La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

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Lectures juvéniles  

Vous êtes lecteur. L'étiez-vous quand vous étiez enfant ? Sans vouloir que soient retracés de véritables et classiques "itinéraires de lecture", notre revue sollicite les souvenirs de quelques personnes. À sa façon, cette suite de récits pourtant singuliers mais issus de générations différentes témoigne de ce les enfants ont pu lire depuis un demi-siècle. 


PARCOURS DE LECTRICE

Retracer un parcours de lecture, c'est pour moi faire jaillir les signifiances de ce qui semble bien souvent une errance. Je repense à mes jeudis après midi à dévorer les Alice Détective d'un trait, dans une chaise longue, sous la désapprobation du pépé : " Mais va donc jouer, tu auras bien le temps de lire ! " 

Pourquoi je lisais tant ? 

Maintenant je peux trouver plein de justifications et d'explications, comme on a coutume de le faire pour articuler les époques de sa vie et donner un sens cohérent à son existence. L'atmosphère qui me reste, en tout cas, c'était que je lisais pour lire, parce que j'avais fini ma cabane, que mes poupées faisaient la sieste, qu'il n'y avait plus de framboises à grapiller, que ma copine n'était pas là pour jouer, ou que l'eau du baquet n'était pas encore assez chaude pour se baigner. Je lisais sans penser ni chercher, je lisais parce qu'on avait dû me dire que c'était bien, et qu'il y avait des livres, et qu'une aventure avalée laissait la place à une autre, qui glissait pareillement sous mes yeux, sans laisser d'impact majeur, faisant passer le temps. Je n'ai jamais choisi un livre. Les livres m'ont été offerts ou conseillés. Je ne me souviens pas d'avoir jamais tiré un exemplaire d'une étagère pour son titre évocateur ou l'impact de sa couverture illustrée. Cela favorisa un type d'approche du livre telle qu'il m'est plus souvent apparu comme un message ou une information venant de mes proches qu'une œuvre écrite à découvrir. Ils m'étaient des indices donnés pour comprendre la manière de regarder la vie de mon entourage. Je cherchais des lunettes, confondant celles de mes proches, au détriment de celles des auteurs. 

Petite, la seule liberté que j'ai prise face aux livres, c'était d'indiquer quels albums je voulais qu'on me lise et relise et relise ... C'était là mon choix informulé, de m'imprégner et m'immerger par la répétition dans des histoires finalement élues. De ces choix me restent Le petit chien fantaisiste, Le petit bonhomme de pain d'épice, Sambo le petit noir et Le brave petit tailleur. Pourquoi ceux là plutôt que les autres ? Sûrement parce qu'ils s'équilibraient, l'ingéniosité des uns pour se sortir de situations désagréables balançant la faiblesse de ceux qui échouaient dans leur velléité d'indépendance. Des petites histoires qui classaient quand même le désir d'indépendance et de découvertes personnelles au rang de l'impossible. À partir de là, les autres lectures servent à chercher s'il n'y a pas d'autres issues quand même, s'il y en a qui arrivent à faire quelque chose de leur vie, qui se sortent de la course poursuite. 
Mais je ne l'ai pas su tout de suite. J'étais petite alors, et je ne savais pas lire, mais c'est peut être cependant l'époque où j'étais le moins passive. Ces titres sont les premiers jalons mémorisés dans mon catalogue de lectures juvéniles. 
Boucle d'or et les trois ours et La petite marchande d'allumettes sont des petites compagnes de mon enfance. Elles précèdent Fifi Brindacier , Le meilleur des ours et Alice détective, avant les têtes chercheuses du "club de cinq" et "clan des sept". Je me suis laissée absorber par leurs détours, collée aux péripéties sans jamais essayer de résoudre les énigmes avant les héros. J'ai dû descendre la collection, sans me souvenir pour autant d'une seule de ces aventures. Zapping d'un livre à l'autre : je pouvais me le permettre : j'avais les livres, j'avais du temps, rien d'autre à faire, pas trop d'envies, juste laisser filer. 

Comme j'étais alors reconnue lectrice avérée, je me suis vue confier les œuvres incontournables de la littérature de jeunesse ou moins de jeunesse. Quelques noms pointent de la liste, toujours marqués du sceau des personnes qui me les avaient conseillés : Pierre Benoît, pour m'aider à comprendre ma marraine avec sa fierté et ses détours, Romain Rolland sélectionné par mon père, Jane Austen pour saisir la discrète force d'esprit de mon amie Sally, Flaubert qui m'a laissé une impression de si grands sentiments que je ne pouvais rien en faire dans ma petite vie. Toute cette littérature classique m'était émouvante, en général mais irréelle, comme quand je regarde un film américain sans pouvoir m'empêcher de penser : "c'est du cinoche". 
Ainsi je suis passée au travers de la littérature. Ca a construit en moi un terreau d'images, situations, sentiments, valeurs que je ne saurais rattacher à un auteur précis, mais qui donne une dimension de relief, de volume à mon existence présente, qui la relie intérieurement à d'autres expériences, renvoyant en échos comme dans un hyper-texte. 
Mais pépé récupérait aussi pour des petits dépannages et entretiens dans l'immeuble d'en face, des magazines et revues, ficelés près des poubelles. Les lectures étaient moins nobles ; je ne lisais pas dans la chaise longue : c'était sous couvert d'un dessin, d'un Atlas ou d'un devoir de classe que je m'immergeais dans les BD et romans photos d'amour et d'espionnage, où le sexe, l'argent et la violence se révélaient les moteurs de toute péripétie, et où fantasmes et perversions s'imageaient au fil des pages. Mon entourage parlait moins bien de ces illustrés proscrits, émettait des réserves désapprouvant qu'on puisse écrire de telles histoires, condamnant ceux qui pourraient être intéressés par ces "torchons" que l'on ne s'empressait cependant pas de jeter. 
J'étais une fille passive devant ses lectures, attendant, sans bien le savoir, qu'une aspérité ou qu'un obstacle me fasse buter dans mon engloutissement. Je n'ai trouvé aucune réponse aux questions que je n'avais pas formées. Le télescopage de ces différents types de lecture a évidemment créé un tumulte qui m'a pris des années à calmer. Mais plus que les livres, presque, ce sont les attitudes entourant les écrits que je "gloppais" qui ont attiré mon attention, et engagée à les absorber avec plus de discernement ; je ne suis toutefois pas certaine d'avoir réussi... 

La dernière de mes lectures juvéniles tardives a été L'étranger de Camus. Il reste  le seul dans lequel je me souviens avoir pris une conscience, le seul livre que j'ai eu envie de relire dernièrement, comme pour tester un jalon posé dans l'enfance. 

Je me demande si j'ai jamais été lectrice, malgré un parcours possible à retracer.

 
Madely Noël