La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°56  décembre 1996

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note de lecture 

Etudes sinologiques 
Léon Vandermeersch 
PUF - Coll. orientale. 1994. 354 p. 198F
   

 

 
Dans le n°55 des A.L. (p.11 et 12), on a pu lire La langue graphique, un extrait de l'ouvrage de Léon Vandermeersch qui traite aussi bien de questions historiques ou culturelles. Ce chapitre consacré à la langue chinoise présente de façon approfondie ce que chacun sait comme un lieu commun : l'écrit chinois est un écrit de sens. Le terme de langue graphique (en traduction de wenyan, le dire par les graphies) s'applique pleinement et sans équivoque à la langue chinoise, celle-ci, quand L.Vandermeersch l'analyse, faisant démonstration de la nature de l'écrit. 

Pour ce qui est des pictogrammes, déictogrammes et des syllogigrammes (des images d'idées ou plus communément "idéogrammes") qui se rapportent à leur référent de manière figurative ou par métaphore (par exemple le soleil est associé à l'arbre pour représenter l'Est, le point cardinal), la question ne se pose pas ; mais ces catégories de caractères dont la structure est directement perceptible ne constituent que 10% du lexique et les 90% restants sont décrits dès le premier dictionnaire (1er siècle après J.C.) comme des morphophonogrammes. Ceux-ci, la majorité donc, sont composés d'une partie forme qui articule le caractère dans un champ sémantique assez vaste (c'est la clé utilisée entre autre pour la recherche dans un dictionnaire) et plutôt lâche : la clé de l'eau (trois gouttes à gauche du caractère) regroupe des termes comme "mer",ÿ"larme" (trois gouttes plus l'oeil), "flotter","bouillir", "sable", "glisser" ou "morve" ; et une deuxième partie, décrite comme phonétique celle-là. C'est-à-dire que cette partie ajoutée à la clé se retrouve dans des caractères de même prononciation ou de prononciation voisine (gu, gou, kou, qu - sans oublier les 4 tons pertinents sur chaque syllabe) mais composés avec une autre clé. Serions-nous en présence d'un articulation phonétique ? Non, parce que si le lien avec la prononciation existe bien (il s'agit d'un procédé de formation), L.Vandermeersch nous dit en premier lieu que ce lien se fait de façon analogique et non référentielle. En outre, les parties phonétiques des morphophonogrammes sont déterminées suivant la même construction que les syllogigrammes, une association d'idées. Je reprends l'exemple du mot peu profond  cité par l'auteur ; il s'écrit avec la clé de l'eau plus la phonétique jian ; or, parmi les mots qui se prononcent jian (ou ceux qui ont une prononciation voisine, qian, xian, zhan, can, etc.) la graphie qui a été retenue est celle qui signifie, employée seule, petit. Une "petite eau" pour dire que la profondeur est faible et nous retrouvons l'association d'idées qui régit les syllogigrammes. (*) 

Par ailleurs, L.Vandermeersch désigne l'oralisation d'un texte en langue graphique du terme de paralecture, en traduction de dushu ou nianshu qui ont aussi le sens d'étudier ; alors que la lecture à proprement parler se dit yueshu, kanshu (le dernier mot est un syllogigramme composé d'une partie qui signifie voir et d'une autre partie qui recouvre la notion de l'écrit - livre, Livre, écrire, document). 

L'usage de la langue graphique est tout à fait distinct de celui de la langue orale : il se trouve à l'origine dans la transcription des signes oraculaires ; langue des devins-scribes pour le souverain dans l'exercice administratif, elle est la langue des actes officiels, des recueils divinatoires, des recueils rituels et la littérature qu'elle développe à partir de l'époque de Confucius, d'abord dans la rédaction des Annalectes par les disciples du Maître, est une littérature de commentaires qui " sert (...) à instrumenter les six compétences gouvernementales " (Liu Xie, cité par L.V.) et les concours mandarinaux sont exclusivement littéraires. 

À cette description magistrale de la langue chinoise, langue graphique par excellence, s'ajoutent deux éléments et nous quittons là l'indiscutable : L. Vandermeersch distingue de cette langue graphique l'écrit qui est apparu à l'occasion de la diffusion du Bouddhisme en Chine au 7ème siècle après J.C. À travers les textes de scène qui servaient aux prêches ; d'après l'auteur cet écrit, qui emprunte pourtant les mêmes graphies, n'est plus qu'une notation de l'oral et s'apparente alors complètement, c'est le 2ème élément, à nos langues alphabétiques qui ne prendraient sens qu'en référence à l'oral. 
L.Vandermeersch considère que le caractère unique du wenyan réside dans le fait que sa genèse, sa structuration, son évolution et son emploi en font une "langue pour l'oeil" et de ce point de vue le chinois est indéniablement exemplaire ; mais quand il refuse cette spécificité à tout autre écrit, nous ne pouvons pas le suivre. L'écrit français se distingue de l'oral dans sa nature et non pas "seulement (...) dans le degré de maîtrise". Il existe en français une "raison graphique" qui se structure par la manipulation de l'écrit. La langue chinoise est singulière dans ce qu'elle offre visiblement, lisiblement, une trace de la pensée qui se trouve matérialisée et stabilisée et surtout (peut-être) dans ce qu'elle amène comme dimension artistique, dimension complètement absente dans les langues alphabétiques. Le poète chinois est peintre et réciproquement. 

                                 Françoise PHILIPPE 

(*) Pictogrammes, déictogrammes = graphies primitives, irréductibles. 
Syllogigrammes, morphophonogrammes = graphies dérivées, composées et décomposables en sous-graphies.