La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°56  décembre 1996

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...DE PROFESSEUR.   
Trouver du sens à mon travail quotidien parce qu'il permet aux élèves d'en trouver dans le leur?  

 

La question des effets de la formation se pose quotidiennement aux formateurs qui mettent en oeuvre quelques idées de l'AFL lorsqu'ils se soucient de l'efficacité de leur action à terme. Elle se pose très concrètement lorsqu'il arrive à ces mêmes formateurs de quitter le terrain de la formation pour le terrain tout court, et de se retrouver - comme c'est mon cas depuis peu - à travailler non plus dans la réalité maîtrisée d'un laboratoire tel que peut l'être un Centre Lecture, mais dans la réalité diverse d'un établissement d'enseignement - un collège en l'occurrence. 

L'une des clés du travail des formateurs assurant le suivi de la formation qu'ils ont proposée est d'en distinguer les effets qui tiennent à la formation elle-même de ceux qui relèvent des individus qui y ont participé et de leur milieu de travail. L'un des intérêts du formateur rendu au terrain est, de même, de faire la part de sa propre aptitude au changement et de la résistance du terrain au changement qu'il projette de réaliser. C'est l'une des difficultés aussi, notamment parce que les résistances du terrain peuvent trouver de l'écho dans ses propres résistances à s'engager de façon plus ou moins complètement cohérente et complète dans l'action. Ses problèmes (qui ne sont pas très différents de ceux auxquels tout stagiaire, en Classe Lecture par exemple, se trouve confronté une fois de retour dans sa classe) sont de trois ordres : personnel, institutionnel et professionnel. Il s'agit de retrouver une place ou de trouver une nouvelle place, auprès d'élèves et de collègues donnés, dans une structure donnée. Ma difficulté, en début d'année, à expliquer en quelques mots en quoi consistait mon travail au Centre Lecture, la vague inquiétude que j'éprouvais d'avoir à répondre à un intérêt poli sans trop ennuyer tout en restant clair et cohérent, mes scrupules à présenter de même la façon dont je souhaitais travailler dorénavant me semblent significatifs de l'imbrication de ces trois ordres. 

Mais être à nouveau enseignant en collège après avoir fréquenté pendant quelques années d'autres lieux d'apprentissage et d'enseignement, écoles primaires et Centre Lecture principalement, entraîne à voir la réalité du collège d'un oeil neuf. Il y a des comparaisons qui s'établissent, des constats qui s'imposent : certaines attitudes, certains propos, certaines situations vécues ou observées apparaissent exemplaires d'une réalité de l'enseignement souvent décrite et qui perdure pourtant. Quelques exemples révélateurs de pratiques dominantes et de comportements installés : l'étonnement mêlé de crainte d'élèves entrant en début d'année dans une salle de classe aux tables assemblées en un carré et proposant de "remettre les tables à leur place", leur insistance à vouloir reprendre jour après jour les mêmes places autour du carré ; la perplexité ou l'incompréhension de ces élèves devant des situations d'apprentissage (qui nécessitent leur activité réelle et non pas l'apparence du travail ou de l'attention) ou des travaux qui n'impliquent pas une évaluation par une note ; l'intérêt des mêmes élèves pour l'existence d'un journal en circuit-court dans leur classe, désireux de faire connaître leur production aux enseignants de la classe mais gênés à l'idée de la voir révélée à tous les élèves du collège... 

Proposée par la sociologie de l'éducation, la notion de "métier d'élève" est courante aujourd'hui. Pour Philippe Perrenoud, auteur de Métier d'élève et sens du travail scolaire, l'usage de ce concept vise, non pas à rendre compte de ce qu'il conviendrait d'apprendre pour exercer ce métier, mais à éclairer la nature du "curriculum réel" ou "caché" : l'ensemble des conditions qui engendrent chez les élèves des apprentissages non pas du point de vue des programmes et des objectifs officiels, le "curricu-lum formel", mais sous l'angle du rapport au savoir, de l'intériorisation de certaines valeurs et de la capacité à vivre plus tard dans d'autres milieux. Ces apprentissages cachés ont un double effet selon Philippe Perrenoud : à l'école on apprend le "métier d'élève" et on s'y prépare d'une certaine façon à la vie. 

Je ne voudrais pas poser le constat ci-dessus comme définitif, les évolutions souhaitables sont heureusement possibles : le mouvement de réflexion (des élèves sur le "métier d'élève" justement) créé par la publication des circuits courts dans les classes le montre, de même que l'entraînement sur ELMO qui, déplaçant les conditions d'exercice du "métier", le transforme : l'élève s'affronte à la machine, à lui-même en fait, l'apport théorique de l'enseignant s'en trouvant légitimé. 
 Certes, il y a bien un "métier d'élève" que révèlent les exemples - et les contre exemples - que je viens de citer. Mais à entendre d'autres propos, à observer d'autres attitudes, d'enseignants cette fois, on découvre qu'il y a sans doute un autre curriculum, habituellement caché lui aussi, ou simplement voilé qui existe en parallèle à celui qu'a identifié Per-renoud, chez les professeurs. Il y a un "métier de prof" comme il y a un "métier d'élève". Si l'on apprend à l'école quand on est élève bien autre chose que ce qu'on y en-seigne, en tant que professeur on en-seigne souvent autre chose que ce qu'on croit enseigner... en tant que fonctionnaire on fonctionne autrement qu'on croit fonctionner... 

Une des manifestations de ce "métier de prof" à ce que j'ai pu en observer encore, semble être la faculté d'ac-cepter et de reproduire des actions inutiles ou ab-surdes et recon-nues le plus souvent pour telles : donner des punitions "idiotes" et sans doute objectivement "inutiles", faire "réci-ter une leçon au tableau", charger quotidiennement d'un cartable de 13 kg (c'est une moyenne) un enfant guère plus lourd, voire participer des actions morale-ment discu-tables : prétendre "convoquer" des parents sur les-quels on n'a aucun droit, souhaiter cacher à des élèves (de 3ème) pour s'assurer d'un effort de travail de leur part l'absence de va-leur officielle d'un résultat à un prétendu bre-vet blanc, ou de façon tout aussi moralement, civiquement, contestable résister à utiliser ou refuser simplement d'utiliser le temps dégagé à l'initiative du ministre pour dialoguer avec les élèves au sujet de la violence chez les jeunes... Comment alors se situer en fonction de ces élèves et en fonction de ces collègues quand on pense que les 7 propositions sont une base de travail pour tout enseignant de français ? 

Je n'ai pas aujourd'hui de réponse définitive à cette question. Mais il s'agit sûrement d'abord d'éviter de retrouver la place qu'on a occupée ou celle dont on vous dit que vous l'avez occupée (ce qui suppose - et c'est déjà à interroger - que dans l'intervalle de votre absence vous n'avez pas changé !) et donc d'échapper à la pression conformante qui vous accueille. Il s'agit ensuite de tenter de maîtriser la tension qui existe entre ce qu'on souhaite faire et ce que les conditions concrètes que l'on rencontre autorisent. 

C'est pour moi aujourd'hui, d'une part, agir en vue de ne pas entraîner la reproduction chez les élèves de "stratégies d'acteurs dominés". Perrenoud emploie l'expression à propos des élèves mais certains enseignants développent aussi de semblables stratégies, les exemples que je donnais plus haut du "métier de prof" sont selon moi la preuve de comportements défensifs. Et c'est, d'autre part, ne pas les subir en tant qu'enseignant (l'écriture de ce texte participe de cette volonté). Autrement dit trouver du sens à mon travail quotidien parce qu'il permet aux élèves d'en trouver dans le leur, et à cette condition de solidarité, d'assurance, garantir ma pratique contre errements et pressions. 

 
Michel PEYROUX