La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°57  mars 1997

___________________

LA CONCERTATION DE L'ÉCRITURE    

Nous poursuivons la publication d'extraits du 2ème tome du rapport final de la recherche action INRP/AFL sur la Genèse du texte dont le principe général a été la mise en relation d'informations sur plus de 550 textes majoritairement écrits en classe par des élèves. Informations en premier lieu sur les conditions de production de ces textes, ensuite sur les processus de leur écriture recueillies de manière automatique par le logiciel Genèse du texte, et enfin sur leurs caractéristiques linguistiques recueillies, elles aussi, de manière automatique par le logiciel Analyse de textes. (*) 

Dans notre précédent numéro (A.L. n°56, déc.96, p.36) la liste des domaines d'informations réunies sur les 550 textes précédait l'analyse des 30 variables décrivant la genèse des textes et pouvant caractériser l'écriture. Dans l'extrait ci-après Jean Foucambert présente les indices linguistiques des textes qui témoignent selon lui d'une "concertation de l'écriture", c'est-à-dire d'un rapport spécifique avec la langue écrite. Il confronte ensuite ces caractères linguistiques des textes avec ce que l'on connaît des conditions de leur production afin de mesurer les effets de ces dernières et d'en déduire quelques informations d'ordre pédagogique.  

(*) rappelons que le 1er tome de ce rapport était consacré aux interventions didactiques nouvelles provoquées dans le cadre de l'enseignement de l'écriture par la création d'un observable. Voir A.L. n°52, déc.95, p.45 et n°54, juin 96, p.24) 
 


 
       Sous cette appellation, nous avons regroupé  un certain nombre d'indices dont nous pensons qu'ils témoignent d'une vigilance particulière dans le maniement du matériau écrit et donc, à travers cette vigilance, d'un rapport particulier à l'écriture. 


  Début de la phrase

Il s'agit ici de repérer la phrase qui n'est pas systématiquement du type "sujet verbe complément" et tente d'attirer l'attention en plaçant un adverbe, une préposition, une conjonction de subordination ou un adjectif au début. 
 
Moyenne : 26.78  Ecart type : 19.84  Min. : 0  Max. : 100.00 

Plus le score est élevé et plus les démarrages de phrase sont, sinon diversifiés, du moins non standards. 


 Ponctuation

On peut considérer que le souci de ponctuer témoigne d'une attention au fonctionnement de l'écrit et se distingue d'une transcription linéaire d'un oral seulement fragmenté en phrases. Une exception importante toutefois, celle des poèmes. Ce qui est calculé ici, c'est un taux qui tient compte de la nature de la ponctuation (rien pour le point, 1 pour la virgule, le point d'interrogation ou d'exclamation, 1.5 pour les deux points ou les points de suspension, 2 pour le point virgule ou les guillemets incluant au maximum 3 mots). Le tout rapporté ensuite au nombre de mots du texte. 
 
Moyenne : 0.10  E.T. : 0.08 Min. : 0  Max. : 0.77 


 Les sujets inversés et les passifs

Nous recensons ici les sujets inversés et les formes passives complètes car ces deux objets semblent pouvoir témoigner d'un souci particulier envers l'acteur, soit en le dissimulant soit, au contraire, en jouant sur sa provisoire absence. La valeur recensée est exprimée par rapport au nombre de verbes. 
 
Moyenne : 0.03   E.T. : 0.04 Min. : 0   Max.. : 0.40 

Plus le score est élevé et plus le verbe est l'objet d'une attention particulière. 

 
 Sonorités

Il s'agit ici de recenser les sonorités dont la présence ou l'absence dans le texte diffère des valeurs moyennes qu'on peut observer sur un échantillon représentatif de textes ordinaires. 
 
Moyenne : 1.20   E.T. : 1.76 Min. : 0  Max. : 10 
 

Texte A 

Amusante comme une amie 
Maligne comme un animal 
Etourdie comme une enfant 
Libre comme toi 
Incorrigible comme une élève 
Elégante comme une déesse 
 

Texte B 

Pour la première fois que Jérôme prend le train, il vérifie souvent s'il n'a pas perdu son billet. 
Dans le train, les personnes s'activent, elles déplacent de grosses valises, sortent des serviettes et de la nourriture.  
Jérôme sort un sandwich et mange.  
Des dames lui proposent quelque chose de plus consistant, il refuse puis cède.  
Puis tout le monde se décontracte, des rires se font entendre.  
Tout content d'être dans le train, il répète " C'est la première fois que je prends le train ". Il commence à rêver, des images lui viennent en mémoire, il s'endort... 

Le texte A se fait remarquer, entre autre, par la sur-représentation des m, des o, des u... Le texte B par une totale standardisation. 


 Répétitions lexicales

Il s'agit là d'un score calculé à partir de la répétition de groupes de trois mots au minimum, identiques à leur flexion près. (Trois mots présents cinq fois ---> 15 points, six mots présents deux fois ---> 12 points, etc.. La somme de ces points est divisée par le nombre total de mots du texte.) 

Moyenne : 0.09   E.T : 0.13 Min. : 0  Max. : 0.80 

L'école vide. 
Dans les zones il y a moins d'enfants donc il y a moins de bruit, c'est plus calme et le travail est plus sérieux.  
Dans certaines zones il n'y a même plus d'enfants, on croirait que c'est une école morte.  
Il faut attendre le deuxième temps pour que la zone se remplisse, mais quand elle est remplie une autre zone se vide.  
Il y a moins de travail de fait car il y a moins d'élèves.  
Dans des zones il n'y a pas un seul bruit mais autour il y en a beaucoup.  
Ce qu'il y a de mieux c'est qu'il y a moins de bruit, plus de postes libres, le travail est plus sérieux et en cantine il n'y a qu'un seul services alors les dames de service ont moins de travail à faire...  
Mais il y a moins de maîtres à notre disposition et il y a moins d'activité.  

Ce texte multiplie les reprises de séquences lexicales d'au moins 3 mots sans qu'on puisse vraiment songer à des négligences d'écriture, pas plus que dans celui-ci : 
Ce n'était ni un Mardi 12 Janvier ni un Vendredi 12 Février mais un Samedi 10 décembre 1994. Ce n'était ni des élèves de CM1/CM2 ni des élèves de CP mais des élèves de CE1/CE2. Ce n'était ni des élèves d'une école de Jules Ferry ni des élèves d'une école de Wallon mais d'une école de Gravigny-Balizy de Longjumeau. Ils ne sont ni venus nous montrer que de la danse, ni que de la gymnastique, mais un spectacle. Il ne s'est déroulé ni dans une classe de 10h20 à 11h10, ni dehors de 13h à 14h, mais sous le préau de 10h30 à 11h30. Il ne s'agissait ni d'une adaptation musicale, ni d'une adaptation pour danser, mais d'une adaptation théâtrale ; ni de quelque texte sur pas, ni de quelque texte debout, mais de quelques textes tirés du recueil ni de Maurice Carême ni de Jacques Charpentreau mais de Raymond Queneau "Exercices de style". Ils n'ont ni tapé ni frappé mais chanté, dansé, parlé. 


 Reprises grammaticales 

On est devant la même préoccupation mais au niveau cette fois de la structure syntaxique. C'est par exemple la même séquence qui se répète dans ces deux moments du texte (écrit par un adulte) : 

un spectacle africain dans l'école est le point de départ...  

et 

une seringue usagée près de l'école motive le travail d'enquête... 

Moyenne : 0.37   E.T. : 0.31 Min. : 0 Max. : 1.69 

Plus le score est élevé et plus il y a répétition de ces structures profondes malgré la diversité du lexique dans lequel elles se réalisent. 


 Taux de répétitions des mots 

C'est banalement ici, à l'exclusion des noms propres et des mots outils, le rapport entre le nombre de mots différents et le nombre de mots du texte. Il s'agit bien de mots différents lorsqu'ils sont rapportés à leur forme canonique dans le dictionnaire (chanterions, ont chanté et chantâtes renvoient au même mot-souche). 

Moyenne : 0.85  E.T. : 0.14 Min. : 0.36 Max. : 1.38 

Plus le score est élevé et plus le lexique est diversifié. 


 Conclusion sur cette concertation de l'écriture 

Nous avions, lors de l'élaboration de la recherche, défini ces 7 variables linguistiques dans la mesure où elles nous semblent introduire, au moment de l'écriture, une certaine attention par rapport à une expression courante. Nous synthétiserons cette attitude d'écriture concertée dans une nouvelle variable construite à partir d'une formule empirique inspirée par une ACP sur ces 7 variables : 
Cinq variables contribuent positivement à cette concertation : 

. sonorités, début, diversité du vocabulaire, ces 3 variables avec une pondération de 1.5 
. ponctuation, formats particuliers 

Deux variables contribuent négativement : 

. répétitions lexicales, répétitions syntaxiques 

Nous examinons donc cette variable globale qui témoigne, à travers la présence d'indices strictement linguistiques, d'une attention (concertation) au matériau utilisé. Cette variable est, par construction, de moyenne zéro et d'écart-type un. 


 Cette variable réagit... 

Si on la confronte, par exemple, à deux variables de la situation de production dont nous avons remarqué l'importance, l'existence d'une contrainte formelle d'écriture et le fait que le sujet soit libre ou imposé, on obtient ces résultats : 

 sujet libre sujet imposé  ensemble
contrainte formelle 0.934 0.134 0.38
pas de contrainte form. -0.164 -0.168 -0.166
ensemble 0.117 -0.067 0.000
 

Il est bien clair que l'existence d'une contrainte formelle joue un rôle déterminant sur le produit final dans ses caractéristiques linguistiques alors que le sujet libre ou imposé ne crée aucune différence lorsqu'il n'y a pas de contrainte formelle (2ème ligne du tableau) ; et inversement, lorsqu'il y a conjonction (interaction) de cette contrainte formelle et du sujet libre, l'indice linguistique de la concertation de l'écriture est très élevé. D'où l'envie d'aller voir plus avant dans l'effet des conditions de production sur cette concertation linguistique. 
 
 Situation de production et concertation linguistique 

Après plusieurs essais, nous retiendrons un modèle d'analyse de variance intégrant : 

. sujet libre ou sujet imposé 
. contrainte formelle ou non 
. apports d'aide technique systématique ou non 
. recours à des textes similaires pendant l'écriture ou non 
. recours à des pairs pendant l'écriture ou non 
. intentions de l'auteur, texte disjoint, texte conjoint 

et les interactions entre ces facteurs. 

Il apparaît de manière très significative que : 

. le sujet libre 
. l'existence d'une contrainte formelle 
. le recours à des textes similaires pendant l'écriture 
. le recours  à des pairs pendant l'écriture 
. la production d'un discours conjoint 

créent chacun séparément (aux autres éléments maintenus constants) des effets de concertation d'écriture très sensibles au niveau linguistique. 
   
 

La contribution positive du recours à d'autres textes pendant le temps d'écriture met l'accent sur l'importance d'une intertextualité qui se construit matériellement au cours même du processus. De même pour le recours aux pairs qui témoigne de l'importance du lecteur modèle comme partenaire de l'écriture pour le scripteur et qui, même pour les plus grands, n'est pas seulement dans sa tête. 

Avec le sujet libre, nous touchons là un point essentiel sur lequel nous reviendrons. Contrairement au sentiment banal, on découvre que le sujet libre provoque un travail du texte beaucoup plus intense que ne le fait la rédaction d'un sujet imposé. Ce qui n'est pas défini dans le texte libre, c'est le point d'arrivée et c'est seulement l'écriture qui peut le conduire. Le rôle dévolu à l'écriture est ainsi beaucoup plus important que dans un sujet imposé qui impose aussi un mode de traitement et un point d'arrivée (ne pas être hors sujet) ; dans ce cas, il reste à écrire mais il n'y a rien à trouver. 

Pour le discours conjoint, on peut faire l'hypothèse que la connaissance du référent chez le destinataire conduit à une plus grande nécessité de ce qui sera écrit, comme sous l'effet d'un contrôle. Toujours est-il qu'on a ici l'esquisse de quelques conditions pédagogiques dont la mise en œuvre peut produire des effets sur le produit terminal avec, à travers des interactions, une prime incontestable à la conjonction de ces 5 conditions simultanées. 


  Processus d'écriture et concertation linguistique 

LA encore, il est tentant d'explorer la régression multiple de l'ensemble des variables décrivant le processus d'écriture sur cette variable linguistique décrivant le produit fini. Cinq variables sur la trentaine de Genèse ont une contribution significative dans une analyse de régression multiple qui les prend toutes en compte. 
   

On voit donc qu'une fois toutes les autres caractéristiques du processus maintenues stables, la seule augmentation du temps moyen mis pour écrire un mot restant qui est dans notre population en moyenne de 31 secondes (110 mots/heure) est significativement liée à une élévation de cet indice de concertation dans l'écriture telle que nous l'avons définie. En d'autres termes, une écriture concertée qui ajuste la construction des phrases et le choix du lexique en évitant les formules ou les structures passe-partout, cela prend du temps, mais comme on le dirait d'un maçon pour qui le choix et la mise en forme de chaque pierre dans ses rapports à ses voisines et à l'ensemble est l'objet de la plus grande vigilance. Mais ce temps n'est efficace que s'il est occupé, comme en témoigne la contribution négative d'une augmentation de la durée générale d'écriture lorsque rien d'autre ne bouge. En bref, une écriture concertée, ça demande du temps mais il ne s'agit pas d'attendre. 

Quant à ce qu'il faut faire, les 3 autres variables contributives en donnent une idée, au moins de manière négative. C'est ainsi que les deux variables décrivant l'activité dans le troisième tiers de l'écriture témoignent de ce qu'il est, à ce stade, déjà trop tard et que, ni l'abondance des opérations en lecture, ni celle des suppressions, lorsqu'elles ont lieu dans la dernière partie de l'écriture ne parviennent à modifier en profondeur l'écriture observée dans sa surface linguistique. C'est même le contraire : plus il y a d'opérations en lecture et de suppressions au cours du troisième tiers et moins on observe dans le texte achevé les marques linguistiques d'une écriture concertée. Autrement dit, la classique phase de révision finale se fait au détriment de ce travail d'écriture qui, en tout état de cause, doit avoir lieu avant pour concerner la structure même des phrases. 

On aura enfin une autre information convergente avec la contribution négative et fort significative de la variable qui situe la position des attentes dans la phrase. Pour comprendre de quoi il s'agit, il est plus simple de se reporter à un tableau bien que celui-ci soit difficile à établir puisque le principe des régressions multiples consiste précisément à neutraliser les variations simultanées liées au fait que les variables sont corrélées entre elles. Cette neutralisation est difficile à faire apparaître dans un tableau autrement que par des filtres pour enfermer les autres variables dans des limites dont on feindra de dire qu'elles garantissent que tout est alors comparable et que, seule, la variable qui nous intéresse varie. Dans ce cas, on observe la variation suivante de la concertation d'écriture en fonction de la position des attentes dans la phrase : 

                      attentes nettement    attentes nettement 
                      en cours de phrase    en début de phrase 

niveau de la 
concertation               + 0.43                - 0.28 
d'écriture 

Ce résultat, en outre cohérent avec le fait qu'au niveau de l'ensemble des textes (donc sans filtres) la position des attentes dans la phrase et la concertation d'écriture ont une corrélation de -.27, doit se lire ainsi : tout étant égal par ailleurs, plus l'auteur réfléchit à sa phrase avant de l'écrire et moins ce qui s'écrit témoigne d'une spécificité de l'écrit (ponctuation, sonorités rares, entames par autre chose que le sujet, acteur postposé, diversité du vocabulaire et absence de répétitions syntaxiques et lexicales) ; inversement, plus la réflexion a lieu au cours même de l'écriture de la phrase, devant les problèmes que cette écriture pose, et plus les réponses sont de type écrites, portent la marque de cette spécificité. 

Ce fait, incontestable dans sa construction scientifique, est important. Il converge avec d'autres faits que nous avons mis en évidence jusqu'ici et ceux qui ont été abordés dans le premier tome du rapport, notamment à propos des écritures expertes. Au niveau de l'interprétation, il renforce l'hypothèse que l'écriture n'est pas une transcription de ce qui s'élaborerait préalablement à la manipulation de la matière écrite elle-même. C'est par l'écriture que l'écrit devient, il n'existe pas avant. 

Jean FOUCAMBERT