de principe! Si vous critiquez ELMO, Si vous l'imitez. Si vous le déconseillez, Si vous le choisissez, Si vous progressez grâce a lui, sachez bien qu'il s'agit de qualitatif et pas de quantitatif. de voie directe et pas de lecture rapide, de relations et de suivi entre exercices et pas de juxtaposition, d'investissements techniques inséparables de leur environnement pédagogique et pas d'actions ponctuelles.

Jean FOUCAMBERT.