La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

___________________

N'ISOLONS PLUS LA PRESSE ENFANTINE
(deuxième partie)

Un petit journal dans son vaste environnement

" Un journal ne prend sens que dans le contexte où il s'insère. " Cette affirmation était développée dans la première partie de cet article. (A.L. n°56, déc.96, pp.26 à 31) Albert Sousbie l'illustre ici à partir de l'observation d'un petit journal de quartier : Des Enfants S'en Mêlent. Son analyse s'appuie sur les résultats du travail d'étude universitaire qui inspirait déjà la première partie.                      

PRESSE ET ENFANCE EN SOCIETE

Parmi la presse d'aujourd'hui, comment un petit journal d'enfants ne paraîtrait-il pas un peu atypique ? 

L'organe de presse qui va constituer la matière de cette troisième partie appelle cette question. Son titre peut se lire comme un programme : "Des enfants s'en mêlent" ; son sous-titre est une déclaration d'intention : journal d'opinion. Il s'agit d'un journal écrit par les enfants d'une école publique et lu par des adultes, essentiellement dans son quartier, la Galerie de l'Arlequin à Grenoble. Libre de tout souci de rentabilité commerciale, il s'apparente à la catégorie en déclin - en disparition ? - des journaux bénévoles ou militants : organes politiques, syndicaux, associatifs. Comme eux bien souvent, il se veut le journal d'une minorité - qu'il espère contribuer à rendre plus active et plus écoutée. 

Il est périodique, paraissant toutes les six semaines, et par là ressemble modestement à ses grands frères de la presse contemporaine. Vendu à trois ou quatre cents exemplaires, il a conquis un lectorat modeste mais bien établi, hors de la sphère de l'école où il est produit (1). Sa pérennité  suppose la rencontre de plusieurs logiques : celles des instituteurs qui l'ont créé, celles de tous ceux, enfants et adultes, qui le produisent et, enfin, celles des lecteurs qui y trouvent leur intérêt. On pourrait en dire autant de n'importe quel périodique bénéficiant d'une certaine audience : il suffirait de changer les acteurs. Notre petite publication mérite de ce point de vue le nom de journal. 

Cette manière de voir se démarque d'une idée souvent admise, selon laquelle la presse ne vaut que par son contenu. Dans la suite de la première partie de cet article, on voudrait montrer, ici, qu'un journal ne peut se comprendre tout à fait en dehors de son insertion particulière dans son milieu, du rôle qu'il peut y jouer, des attentes auxquelles il répond ou correspond. On voudrait soutenir que la presse ne prend sens que dans un système social qui la dépasse. On a vu notamment que la presse enfantine ne peut guère échapper à l'évolution actuelle des mentalités et des pratiques autour de l'enfance. Les jeunes mineurs sont de moins en moins pris pour des individus fragiles ; on les associe toujours plus aux débats et aux décisions. Quelles que soient les raisons d'être de ce mouvement de fond, la presse enfantine en est une composante ; son contenu et son audience s'en trouvent marqués. 

À travers Des Enfants S'en Mêlent, cet article se propose d'illustrer cette manière d'aborder la presse - et plus exactement la presse enfantine. Quels rapports peuvent exister entre l'émergence d'un rôle actif de l'enfance et cette petite publication ? Comment le système des relations concernant l'enfance fait-il exister ce journal ? Comment ce journal fait-il à son tour exister ces relations ? On peut avancer l'hypothèse suivante : bien avant de produire des informations, ce petit organe de presse participe à la structuration des nouveaux liens sociaux qui se mettent en place ; dans ce cadre, on saisit mieux sa place et sa portée. 

Premier cercle : Où est né, où évolue DESM (2) ? L'univers local de la production et de la diffusion façonnent un titre et contribuent à son originalité. Qui sont ceux qui subventionnent, fabriquent ou achètent celui-là ? Dans quel cadre interviennent-ils, et avec quelles logiques ? Il faudra porter le regard sur des institutions, des groupes, des individus, et sur l'histoire particulière de l'Arlequin, point de départ de la Villeneuve de Grenoble. 

La petite publication qui en résulte révèle-t-elle l'importance des questions actuelles sur les jeunes mineurs ? C'est le deuxième cercle. Quelle enfance est, en fin de compte, donnée à voir ? Qui y trouve intérêt (aux deux sens du terme) ? On s'apercevra peut-être que les forces en présence sont traversées, et rapprochées, par les préoccupations actuelles autour de cette tranche d'âge. Il faudra se tourner vers l'analyse de contenu, et aussi essayer de comprendre ce qui intéresse les lecteurs. (3)  

Commençons par une petite visite de notre organe de presse 

 DES ENFANTS BIEN SITUES DANS LEUR QUARTIER

Un numéro de DESM compte le plus souvent quatre pages, format A4, en noir et blanc. 

Un dossier occupe les 2 pages centrales, constituant l'essentiel du numéro. Il est invariablement présenté, sur la une, par l'éditorial du comité de rédaction et l'avertissement des instituteurs. La dernière page est réservée à des brèves concernant le quartier ou les suites de précédents dossiers. 

Une mise en regard. 
Le thème du dossier ne répond à aucune programmation. En pratique, il est choisi, parmi plusieurs propositions des élèves ou des instituteurs, avec pour seul souci l'actualité et les préoccupations des enfants. Plusieurs éditoriaux en témoignent : " Certains enfants de l'école ont passé une partie de leurs vacances à la Villeneuve, au milieu des travaux, du bruit et de la poussière... ". " Le 13 septembre 1993, deux ennemis de plus de 40 ans, Yasser Arafat et Itzac Rabin, se sont serré la main... ". 

Le dossier se présente sous la forme d'écrits d'enfants encadrés d'interviews, d'enquêtes, de sondages, d'informations diverses. Cela donne une vue élargie du problème, révèle et confronte, bien au-delà de l'expérience quotidienne des élèves, des points de vue différents. Leur mise en regard par le jeu des titres et de la mise en page compose, de manière étudiée, une sorte de tour d'horizon du sujet vu par les enfants. 

Les réactions, opinions et témoignages, quant à eux, tiennent le plus souvent en une phrase. La diversité des opinions exprimées traduit des différences de sensibilités ou d'âge, comme ces extraits à propos de l'accueil de réfugiés bosniaques sur le quartier : " C'est bien d'accueillir des réfugiés bosniaques. Ils n'ont pas d'autres solutions que de quitter leur pays ", " Il aurait fallu s'occuper d'abord des SDF ou d'autres gens en difficulté ; on s'occupe d'abord de son pays ", " J'ai peur que ça fasse venir la guerre en France. ". Elle peut aussi révéler différentes conditions de vie : " J'aimerais bien rester à la Villeneuve l'été, mais rien qu'un tout petit peu. ", " Quelquefois j'en ai marre de jouer dehors, j'aimerais bien partir. " 

Avec les derniers numéros étudiés, le travail de réécriture influe davantage sur le contenu. Le numéro 24 (Des enfants, des auteurs et des livres) ne contient plus que des textes. Cela oblige à approfondir et favorise les conclusions : " On pourrait parler d'autres [auteurs], mais ça n'en finirait pas : chaque auteur étant unique, il n'y aura pas deux rencontres identiques. " La mise en cohérence du sujet traité ne se contente plus d'une mise en regard réfléchie des différents éléments recueillis. 

Une constante se dégage : le journal cherche à passer de l'individuel au collectif, des idées des enfants à leur place dans le monde des adultes. Les modes rédactionnels adoptés, comme la mise en page, traduisent cette volonté. La forme introduit ici le fond. 
 

Quartier, société, école et lecture
Plusieurs dossiers traitent de la vie du quartier : les enfants interpellent habitants et responsables sur les travaux de réhabilitation, la propreté, la disparition du "grand toboggan rouge", etc. Ils s'adressent même plusieurs fois au conseil municipal. Ils peuvent être graves aussi : en quatre ans, le journal s'interroge trois fois sur la mort de jeunes connus à l'école, à la suite d'une bagarre ou... d'overdoses. Les yeux ouverts sur la vie la découvrent parfois brutalement. " On s'est demandé ce qui pouvait amener un jeune qui a été un écolier comme nous à mourir comme ça un samedi entre 19 et 20 ans. Est-ce que c'est des problèmes familiaux ? Est-ce que c'est l'alcool ? Est-ce que c'est les mauvaises fréquentations? Est-ce que c'est simplement par hasard et que ça aurait pu arriver à n'importe qui d'autre ? " 

Des questions de société constituent le thème de neuf numéros : les droits de l'enfant, l'illettrisme, les rythmes de vie, la télévision, les lois et les punitions, la solidarité, la publicité, la paix. L'implication des enfants témoigne d'intérêts réels, souvent actifs. 

Autre sujet récurrent : les activités des enfants à l'école. Personne n'en doute, au journal : l'organisation des classes vertes, les lettres écrites à la mairie, les initiatives pour la propreté du quartier, les rencontres avec des auteurs, cela peut intéresser tout le monde. " Aujourd'hui, DESM présente DESM. Parce que c'est utile pour nous et pour nos lecteurs, de comprendre pourquoi et comment on fait ce journal. ". 

La lecture fait épisodiquement l'objet d'un dossier. Cela témoigne à la fois de l'importance de l'écrit à l'école des Charmes, et du souci des enseignants de faire évoluer, autour des enfants, les représentations et les pratiques liées à la lecture. 
 

Du citoyen à l'habitant : une évolution révélatrice. 
Une question est abordée, même brièvement, dans la totalité des parutions : celui des statuts et des conditions d'existence dans le monde qui entoure les enfants. L'évolution dans son traitement, au fil des numéros, montre comment le journal a précisé son positionnement, en passant de l'interpellation à la participation. 

Au début, les instituteurs ont la volonté délibérée d'amener les enfants - et aussi leurs lecteurs - à s'interroger sur la répartition des rôles et des places, les rapports de pouvoir et les statuts des différents agents - y compris celle des enfants. (N°2 : " Si on questionne les commerçants du marché, on se rend compte qu'ils n'ont pas été mis dans le coup. Un seul est au courant du projet de transformation de la place du marché. "). La place accordée à ces questions précises mais limitées se réduit ensuite rapidement. Moins de questions remettent en cause le partage du pouvoir et de l'information dans le quartier ou ailleurs. Les réclamations qui demeurent se trouvent dans les brèves de la page 4, et elles portent sur des problèmes concrets, proches de démarches engagées à l'école (Va-t-on tenir les promesses sur la réfection du grand toboggan rouge ?). Parallèlement, une parole plus libre et plus ouverte est laissée aux personnes rencontrées. Sur le chemin du journalisme, élèves et enseignants ont rencontré d'autres gens. Les dossiers s'ouvrent davantage à l'extérieur. Ils informent sur les différents acteurs en présence et la  diversité de leurs points de vue, cherchant à intégrer, autour d'une même question, plusieurs aspects et enjeux. 

Les enfants font entendre leur note dans le concert - ou la cacophonie ! - qui les entoure. Ils montrent comment ils en font partie, comment ils voient les choses depuis la position qui est la leur. Comme le dit l'avertissement des instituteurs en mars 90, " les enseignants les ont aidés à confronter tous les points de vue : presse, témoignages, rumeurs... Les enfants ont pu construire leur propre appréciation des faits. Ils peuvent ainsi apporter à tous un regard neuf et enrichissant pour l'avenir du quartier. " 

Les rapports de statut entre enfants et adultes occupent quant à eux une place discrète mais très régulière, dans les colonnes de DESM. Dans presque chaque numéro, un enfant, un instituteur ou une personnalité extérieure y fait allusion. (" Les parents punissent parce qu'ils voudraient des enfants parfaits. " Un enfant). 
 
 DES PRODUCTEURS AUX LOGIQUES VARIEES 

Qui assure la production d'un tel journal ? Avec quels mobiles ? Et tout particulièrement, selon ce qui nous intéresse ici, avec quelle vision de l'enfance ? 

Pendant les quatre années considérées, la mairie de Grenoble et l'Education Nationale ont subventionné la parution assez régulièrement. Pour aller vite, on peut dire que leur jugement critique s'est limité à accepter le journal tel que les enseignants le présentaient (4). Les parents d'élèves, quant à eux, n'ont jamais dénigré le journal... Mais bien évidemment, l'engagement le plus décisif reste celui des acteurs qui interviennent directement dans la réalisation : deux professionnels de la presse et les instituteurs de l'école. Il faut les resituer dans le cadre particulier d'une expérience d'urbanisme social : celle du quartier de l'Arlequin à Grenoble. (5) 
 

Enfants acteurs
" Je savais dès le début que "Des enfants s'en mêlent" donnerait la parole aux enfants, qu'ils seraient considérés comme capables d'avoir des opinions et de les porter sur la place publique. " Ainsi parle Denis, l'un des journalistes (il est un des premiers habitants du quartier). " J'aime bien ça. Cela tient à du non raisonné, à certaines "fibres militantes", à mon attachement à l'Arlequin. 80% des Français seraient peut-être indignés ou amusés par l'idée d'un journal d'opinion d'enfants, mais ici on trouve une partie des autres. On imagine que des enfants peuvent se trouver dans une autre position que celle qui leur est traditionnellement assignée. Pour autant, on ne rêve pas de l'enfant-roi. " 

En 1989, lorsque apparaît "Des enfants s'en mêlent", le secteur social et associatif du quartier reste marqué par des pratiques de concertation entre partenaires. Plusieurs écoles pratiquent la pédagogie du projet et les enfants se trouvent parfois associés à des projets de quartier, tels la réfection d'une crique, l'organisation de fêtes de quartier, de campagnes de propreté etc.. (6) Les habitants ne sont pas surpris de voir des enfants "en mission" se déplacer seuls sous la galerie ou faire valoir leurs points de vue dans une rencontre avec des élus ou d'autres responsables. 

Action et distanciation. 
Pour les instituteurs de l'école (7), le journal qu'ils lancent doit d'abord prolonger l'emprise des enfants de l'Arlequin sur leur milieu. En même temps, il doit permettre à ces derniers de " prendre conscience qu'ils ont un point de vue, de le construire, de le structurer. " Selon ces enseignants, l'idée que les enfants puissent avoir leur mot à dire ne semble guère admise, même autour de la Villeneuve de Grenoble : avec le journal, les enfants pourront " faire connaître et reconnaître [leur point de vue] par les destinataires, afin d'être reconnus eux-mêmes comme des personnes capables d'avoir un point de vue. " Enfin, l'expression écrite d'une manière de voir - nettement opposée à la simple description - doit constituer le principal intérêt d'un organe de presse. 

Autour du statut des jeunes mineurs, les pères de DESM se souciaient donc de transformer les relations sociales, plus que de les accompagner. Mais l'analyse de contenu révèle aujourd'hui un résultat plus nuancé, comme, d'ailleurs, l'équilibre des relations qui semble s'être établi autour du journal. Car l'évolution de l'enfance avait démarré sans attendre ce petit périodique. 
 
 L'ENFANCE ACTIVE DE DESM 

L'enfance n'est plus ce qu'elle était ! Comme l'a montré le chapitre sur ce sujet (A.L. n°56), cette expression triviale est d'actualité : de la sphère privée aux affaires publiques, de la famille au politique, en passant par le législatif et la consommation, tout concourt à conférer à la prime jeunesse une place plus autonome et plus écoutée. Comment se situe DESM, dans ce bouleversement des pratiques et des représentations, dont ses initiateurs n'avaient guère conscience ? Il est clair qu'en permanence, il donne à voir les moins de onze ans, leurs actes et leurs pensées : s'inscrivent-ils dans le mouvement de société qui transforme aujourd'hui le statut des enfants ? Leurs questions et leurs réponses participent-elles à ses transformations ? 
 

Expression d'enfants et métissages des dynamiques
Le journal en fait la preuve s'il en était besoin : les enfants observent à leur manière le monde qui les entoure ; ils se montrent capables de l'appréhender ou de le décrire depuis leur position d'enfant, d'une manière parfois inattendue pour les adultes. La diversité des avis telle qu'elle est exprimée, leur pertinence parfois, leur ton, tout cela ne s'invente pas. Pourtant, le contenu des dossiers, comme leur forme, montre que plusieurs dynamiques se rejoignent pour produire DESM. 

Tout d'abord, l'expression des enfants se révèle mêlée aux objectifs de l'école élémentaire, tels qu'ils se trouvent traduits à l'école des Charmes. Certes les enfants avaient beaucoup à dire à l'occasion de leur vente de livres de 1990, mais il est clair que leur réflexion dans le DESM de cette époque a été impulsée par les instituteurs. En témoigne cette déclaration : " Ce qu'on veut, c'est que les enfants lisent leurs livres avec plaisir et intérêt. Il ne sert à rien d'avoir une grande bibliothèque si on n'en profite pas. " Ce sont bien les enfants qui parlent, mais depuis leur école, qui porte leur production, la stimule, l'infléchit en fonction de ses objectifs propres : et elle a vocation à faire écrire les enfants, à s'occuper de la lecture, à faire réfléchir aux problèmes sociaux et humains, voire à rappeler à tous, enfants et adultes, certaines valeurs. 

D'autres formes de métissage des dynamiques à l'œuvre pourraient sans doute être étudiées. Collaborant avec deux professionnels de la presse, les enfants sont confrontés aux exigences d'une production journalistique qui influencent la forme et le ton... lesquels, on le sait, ont toujours maille à partir avec le fond. Ces exigences et les choix qu'elles génèrent, correspondent sans doute à une certaine idée du quartier de la Villeneuve, du type de presse qui lui convient, etc. On le répète souvent au comité de rédaction : il faut penser à ce dont le public, " qui ne nous connaît pas, a besoin pour nous comprendre. " Mais il y a plus : le subtil équilibre de témoignages et d'informations sur l'affaire du policier blessé par un caddie, publié alors même que l'enquête officielle était en cours, témoigne, au-delà du souci de "confronter tous les points de vue" déclaré dans l'avertissement, d'un savoir-faire rédactionnel expérimenté. L'image du quartier qui s'y révèle n'a fait couler ni encre, ni sang, même si le Dauphiné Libéré s'y trouve fermement remis en place. 

On se trouve donc en présence d'une expression d'enfants portée par des adultes avec leurs dynamiques propres. Yvanne Chenouf (8) a pu écrire : " Ce qui saute aux yeux [avec DESM] c'est l'écriture chahuteuse des enfants, les relations vives qu'ils entretiennent avec les adultes, le dialogue ferme et attentif que ces derniers maintiennent avec eux. " " Ces journaux d'école ont énormément de mérite, ne serait-ce que parce qu'ils témoignent d'innovations dans le travail et les rapports humains. " Mais parallèlement, ailleurs, se développaient d'autres prises de paroles d'enfants, encadrées, accompagnées ou médiatisées par des adultes et des institutions, instaurant une écoute nouvelle, quasi générale. Le rôle et la place de DESM ne peuvent être saisis hors de ce mouvement. Un exemple tiré de la presse de jeunesse l'illustre bien : la revue XL proposait, en 1994, une rubrique donnant la parole aux élèves de sixième et cinquième : c'était la retranscription du débat d'une classe sur un thème d'actualité, préalablement proposé par des lecteurs. Certes, il n'y avait là, pour les élèves, ni travail d'enquête, ni travail d'écriture. Le rapprochement avec DESM n'en demeure pas moins évident. On pourrait se demander comment les responsables de XL en étaient arrivés là, qui ils espéraient intéresser... 

Une latitude d'intervention élargie. 
Des Enfants s'En Mêlent montre une enfance qui peut utiliser l'écrit pour se faire connaître. Elle cherche à jouer un rôle, au moins en donnant son avis, dans de nombreux domaines : l'école, le quartier, la lecture, les statuts sociaux et d'autres questions de société. Le journal traite de guerre, de drogue, d'éducation, etc. Pourtant, aucune expression du type "ce n'est pas là la place des enfants" n'apparaît jamais en cinq ans. Plus encore, presqu'aucune précaution n'est prise pour justifier une telle position : on ne s'attend guère à heurter, ni même simplement à surprendre. Il semble donc admis que les enfants peuvent se mêler (!) de tout. L'enfance ne paraît pas protégée de certaines interrogations, mise à l'écart des problèmes graves ; son avis semble même attendu. On retrouve là une latitude d'intervention qui, de plus en plus, a cours ailleurs : de la famille à la justice en passant par la consommation, les jeunes mineurs disposent même d'un réel pouvoir de décision (La convention internationale des droits de l'enfant leur donne explicitement la possibilité "d'être entendus" et certaines décisions judiciaires, leur reconnaissent "une capacité de discernement"). LA encore, notre petit journal doit être considéré dans son vaste environnement. 

Qu'est-ce que l'enfance ? 
L'enfance vue par DESM évolue dans un univers où sa nature spécifique et ses relations avec les adultes ne sont pas clairement définies, car on tente souvent de les préciser. L'enfance y est décrite en termes de : 
- compétences et dépendance, 
- place, rôles, relations avec les adultes : les représentations, les droits, les devoirs et leur mise en pratique, 
- actions et pratiques d'enfants (à caractère collectif et public quand elles se déroulent à l'école), 
- jugements d'enfants sur des questions de société. 
On assiste bien à une tentative pour caractériser et différencier une couche de la population. Il paraît clair, à lire DESM, qu'il se trouve là une vacance à combler, des territoires à explorer et baliser. Cette déstabilisation des représentations peut être mise en parallèle avec l'ampleur des changements concernant la situation des enfants dans notre société. L'heure est aux questions et aux tâtonnements, plus qu'aux attitudes éprouvées ou aux certitudes immobiles. 
 

Une pratique parmi tant d'autres. 
Autour de l'enfance d'aujourd'hui, les cartes se redistribuent. Le pater familias, le maître d'école redouté, l'enfant sage ou mal élevé : autant de figures désormais caduques, parmi d'autres. Rôles et places restent bien souvent à définir, et de nombreuses actions tentent de solliciter et d'encadrer la nouvelle participation des enfants. DESM trouve sa place dans ce jeu-là, autant par son contenu que par les pratiques qu'ils suscite. Il traite là des questions communes à tous ceux qui trouvent leur compte dans sa publication. Quel que soit son engagement propre, on peut même penser que c'est à cela qu'il doit une grande part de son existence sociale. 

On peut maintenant examiner en quoi la connaissance des  lecteurs pourrait étayer cette affirmation. Un maigre recueil de données, qui ne sera pas détaillé ici, permet d'avancer quelques hypothèses. 
 
 LES LECTEURS ET LEUR LECTURE 

Vie du quartier : ce qu'en disent les autres... 
Traitant de la vie du quartier, une parution comme DESM ne laisse pas indifférent, y compris dans les couches de la population les moins consommatrices d'écrit. C'est le cas pour un groupe de jeunes qui a découvert la réaction de l'école à la mort de leur copain. On peut vraisemblablement en dire autant pour cette mère qui vint à l'école après l'article sur la bagarre qui avait coûté la vie à son fils. (Qui, dans ces deux cas, avait lu le journal et l'avait fait connaître ? Certains circuits de lecture méconnus demanderaient une longue enquête). Les familles très modestes qui ont lu le dossier sur la drogue ne comptaient sans doute guère y trouver des informations inédites ; elles pouvaient en revanche se demander ce qu'en disaient les enfants et les instituteurs de l'école, s'ils donnaient la parole à la police, etc. Il y aurait donc une recherche de contact, un besoin de savoir ce que pensent et disent "les autres" autour de soi. Ce qui s'exprime à travers les enfants dans le cadre de l'institution scolaire - y compris sur des réalités proches et dangereuses - semble donc pouvoir être considéré comme un élément important des relations de proximité. 

Connaître les enfants.  
Un autre profil de lecteur se distingue par ses motivations. Il s'agit de ceux qui se déclarent intéressés avant tout par ce que pensent les enfants. Ils ne se veulent pas militants éducateurs ; ils ne combattent pas pour que les enfants se fassent entendre parce que ce serait un droit : ils veulent savoir ce qu'ils sont et comment ils voient les choses. Une mère de famille abonnée précise que le point de vue des enfants l'intéresse d'autant plus qu'ils vivent loin de sa campagne. Pour elle, les populations d'enfants, telles qu'elles agissent et qu'elles pensent, participent à la vie de la société ; elle s'informe d'eux comme elle le fait sans doute, avec d'autres médias, d'autres couches de population. 

Certains se rapprochent de l'encadrement du journal. Un ébéniste devenu enseignant estime qu'aujourd'hui, les enfants peuvent s'exprimer, mais qu'on ne les écoute pas assez. Plus encore, Paul K. - vieil habitant actif du quartier - pense que les enfants peuvent prendre la parole, mais qu'il faut le démontrer. 

Soulignons, pour terminer ce tour d'horizon des lectures de DESM, qu'on ne retrouve nulle part la contemplation attendrie, et à vrai dire un peu béate, qui accueillait traditionnellement les textes ou poèmes d'enfants. Si tous les lecteurs n'abordent pas le journal de la même manière, l'activité de ces enfants rédacteurs suscite un réel intérêt. Il faut tenter de resituer ces lecteurs, avec l'ensemble du journal, dans l'émergence très générale d'une enfance plus écoutée et plus active. 
 
 CONCLUSION 

Depuis sa création en 1972, la Villeneuve de Grenoble a connu de nombreux cas d'enfants d'âge élémentaire participant activement à la vie du quartier, rencontrant ou interpellant habitants et responsables. Différents acteurs l'ont voulu ainsi, dans l'esprit des mouvements d'éducation nouvelle. Ils voulaient, de manière volontariste, permettre aux enfants d'agir pour transformer leur cadre de vie. Cela s'inscrivait dans l'histoire même de l'Arlequin, dans la continuité de l'expérience d'urbanisme social de ses débuts. Dans l'idée des instituteurs qui l'ont conçu - et qui le portent encore -  DESM devait prolonger cette intervention des enfants. Pourtant, durant ces quatre premières années, ces derniers ont questionné, suggéré, et assez peu bousculé. Sur le chemin du journalisme, enfants et adultes ont rencontré leur société, une société dans laquelle la place des enfants fait l'objet d'interrogations et de pratiques renouvelées. 

Alors même que le quartier de l'Arlequin achève de se normaliser, le journal mis en place à l'école des Charmes représente, parmi beaucoup d'autres, une expression d'enfants portée par des adultes. De plus en plus, au sein de la famille, comme dans le monde judiciaire, politique, médiatique ou publicitaire, on encadre, on organise, on suscite la parole des enfants et leurs décisions... L'idéologie des responsables du journal, la déontologie qui inspire leurs méthodes de travail permettent à des 5-11ans  une authentique prise de parole : les sujets abordés les impliquent et leurs écrits les montrent, au moins en partie. Ils se révèlent actifs dans la vie sociale, rencontrant sans difficultés les agents des nombreux domaines qui les intéressent. Souvent, ils donnent leur avis sur eux-mêmes et décrivent leurs relations avec les adultes, comme s'il leur revenait de préciser tout cela. Leur absence de précautions oratoires montre qu'ils ne s'attendent pas à ce que le rôle qu'ils se donnent puisse choquer leurs lecteurs. Ces derniers semblent attendre avec intérêt les déclarations de ces enfants que leur école aide à écrire ; pour autant qu'ils soient connus, ils se recrutent dans différentes couches de la population du quartier. Enfants et adultes, auteurs et lecteurs, témoignent ainsi de l'importance de l'enfance dans les rapports sociaux, d'une enfance qui se cherche ou, plus exactement, qui évolue, et dont la place reste en partie à définir. La convergence d'intérêts et de motivations qu'elle suscite donne vie à DESM. 

On peut approcher la même conclusion par un autre biais. Nombreux sont ceux qui influencent DESM, depuis ceux qui le subventionnent jusqu'à ceux qui le lisent. Des motivations très diverses semblent à première vue les distinguer. Mais qu'en est-il vraiment ? Entre ceux qui regardent l'enfance parce qu'elle n'est plus enfermée par la famille, et ceux qui rêvaient de produire de jeunes citoyens actifs, les différences sont-elles aujourd'hui tellement sensibles ? Il est devenu nécessaire d'observer - ou d'encadrer - ce qui se passe lorsque l'enfance peut se mêler de presque tout. Tous sont pris dans ce mouvement de fond, qui, vraisemblablement, les réunit autour de DESM. 

Ce petit journal local apparaît donc intimement lié à son époque, bien au-delà de son quartier d'origine et des intentions de ses créateurs. C'est bien dans la mouvance générale des pratiques concernant les enfants, dans la déstabilisation des représentations qui l'accompagnent, qu'il faut le situer, si on veut en saisir le sens et la portée. Il semble clair que son apport propre ne saurait se comprendre entièrement de l'intérieur. On peut le lire comme une loupe, un analyseur de l'enfance actuelle dans ses rapports avec les adultes, car il y intervient activement. Pour employer une formule un peu abrupte, il est à la fois produit par des relations et producteur de relations. S'il répond peu ou prou au projet particulier de ses géniteurs, c'est en prenant, sans que nul ne s'en rende bien compte, sa place dans ce jeu-là. Certes, les jeunes auteurs du journal, qui utilisent l'écrit pour se faire entendre sur la place publique, représentent un cas presque unique (9). Mais on ne saurait le comprendre tout à fait isolément. En cela, la manière d'aborder la presse proposée dans la première partie de cet article confirme sa fécondité. 
 
 Albert SOUSBIE  
 
                                   

Post scriptum : vers un avenir radieux et des écritures qui chantent ?  

Novembre-décembre 96 : Deux ans après la période qui vient d'être décrite, les élèves de l'école des Charmes préparent l'habituelle vente de livres de Noël. Elle sera accompagnée de tables rondes réunissant des enfants et des parents sous la houlette d'un intervenant extérieur. Petits et grands lisent des livres dans cette optique, choisissent des extraits, écrivent des textes à partir de leur expérience quotidienne ou de leurs souvenirs d'enfance. 

Janvier-février 97 : Après le succès des tables rondes, Des Enfants S'en Mêlent prépare une livraison sur le même thème. C'est la première fois qu'un numéro sera préalablement mûri par un tel recours à l'écrit et notamment à la littérature. La qualité du produit final devrait s'en ressentir. Peut-être s'agira-t-il d'un progrès vers le but d'Armand Gatti : aider, non à profiter du système, mais à apprendre à le penser puis à le dominer ? Qui vivra lira ! 
 
 
 
 
 

(1) Ecole des Charmes, 17 galerie de l'Arlequin à Grenoble. 

(2) On appelle ainsi Des Enfants S'En  Mêlent : pour faire plus court et aussi plus joli, comme dirait Marlaguette. 

(3) L'étude dont cet article est issu portait sur les 24 premiers numéros, parus de mai 1989 à juin 1994. Les évolutions qui ont eu lieu depuis ne seront  pas prises en compte. 

(4) L'attention portée, dans les textes de l'EN, à l'ouverture de l'école, à la réalisation de projets et au travail interpartenarial a certainement joué un rôle (Cf. FAI, PAE, ZEP, PAC, etc). 

(5) Cerner l'influence des acteurs, suppose connue leur place dans la chaîne de production. Cependant, on ne s'y attardera pas ici. 

(6) Le statut expérimental, attribué aux cinq "maisons" (écoles primaires et maternelles) du quartier, ainsi qu'à d'autres écoles en France a pris fin officiellement en 1979. Les instances académiques départementales continueront néanmoins, jusqu'en 1990 à considérer ces groupes scolaires comme spécifiques, notamment en ce qui concerne les modalités de recrutement des instituteurs : ce qui favorisait la constitution d'équipes autour d'orientations communes, longtemps liées à la spécificité du quartier. 

(7) Très concernés par la vie du quartier, ils se sentent tous proches de l'AFL. 

(8) Yvanne Chenouf, Page après page... Lecture des journaux d'école, Galerie des écrits N°1, 1991 

(9) L'écrit des murs en est aussi un exemple. En existe-t-il  beaucoup d'autres ?