La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°56  décembre 1996

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Hommage...   

On a commémoré cette année le centième anniversaire de la naissance de Célestin Freinet. L'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne a organisé diverses manifestations que nous avons annoncées. Le 8 octobre dernier l'UNESCO a honoré sa mémoire. Notre revue participe modestement à cet hommage par un éditorial de Jean Foucambert et la transcription ci-après d'une émission animée par Alain Bascoulergue sur la radio locale TSF (89.9) qui réunissait Jean Foucambert et Michel Barré, auteur d'une bibliographie de Freinet dont nous avions rendu compte dans notre n°52 de décembre 1995.

 


Alain Bascoulergue : Né à Gars en 1896, Célestin Freinet fut un instituteur et un pédagogue particulièrement novateur, donnant naissance à un mouvement d'éducation nouvelle qui acquerra un rayonnement international qui se prolonge 30 ans après sa mort. Quelques 20 000 enseignants et une centaine d'écoles publiques revendiquent aujourd'hui son héritage en France même. Pour évoquer ce personnage hors du commun et sa vie qui ne le fut pas moins, j'ai à mes côtés Michel Barré qui fut un collaborateur direct de Freinet à Vence et à Cannes, qui fut instituteur spécialisé en Seine Maritime et qui, à partir de 1967 et pendant 15 ans, fut le secrétaire général de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne fondé par Célestin Freinet. Il publie aux publications de l'Ecole Moderne une biographie en 2 volumes de Freinet : Un éducateur pour notre temps. Avec nous également, Jean Foucambert. 

Nous allons retrouver la parole de Célestin Freinet grâce à un C.D. publié également par l'Ecole Moderne qui regroupe plusieurs interventions et interviews de Freinet. 

Première séquence, où il nous donne quelques clés pour comprendre les prémisses de son action et sa réflexion : 

" Ma formation comme instituteur, je l'ai faite à la guerre. Quand la guerre de 14 a été déclarée, j'avais juste 2 ans d'école normale. Je n'avais donc aucune formation pratique. J'ai été nommé immédiatement instituteur et 6 mois après je partais à la guerre. Quand je suis revenu, j'étais blessé et tout transformé. J'avais fait quelques recherches notamment en milieu de l'Ecole Nouvelle grâce à l'appui d'Adolphe Ferrière qui a toujours été un appui très précieux, un père pour nous. Je m'apercevais bien que finalement, c'était de la belle théorie mais que dans ma classe rien n'était changé et - c'est ce que j'ai essayé de démontrer par la suite - si vous ne changez les conditions et les outils de travail, vous êtes toujours dans le même milieu parce que ce sont les conditions de travail qui orientent et définissent toute une pédagogie. J'ai été un des premiers instituteurs qui ont dit : j'en ai assez de travailler comme cela, je voudrais bien travailler d'une autre façon. J'ai trouvé, heureusement, peu à peu, quelques instituteurs qui se sont joints à nous et nous avons développé notre coopération. " 

A. Bascoulergue : Michel Barré, 2 mots d'explications sur les raisons premières qui vont pousser Freinet à être un inventeur et sur cette considération que les grands principes qu'on énonce dans la formation ne sont guère applicables. Comme s'il exprimait, sinon une défiance, au moins une distance à leur égard. 

Michel Barré : Freinet ne dit pas que ce n'est pas applicable mais qu'on ne donne pas les moyens de l'appliquer. Comment peut-on appliquer et chaque fois qu'on tente quelque chose, comment ne pas se contenter de démolir ce qui est ou de culpabiliser les gens qui pratiquent comme autrefois. C'est très sensible dans sa façon de faire : montrer comment on peut changer. Introduire toujours un changement pratique et c'est pour cela qu'il utilise toujours le mot "technique". On peut modifier les techniques d'enseignement au lieu de continuer à reproduire celles qui existent depuis l'école de la 3ème République. 

Jean Foucambert : Freinet met, en tant qu'artisan, en oeuvre une idée essentielle qui est qu'on ne comprend que ce qu'on transforme. Ce n'est pas la peine de se poser de grandes questions avant de commencer à transformer réellement et la seule manière de transformer est d'introduire des pratiques et des techniques nouvelles. Idée essentielle en éducation : il n'y a pas de formation intellectuelle sans production de transformation. 

A. Bascoulergue : C'est l'idée qu'il développe dans cette seconde interview, réalisée en 1963... celles qui suivront ont eu lieu en 1961 

" Pourquoi ai-je cherché quelque chose dans la voie de ce que nous appelons maintenant l'Ecole Moderne ? Il en a fallu, comme pour beaucoup de choses dans la vie, de fort peu pour que rien ne soit fait de ce que j'ai pu faire. Quand je suis revenu de la guerre de 14-18, j'avais été assez sérieusement blessé et notamment je ne pouvais parler longtemps, surtout dans une salle de classe (...) Comment se tirer d'affaires, surtout dans une classe surchargée d'enfants, surtout que ce qu'on leur raconte ne les emballe pas. J'ai cherché des solutions. Ou bien je quittais l'enseignement ou bien je trouvais d'autres techniques de travail, une façon qui me permettrait de faire ma classe d'une manière intelligente, efficiente, de m'y intéresser et de tenir le coup. " 

A. Bascoulergue. Croyez-vous, Michel Barré, à cette explication d'une démarche très prosaïque, très banale ? 

M. Barré : Elle n'est pas fausse en ce sens que Freinet était réellement blessé d'un poumon. Il était mutilé de guerre à 70%. Mais ce que je crois, c'est que ce n'est pas à cause de cela qu'il a orienté sa pédagogie parce que beaucoup d'instituteurs, même mutilés, avec une bonne férule et un livre d'exercices étaient capables de tenir la classe sans être fatigué. Freinet avait annoncé la couleur avant même de reprendre la classe en disant qu'il voulait transformer l'école de Jules Ferry. Il la remettait en question fondamentalement. Quand j'entends certains actuellement dire qu'il faut revenir à l'école de Jules Ferry, je suis hors de moi parce que, autant il faut soutenir l'effort des républicains de la 3ème république qui ont instauré l'école pour tous et l'école laïque mais sur le plan du style de cette école dogmatique, nationaliste, revancharde, militariste (il ne faut pas oublier les bataillons scolaires... la conquête du Tonkin...). Quand on s'indigne d'entendre le discours sur l'inégalité des races... reprenons les manuels de l'époque de Jules Ferry et on trouvera cela. Alors, il faut avoir le courage de remettre cela en question et Freinet a été le premier. 

A. Bascoulergue : On va retrouver les explications sur ces motivations profondes de Daniel qui a été le premier correspondant de Freinet à St Philibert dans le Finistère. 

" En 1920, c'était le retour de la guerre. Nous, anciens combattants, mystifiés, trompés, abusés, avions une revanche à prendre. Peut-être n'avions-nous pas conscience de cela à ce moment-là mais beaucoup de camarades sont entrés, en 1920, dans leur carrière avec cette résolution : faut pas que cela se renouvelle, que les générations à venir connaissent cette horreur que nous avons connue. Naturellement, notre comportement d'éducateur a été influencé par cette idée. Il y a eu un sursaut, non seulement chez les chercheurs en pédagogie, mais aussi chez nous, les types de la base, ceux d'en bas. Il y a aussi une autre mise au point qu'il faudrait faire : après ma démobilisation, je suis retourné à l'école normale parce qu'il me semblait que je n'avais pas assez de formation générale. J'ai appris un peu de psychologie, de pédagogie, etc.. On nous avait appris que l'enfant était un être complexe et que nous devions en tenir compte dans la vie de la classe. Or, je me rendais compte qu'on ne nous avait pas préparés à l'application de ces beaux principes. Il y avait donc quelque chose à trouver qui n'empêchait pas l'enfant de respirer, qui lui permette de se mouvoir. Il fallait trouver des techniques - le mot est devenu à la mode - qui permettent à l'enfant de changer de place quand il en avait besoin pour son travail et qui correspondent à son besoin de mouvement. Du mouvement dans un but éducatif. 
Il y avait aussi mes souvenirs d'écolier. Il est possible que cela soit le deuxième facteur. Quand j'ai commencé à travailler dans ma classe je me suis dit qu'il ne fallait pas que les enfants que j'avais devant moi connaissent les angoisses que j'ai connues étant écolier. " 

A. Bascoulergue. Voilà donc ce témoignage de Daniel. Cela appelle un commentaire. 

M. Barré. Cela définit avec beaucoup de sensibilité ce qui fait que tous ces gens se reconnaissaient dans Freinet. Il leur apportait une réponse. Le besoin qu'ils ressentaient avant de reprendre la classe, très vite ils l'ont, avec des centaines puis plus tard des milliers d'autres, trouvé chez Freinet. Je retrouve ma motivation d'après la seconde guerre mondiale. Je pourrais dire, exactement une génération plus tard, ce qu'a dit Daniel. 

J. Foucambert. Je suis étonné de la modestie de ces gens qui doivent savoir qu'ils ont conduit la seule tentative que je connaisse au 20ème siècle de transformer l'école et de faire l'école du peuple alors que l'école de Jules Ferry est une école pour le peuple, une école faite par une autre classe. Pour Freinet, c'est bien clair, c'est l'école du prolétariat. Sa revue s'appellera jusqu'en 1940 L'éducateur prolétarien. On est vraiment dans une réflexion sur l'éducation. Oui, je suis étonné de la modestie de ces gens, modestie qu'on retrouve chez Michel Barré. Dans sa préface, alors que ces livres sont remarquables et qu'il faut absolument les lire, il dit qu'il veut simplement témoigner et qu'il ne veut pas " mettre sur un piédestal quelqu'un qui a choisi de descendre de l'estrade. " 

A. Bascoulergue. Peut-on maintenant présenter ce qui a été profondément novateur chez Célestin Freinet. 

M. Barré. Un point fondamental qui n'a pas été souligné jusqu'à présent, c'est que Freinet introduit une logique de la biologie dans les problèmes d'éducation. Alors que souvent on les découpe d'une manière mécaniste, espérant maintenir en réunissant les parties quelque chose de vivant. Pour Freinet, il faut qu'il y ait une continuité, une souplesse. C'est son origine paysanne, au sein de la nature qui fait qu'il s'est intéressé à l'oeuvre des biologistes (c'est frappant quand on lit ses notes de lecture : chaque fois qu'un biologiste écrit, il s'y intéresse parce qu'il voit les répercussions dans le domaine de l'éducation). 

A. Bascoulergue. Pour autant on ne peut pas décalquer une réflexion sur le vivant sur un principe éducatif. Quelque chose se passe... 

M. Barré. Un point précis : il reconnaît que tous les êtres vivants sont différents et les éducateurs continuent de courir après une homogénéité qui n'existe pas et qui conduit à faire suivre le même processus à tous les enfants ou à les engager dans des filières différentes. Pour Freinet, on doit respecter la sensibilité des enfants et proposer à chacun des circuits différents qui tendent vers des choses communes. Ne pas les enserrer dans un moule. Cela reste un aspect très moderne. L'homogénéité peut être obtenue par l'échange et le dialogue. La circulation d'échanges se fait au sein du groupe et très vite déborde du groupe. On échange avec le milieu et avec d'autres classes... le journal va dans le milieu et dans des écoles parfois très lointaines, c'est essentiel. Une éducation anti ghetto. 

A. Bascoulergue. Le fait que Freinet ait poussé ses "inventions" dans le primaire signifie-t-il que cela ne serait pas possible dans les autres ordres d'enseignement ? 

J. Foucambert. L'apport de Freinet, dans le sens que signale Michel Barré, c'est un grand respect de l'enfant et en même temps un refus de l'isoler du corps social. Les difficultés de Freinet avec l'administration et une partie de la population du village, portent bien sur le statut de l'enfant, être social impliqué, acteur politique. Est-ce qu'il est normal qu'un enfant se préoccupe du prix des choses par exemple ? Alors qu'on est encore aujourd'hui, et de plus en plus, sur l'idée d'une école qui devrait mettre l'enfant à l'abri de la réalité sociale le temps qu'il ait grandi, Freinet dit qu'il ne peut grandir que s'il est engagé dans la réalité sociale et dans sa transformation. 

A. Bascoulergue. Cela vous plaît, la série télévisée L'instit. avec Gérard Klein ? 

M. Barré. Il y a des éléments qui ne sont pas négatifs mais il ne faut pas se méprendre sur le rôle d'une dramatique. 

A. Bascoulergue. On a l'impression qu'il y a eu un picorage des réalisations de l'Ecole Freinet. 

M. Barré. Il ne faudrait pas laisser croire qu'il suffirait de choses épisodiques... 

A. Bascoulergue. Parlons de St Paul de Vence, de ses difficultés, de sa révocation.. Il faut dire qu'il avait suscité chez ses élèves des récits étonnants y compris celui où il était suggéré de faire mourir le maire qui avait refusé une extension de l'école ! 

M. Barré. Resituons les choses. L'enfant raconte un rêve... qui traduit une réalité. Il y a un conflit entre le maire qui refuse le moindre subside à l'école qui ne reçoit que des fils de métayers (les gens bien de St Paul envoient leurs enfants dans des écoles privées). Dans ce rêve, un incident se passe mal et le maire est tué ! Alors que le scandale devrait être immédiat, c'est 8 mois après que l'affaire ressort. Ce qui prouve qu'on a étudié comment on pouvait avoir la peau de Freinet. C'est une opération montée. Charles Maurras consacre 5 éditoriaux de l'Action Française au scandale Freinet. 

A. Bascoulergue. L'extrême droite va se précipiter... 

M. Barré. Et la droite qui ne veut pas être débordée et qui répète que c'est honteux qu'un instituteur laisse écrire de telles choses. Il y avait des précédents... les enfants ont-ils le droit d'écrire ce qu'ils pensent ? Par exemple, qu'à la cérémonie de la première communion, des adultes dont le garde champêtre, étaient saouls... 

J. Foucambert. Il ne faut pas voir là que de simples anecdotes parce que ce qui est derrière, c'est le rapport à la réalité et le statut à part ou pas de l'enfant. Le temps de son éducation doit-il être à l'abri de la réalité sociale ? C'est pourquoi je réagis quand on parle de l'extrême droite... actuellement la droite et même une partie de la gauche reste sur cette logique que la meilleure éducation consiste à mettre à l'abri des turpitudes de la société. 

M. Barré. Récemment, le ministre a souhaité que l'école redevienne un sanctuaire. Freinet, dans Les dits de Mathieu, dit que l'école doit être un chantier où on fait, mais non un temple où on adore ou une caserne. 

A. Bascoulergue. Freinet était très sensible à la façon dont la réalité percutait la vie des enfants. Il en tire quelques conséquences. Nous l'écoutons : 

" Toutes les techniques traditionnelles sont isolées de la vie. L'enfant ne voit aucun besoin d'apprendre à lire par exemple. Les enseignants comme les enfants n'essaient plus de travailler parce qu'ils se désintéressent de l'école. Nous rétablissons les circuits... Le procédé aujourd'hui comme en 1925 est toujours le même. Nous avons peu à peu amélioré nos techniques mais voilà ce qui en était la base. " 

Parmi les techniques, les moyens de "rétablir les circuits" dont il parle... pour intéresser les enfants à la lecture, il utilise l'imprimerie et fait composer les élèves. 

M. Barré. Il utilise l'imprimerie parce que pour lui c'était le moyen technique à mettre entre les mains des enfants dès l'âge de 4 à 5 ans pour composer eux-mêmes leurs textes... mais dans l'échange on a envie de savoir ce qu'écrivent les autres et c'est le point fondamental. Freinet est un instituteur qui parle en instituteur et veille à ne pas être pris pour quelqu'un d'autre. Mais vous parliez du second degré ; le cheminement est exactement le même. Si cela n'a pas une répercussion plus grande, c'est par l'absence du travail d'équipe. 

A. Bascoulergue. Freinet a eu la reconnaissance de beaucoup de ses collègues et il a fait école, au-delà des frontières même. Mais il a eu beaucoup de déboires. On vient d'évoquer ce qui s'était passé à St Paul de Vence. Il aura des déboires pendant la guerre puisqu'il sera accusé par ses amis politiques (il est communiste depuis 1926 et le restera jusqu'en 1952) plus ou moins d'avoir trahi. Ce qui le conduira à se défendre. Et puis il y aura cet épilogue de ses relations avec le parti communiste dans une critique qui sera récurrente pendant plusieurs années et qui le fera lâcher prise. 

M. Barré. En fait, il s'agit d'un conflit avec des gens qui sont des conservateurs au sein de l'école, quelle que soit leur étiquette politique, et qui ne peuvent pas supporter qu'on envisage de remettre en question radicalement certaines propositions et ne pas se contenter de revendiquer des moyens. C'est pourquoi je considère que Freinet reste étonnamment moderne. 

A. Bascoulergue. Jean Foucambert, pour conclure, essayons de dégager ce que peut être la modernité de Freinet 

J. Foucambert. Ce qui a été banalisé et est passé dans le domaine public du travail de Freinet, c'est ce qui a été vidé de son contenu politique. On garde et on popularise une image de Freinet et du mouvement Freinet qui ne correspond pas à ses engagements. Sa modernité c'est sûrement d'avoir été le seul à reprendre la réflexion du mouvement ouvrier du 19ème siècle sur la nécessité d'inventer ce que serait une école du peuple et de questionner la gauche - qu'il heurte la droite, c'est signe qu'il ne se trompe pas mais qu'il suscite l'incompréhension de la gauche, c'est un problème. Indépendamment des règlements de compte qui n'ont aucun intérêt, que la gauche arrive à comprendre cette opposition à Freinet, et on fera un pas. On mettrait fin à tous les rendez-vous manqués entre l'éducation et la politique.