La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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Construire son droit
de cité avec
la bibliothèque

Michèle Petit est anthropologue au Laboratoire LADYSS (Dynamiques sociales et recomposition des espaces), CNRS. Elle présente et commente ici les résultats d'une recherche à laquelle elle a participé. Cette recherche initialement intitulée Intégration sociale et citoyenneté : le rôle des bibliothèques municipales a été commandée par le Service des études et de la recherche de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre Georges Pompidou et financée par la Direction du livre et de la lecture du ministère de la Culture. Les entretiens avec les jeunes auxquels elle se réfère ont été réalisés à Bobigny, Bron, Mulhouse, Hérouville Saint Clair, Auxerre et Nyons, et ont été complétés d'entretiens auprès de bibliothécaires et de personnes qui agissent à un titre ou à un autre, dans ces villes, contre l'exclusion.

 

"Ce que contenaient les livres au fond importait peu. Ce qui importait était ce qu'ils ressentaient d'abord en entrant dans la bibliothèque, où ils ne voyaient pas les murs de livres noirs mais un espace et des horizons multiples qui, dès le pas de la porte, les enlevaient à la vie étroite du quartier. " Camus, comme d'autres écrivains nés dans une famille pauvre, a dit sa gratitude à un instituteur, mais aussi à une bibliothèque municipale qui l'avait aidé à découvrir qu'il existait autre chose, au-delà de l'espace familier, et qu'on n'était pas tenu de rester, à tout jamais, à demeure (1). De façon symbolique, celle qu'il fréquentait était située à mi-chemin du quartier populaire où il habitait et des "hauteurs où commençaient des quartiers plus distingués, avec des villas entourées de petits jardins, pleines de plantes parfumées qui croissaient vigoureusement sur les pentes humides et chaudes d'Alger. " Mais à l'époque où il était enfant, il faut bien dire que les bibliothèques étaient souvent loin des petits jardins et qu'il fallait être pugnace pour en franchir le seuil, affronter "les murs de livres noirs" et se faire une place parmi quelques érudits d'un autre âge et d'une autre condition.

Les temps ont changéÿ: dans nos villes, depuis une vingtaine d'années, le nombre des bibliothèques municipales a doublé, le libre accès aux livres y a été généralisé, et elles sont devenues, pour la plupart, des médiathèques, qui incitent à différentes "pratiques culturelles". On s'est efforcé d'y accueillir une part plus large de la population, qui a inventé des façons d'utiliser ces lieux qui n'étaient pas toujours celles que l'on avait prévues. C'est notamment le cas des jeunes, qui en sont les premiers utilisateurs (2). Parmi eux, ceux qui sont issus de milieux populaires restent proportionnellement moins nombreux que ceux issus de milieux plus favorisés, mais une part non négligeable d'entre eux y recourent pourtant assidûment (3) : des filles, plus que des garçons (4) ; et des jeunes dont les parents ont immigré, plus que des Français "de souche" de milieu social comparable (5).

En ces temps où les disparités s'accusent, de quelle façon les bibliothèques les aident-elles à résister aux processus d'exclusion et de relégation et à construire leur droit de cité ? Pour tenter de répondre à cette question, cinq chercheurs du CNRS ont réalisé des entretiens approfondis avec des jeunes habitant dans des quartiers dits "sensibles", qui ont vu le cours de leur vie modifié, peu ou prou, dans un domaine ou un autre, par la fréquentation d'une bibliothèque : ce sont ainsi 90 garçons et filles âgés de 15 à un peu plus de 30 ans qui ont raconté leur parcours, leurs expériences, leurs découvertes, dont un tiers sont des Français "de souche", deux tiers des jeunes d'origine étrangère. (6)

 

Un point d'appui dans des stratégies de poursuite du cursus scolaire

Pour la plupart, c'est dès l'enfance que ces jeunes ont commencé à fréquenter une bibliothèque municipale. Et c'est généralement par le biais de l'école qu'ils y sont venus la première fois - qu'ils aient été accompagnés d'un instituteur, ou, le plus souvent, d'un enfant plus âgé qui lui-même y avait été conduit par un enseignant. Pourquoi, après ces premières visites accompagnées, ont-ils repris le chemin de la bibliothèque tandis que d'autres l'abandonnaient? C'est souvent une histoire de familles : il est des fratries où plusieurs enfants fréquentent régulièrement la bibliothèque, et y trouvent un point d'appui essentiel dans la poursuite de leur cursus scolaire, alors que leurs parents sont, pour la plupart, des immigrés issus de milieux ruraux analphabètes. Mais s'ils n'ont pu les aider pour les devoirs, ces parents ont beaucoup investi leurs études, leur signifiant, jour après jour, leur désir qu'ils acquièrent de "l'instruction" et qu'ils réalisent une ascension sociale. Dans ces familles, très fréquemment les aînés montrent la voie aux suivants. Et leur rôle de grands frères ou de grandes sœurs va au-delà, car beaucoup s'impliquent dans du soutien scolaire, de l'animation, des activités associatives.

Lors des années de collège et de lycée, ces jeunes viennent donc avant tout à la bibliothèque municipale pour faire leurs devoirs ou préparer un exposé, le plus souvent à plusieurs : c'est pour eux la forme d'utilisation la plus fréquente, la plus visible aussi, de cet équipement. Et au moins autant que la possibilité de disposer d'usuels et de documents manquants chez eux, ou que l'aide éventuelle des bibliothécaires, c'est l'opportunité de trouver un cadre structurant, un lieu où ils se soutiennent mutuellement, quelquefois par le simple fait de se voir travailler, qu'ils mentionnent. Pour beaucoup de garçons en particulier, tout se passe comme si l'élaboration, en bibliothèque, d'une alternative à la bande, d'une autre forme de groupe, à forte cohésion, était seule à même de les protéger de la rue et de ses galères.

Dans ce type d'utilisation, quand on s'aventure dans les rayons, c'est avant tout pour trouver des documents en rapport avec le sujet qu'a dicté l'enseignant. Certains en resteront là : ils auront passé des journées entières au milieu des livres, mais ils n'y auront pas pris goût à lire. Ou ils auront accédé à ce plaisir dans l'enfance, notamment grâce à la bibliothèque, puis ils l'auront apparemment perdu. Et quand leur parcours scolaire s'achèvera ils arrêteront de fréquenter ce lieu, qui n'était pour eux qu'un complément - essentiel - de l'école.
Grâce à l'appui de la bibliothèque, ils auront poursuivi leur cursus et évité les pièges de la rue ou d'autres embûches - car le soutien scolaire est devenu un des modes privilégiés d'implantation des associations de réislamisation. Quant à trouver un emploi... c'est une autre histoire. Car si le diplôme reste un atout, les réseaux de relations sont souvent déterminants, et c'est là où les handicaps sociaux rattrapent au collet même les plus désireux de "s'en sortir", là aussi où la xénophobie se fait sentir avec violence. Et quand on est une fille d'origine musulmane, c'est parfois le moment où "la tradition" vous enjoint de vous marier ou de rentrer à la maison.

Pour affronter ces obstacles, certains sont aidés par le fait que, contrairement aux précédents, ils ont trouvé, en bibliothèque, les moyens de passer à un autre rapport au savoir et à la culture livresque, plus affranchi de la parole d'un maître, où la curiosité personnelle a sa part. En particulier, ils y ont découvert des textes, des mots, qui ont contribué à un travail d'élaboration de leur subjectivité.
Pourquoi les destins divergent-ils ici, pourquoi les seconds réussissent-ils à diversifier leurs façons d'utiliser la bibliothèque, et pas les premiers? Pourquoi certains y restent-ils toujours collés les uns aux autres, sans jamais avoir l'idée d'y ouvrir un livre, tandis que d'autres tracent, un jour, un chemin singulier vers des lectures qui leur en apprennent long sur eux-mêmes, et sur le monde qui les entoure? Tout se passe, en fait, comme si on présupposait à l'usager une autonomie dont on attend, en même temps, que la bibliothèque l'aide à la construire. Or si la bibliothèque permet beaucoup à celui qui a envie de changer, de "devenir autre chose", c'est bien plus incertain pour celui qui est peu assuré d'un tel désir.

L'architecture du lieu, qui incite à des utilisations plus ou moins cloisonnées, les tables de livres exposés, qui sollicitent l'usager, peuvent quelquefois aider à passer à d'autres façons de faire, plus autonomes. Une rencontre aussi, bien sûr, et notamment une rencontre personnalisée avec un bibliothécaire, qui peut légitimer ce désir d'aller vers autre chose, de s'ouvrir à d'autres lectures, voire le révéler, dans un processus qui s'apparente parfois au transfert psychanalytique. Accompagnement combien subtil, loin de toute prescription de type pédagogique, car même s'ils viennent y faire leurs devoirs, ces jeunes sont très attachés à ce qui distingue la bibliothèque municipale - vue comme une terre de liberté, de plaisir - de l'école.

Remarquons encore qu'au départ d'une recherche personnelle, il y a souvent une quête d'information sur des sujets tabous. Beaucoup glanent ainsi, à l'occasion, entre deux devoirs, des connaissances sur des thèmes dont on ne peut pas parler en famille, et difficilement à l'école, comme par excellence la sexualité. Lors des entretiens, ce thème est souvent associé à un autre sujet interdit : le sexe et la religion, le sexe et l'origine, le sexe et la politique. Cette autodocumentation leur permet de trouver des mots pour ne pas être aux prises avec des angoisses incontrôlables, ou la risée des copains ; et la curiosité sexuelle de l'enfance est aussi le sol même de la pulsion de connaissance, la psychanalyse l'a montré.

 

Lecture et construction de soi

Au-delà, c'est à la découverte de l'intime, à l'élaboration d'un monde à soi, à la construction de soi que la bibliothèque et les lectures que l'on y fait peuvent contribuer. C'est là une dimension que nos jeunes interlocuteurs ont longuement évoquée et qui passe trop souvent à la trappe quand on traite de la lecture en milieu populaire, toujours tirée du côté des lectures "utiles". Comme si la difficulté à trouver une place dans un monde déjà là n'était qu'économique, alors qu'elle est aussi affective, sociale, sexuelle, existentielle. Ce n'est pourtant pas un luxe, un artifice de nanti, que de pouvoir penser sa situation en y étant aidé par des textes qui touchent au plus profond de l'expérience humaine. C'est même un droit élémentaire, une question de dignité, parce qu'il n'est sans doute pire souffrance que d'être privé de mots pour donner sens à ce que l'on vit.
Par surcroît, plus on se construit, plus riche, plus ouvert est le répertoire des identifications possibles, moins on est exposé aux séductions de ceux qui vous tendent des prothèses identitaires, vous assurant d'être "intégralement" membre de quelque chose, une bande, une secte, une chapelle, une mosquée, une ethnie, un territoire où vivre entre soi. C'est dire l'ampleur des enjeux, en ces temps de désarroi.

Quelquefois, c'est dès l'enfance que la bibliothèque a joué un rôle dans ce domaine. Qu'elle a contribué, par exemple, à l'ouverture de l'imaginaire : un jour où Ridha écoutait un bibliothécaire lire le Livre de la jungle, il a compris qu'il existait autre chose que ce qui l'entourait, qu'on pouvait devenir autre chose, construire sa cabane dans la jungle, y trouver place. Plus tard, à l'adolescence, dans la jeunesse, les livres sont des compagnons pour celles et ceux qui souffrent d'une difficulté dans la vie affective ou amoureuse, d'un isolement, d'un manque de confiance en soi, d'une hypersensibilité - toutes choses largement partagées. Ils y rencontrent du rêve, mais aussi des expériences, et ils découvrent que ce qui les taraude ou les exalte, parfois sans même le savoir, d'autres l'ont éprouvé, et ont su trouver des mots pour l'exprimer. Des mots que les lecteurs peuvent mettre sur des blessures secrètes, qui permettent à ce qu'ils ont de plus intime de se dire. Des phrases qui les révèlent, au sens où on dit révéler une photo.

Ces rencontres qui font sens, elles ont lieu dans des textes très divers. Matoub s'est construit une identité de "jeune littéraire anarchiste" avec une vingtaine de phrases puisées dans Breton, Rimbaud, René Char ; Hava a trouvé dans un passage de Segalen des mots qui rendaient leur dignité aux gens simples ; Sébastien a trouvé la force de vivre une différence dans le témoignage d'Emmanuelle Laborit ; Agiba s'est cherchée dans Tristan et Iseult... et Danièle Steel. Ce sont ainsi des fragments, des métaphores, prélevés dans des œuvres nobles ou humbles, mais aussi dans les paroles d'une chanson ou les plans d'un film, qui ont changé le point de vue d'où ces jeunes se représentaient. Et c'est parfois même une seule phrase qui est venue bousculer ce qui était comme arrêté sur l'image pour lui redonner vie.
Faut-il le rappeler, le langage n'est pas réductible à un instrument, et l'habileté à en jouer n'est pas seulement un viatique pour maximiser ses chances, toujours plus ténues, d'accéder à un "vrai" emploi. Le langage touche à la construction du sujet parlant : ce qui détermine la vie des humains c'est beaucoup le poids des mots ou le poids de leur absence. Plus on est capable de nommer ce que l'on vit, plus on est apte à le vivre, et à même de le changer. Tandis qu'à l'inverse, la difficulté à symboliser peut aller de pair avec l'agressivité incontrôlée, car quand on est privé de mots pour se penser il ne reste que le corps pour dire son désarroi ou sa colère : le corps qui crie de tous ses symptômes, ou le corps à corps violent, le passage à l'acte.

Sans doute est-il d'autres modes de symbolisation possibles que la lecture, en particulier dans le champ culturel. Il ne s'agit donc pas de partir en croisade pour répandre la lecture - ce qui serait d'ailleurs le meilleur moyen de faire fuir tout le monde. Libre à chacun de choisir les formes qui lui chantent... mais encore faut-il que chacun puisse faire ce choix, qu'il ait à sa disposition des moyens de symboliser. Et à cet égard tout ne se vaut quand même pas. Les jeunes, d'ailleurs, distinguent l'efficace propre à chaque "pratique de loisir", et c'est là où il ouvre au rêve que le livre bat la télévision, la radio, les magazines. Tout ne se vaut pas non plus parmi les lectures, et la poésie, la littérature, l'essai quelquefois, où un écrivain accomplit un travail de déplacement sur la langue, ne sont pas du même ordre qu'un manuel technique - même si l'accès à celui-ci est crucial.
Pour beaucoup de ceux que l'on a rencontrés, la bibliothèque est ainsi le lieu de l'ouverture de l'imaginaire, qui peut être si étroit quand on n'a pour tout horizon que les quelques rues de son quartier. De l'élargissement du registre des identifications possibles. De la symbolisation, de ces mots qu'on trouve au creux des livres, qui permettent de dessiner un peu ses contours, de tenir dans l'adversité, d'affronter l'âpreté des relations et un mal de vivre très fréquemment évoqué. Elle est encore le lieu d'un temps pour soi, d'un pas de côté, d'une prise de distance, d'où ils mettent en perspective leur histoire, s'ouvrent à d'autres points de vue, confortent leur esprit critique et quelquefois leur art d'argumenter, notamment pour se différencier des proches sans trop le vivre comme une trahison. Ce qui est encore plus difficile pour celles et ceux dont les parents ont immigré.

Très souvent, en effet, ceux-ci évoquent leur souffrance à être entre deux chaises : très largement acquis, notamment par l'école, aux façons de penser, de vivre, aux valeurs françaises, mais empêchés de vivre une vie proche de celle de leurs camarades français "de souche" par la xénophobie à laquelle ils sont confrontés et par la peur de trahir leur famille et un pays d'origine où ils se sentent aussi rejetés qu'en France. Alors en bibliothèque, certains font des trouvailles grâce auxquelles le fait de participer de deux cultures est plus ressenti comme une richesse. Ils font jouer des appartenances plurielles, ils s'approprient des éléments de leur culture d'origine, plutôt que d'en être les otages culpabilisés, et ils les conjuguent à des éléments de la culture du lieu où ils vivent aujourd'hui. La bibliothèque contribue là à un travail d'intégration - au sens psychologique du terme - de leur histoire, de là d'où ils viennent et du trajet qui a conduit là où ils sont. Et peut-être n'est-il pas d'intégration sociale possible sans cette intégration-là.
C'est en bibliothèque, par exemple, que Zohra a trouvé des réponses aux questions qu'elle se posait sur la guerre d'Algérie, sur laquelle ses parents faisaient silence, et c'est là aussi qu'elle s'est glissée dans l'histoire française, à l'occasion de rencontres avec d'anciens résistants, d'anciens déportés. C'est là où Haljéa, venue récemment du Maroc, lit des ouvrages en arabe, emprunte des livres de photos sur son pays, et apprend, seule, jour après jour, le français dans des livres d'enfants. LA où Guo Long, qui est ouvrier dans le bâtiment, s'initie dans des livres à l'art de faire des bonsa‹s, emprunte des CD de pop music et les tragédies de Shakespeare qu'il a découvertes un jour où il était en panne d'inspiration pour écrire des chansons. Là encore où À‹ché a emprunté des romans de Yachar Kemal, en traduction, et un livre de Descartes, dont elle dit que c'est le texte qui a le plus compté dans sa vie, parce qu'elle y a compris l'importance d'une argumentation bien menée, pour refuser un mariage arrangé ou pour contrer ceux qui sont sous la coupe des fondamentalistes. Car pour les filles issues de l'immigration, la marge de manœuvre entre la soumission à la famille et la rupture est plus étroite encore que pour les garçons. Et c'est en bibliothèque que plusieurs trouvent des armes qui les confortent dans une émancipation active.
Pour ceux-là et pour bien d'autres, la bibliothèque n'est pas seulement un cadre structurant et un lieu qui donne un accès si précieux aux connaissances formalisées, aux savoirs ; elle est encore le lieu de transmission de récits, d'expériences, de textes assez riches pour que chacun puisse y faire passer sa propre histoire. Un lieu où éprouver quelquefois d'un même mouvement sa vérité subjective et son humanité partagée.

 

De l'entre-soi à la Cité?

Ce que leur permet la bibliothèque, c'est ainsi d'appartenir à une société, de tenir au monde, à travers ce qu'ont produit ceux qui le composent, aujourd'hui ou hier, ici ou ailleurs : des biens culturels. Autour de ces biens se tissent des échanges, décentrés, pluriels - alors que ceux qui sont les plus démunis de références culturelles sont les plus enclins à participer de mythes communautaires à fondement ethnique ou religieux où l'on se tient serrés, comme un seul homme, autour d'un chef, d'un drapeau, d'un Livre unique.

Mais ces échanges, ces partages, c'est aussi, très concrètement, avec des personnes présentes dans la bibliothèque qu'ils s'effectuent. Avec des bibliothécaires, et beaucoup ont dit combien ils étaient sensibles à leur attention discrète : là encore, ce sont parfois quelques simples paroles d'encouragement ou quelques mots échangés autour d'un livre emprunté qui ont pu contribuer à infléchir un peu leur parcours. À les entendre, on voit que ce n'est pas la bibliothèque ou l'école qui leur ont donné le goût de lire, d'apprendre, d'imaginer, de découvrir. C'est un enseignant, un bibliothécaire qui, fort de sa passion, l'a transmise, dans un rapport personnalisé. Et on mesure combien, avec ces jeunes peu autorisés à s'aventurer dans la culture lettrée du fait de leurs origines sociales, cette dimension de la rencontre, des paroles "vraies" est essentielle.

Ces partages s'opèrent aussi avec d'autres usagers. Parfois de façon très ténue, presque clandestine : on lit des mots griffonnés par d'autres dans les marges des livres ou dans un carnet de commandes ; on remarque que les ouvrages que l'on préfère ont été empruntés par un inconnu avec qui on se sent une connivence secrète ; on tend l'oreille, à la dérobée, pour entendre une conversation.
Les conversations peuvent être sonores : la bibliothèque, dans les quartiers défavorisés, c'est souvent le seul lieu de vie où se retrouver, où se réunir. Où faire aussi, quelquefois, de nouvelles rencontres. Beaucoup insistent sur ce rôle de la bibliothèque comme espace d'appartenance, lieu de retrouvailles, où ils sentent qu'ils participent d'un ensemble, où chacun trouve place en étant respecté. Et ils aspirent à ce qu'elle devienne, plus encore, une sorte de forum, qui soit partie prenante d'un ensemble culturel ouvert sur la ville.

Plus largement ces jeunes sont passionnés par les discussions, ils rêvent d'occasions de s'exprimer. Et si presque tous se disent très désenchantés de "la politique", ils sont profondément citoyens, au sens où, tout en essayant de prendre leur destin en mains, ils sont très soucieux du bien public : la plupart d'entre eux s'impliquent dans des associations, ils développent des réseaux de solidarité qui ne se limitent pas à leurs proches ; ils ont beaucoup de curiosité pour les "sujets de société", l'actualité. Mais c'est rarement en bibliothèque qu'ils trouvent des outils pour la satisfaire : c'est la télévision, avant tout, qui joue ce rôle - quand bien même ils disent leur défiance vis-à-vis de ce média. Et sans doute la bibliothèque pourrait-elle contribuer plus à la formation de leur intelligence historique, politique - notamment en donnant un accès plus facile, plus attrayant à des sources d'information diversifiées sur des thèmes d'actualité, grâce à différents supports. Car il n'est pas de réelle citoyenneté sans travail de la pensée, qui suppose que les moyens en soient donnés.

Il n'est pas non plus de réelle citoyenneté sans prise de parole. Et beaucoup disent leur désir de formes de débat, de conversation, comme s'il était dans la vocation même de la bibliothèque, qui recueille des voix plurielles, de notre temps ou de temps anciens, d'être, dans tous les sens du terme, le lieu du langage partagé. Peut-être faudrait-il ainsi imaginer, dans les bibliothèques ou dans d'autres lieux qui leur seraient associés, des formes qui permettent l'exercice d'une liberté de parole et la mise en œuvre de ce désir d'expression civile, politique, afin qu'il ne soit pas mis en impasse. Et œuvrer plus dans le sens d'un brassage social jamais acquis et d'une ouverture sur la ville, pour éviter que les équipements de quartier ne deviennent des lieux de l'entre-soi. À se limiter à un traitement social et territorial de l'exclusion, où les bibliothèques dériveraient vers des formes de gardiennage, de patronage, où aller en bibliothèque ne serait plus, à la limite, qu'une occupation, un "sport" parmi d'autres, on jouerait un jeu dangereux. Les bibliothécaires risqueraient d'en être réduits à animer des ghettos et à faire face, plus encore, à des situations de violence qui sont aussi leur lot.

À l'heure où le temps consacré au travail occupe une part moindre dans le temps de la vie (7), à l'heure où l'échange économique est cassé, des hommes politiques et des intellectuels appellent la culture, qu'ils voudraient réparatrice, réconciliatrice, intégratrice, à la rescousse, pour restaurer une cohésion sociale perdue ou menacée et tenter d'agréger magiquement les jeunes qui vivent sur les bords de nos villes à une société dont l'accès leur est toujours plus barré.

À écouter ceux que l'on a rencontrés, on voit que "l'intégration", ce n'est pas enrégimenter par le haut. On ne peut pas la décréter, il y faut du temps, c'est un processus lent, qui se joue aussi au cœur de chacun, et dans le rapport à ceux que l'on rencontre : pour s'intégrer, encore faut-il qu'on vous fasse de la place... Les parcours de ces jeunes montrent que les bibliothèques publiques contribuent, de façon indubitable, à une lutte contre les processus d'exclusion et de relégation. Mais ce n'est pas parce qu'ils y assimileraient, au fil d'œuvres édifiantes, un "patrimoine commun" érigé en totem rassembleur, autour duquel ils serreraient les rangs. C'est déjà parce qu'ils peuvent y majorer un capital scolaire et culturel qu'ils tenteront ensuite, tant bien que mal, de négocier sur le marché de l'emploi. Et c'est encore parce qu'en s'appropriant des textes qu'ils y trouvent, certains élaborent une intelligence de soi, de l'autre, du monde, une distance critique, qui leur permet de devenir un peu plus sujets de leur destin et pas seulement objets du discours des autres.

À assigner les jeunes issus de milieux défavorisés aux seules lectures "utiles", et, à la rigueur, à quelques œuvres monumentales du passé, on perpétuerait une vieille ligne de partage : celle qui a longtemps réservé aux seuls nantis le droit à l'intime, à l'intériorité, au souci de soi, tandis que les pauvres étaient renvoyés à des loisirs collectifs, dûment encadrés, à des fins d'édification. Ajoutons qu'on perpétue le même clivage quand on les laisse cantonnés à deux ou trois best-sellers présélectionnés et que seuls les lecteurs "autorisés" ont accès à cette dimension essentielle des livres, la diversité.

C'est par différents biais que la bibliothèque et la lecture peuvent aider des jeunes vivant dans des quartiers défavorisés à construire leur droit de cité et à sortir des voies toutes tracées qui mènent droit dans le mur. On engagera donc les passeurs des livres à œuvrer dans le sens de la différenciation de ces registres d'utilisation de la bibliothèque, de ces rencontres qu'elle rend possibles. Car si des déterminismes lourds pèsent sur ceux qui habitent dans ces quartiers, l'exclusion ou l'intégration se déclinent pourtant aussi dans des parcours singuliers, au cours desquels il est des moments-clés, soit que l'on décroche, soit que l'on se saisisse, à l'inverse, d'une opportunité, ouverte par le biais d'une rencontre, pour réorganiser son point de vue, tenter d'élaborer sa propre histoire et se porter là où on ne vous attend pas.

Michèle PETIT

 

(1) Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, pp. 224-229.

(2) 35% de ceux qui sont scolarisés sont inscrits dans une bibliothèque publique (François de Singly, Les jeunes et la culture, Ministère de l'Education nationale et de la Culture, Dossiers Educations et formations, 24 janvier 1993, p.169).

(3) 17% seulement des enfants d'ouvriers viennent au moins une fois par mois dans une bibliothèque municipale, contre 21% des enfants d'employés, et 29% des enfants des milieux socialement plus favorisés (op. cit., p.169).

(4) Par exemple, dans une cohorte d'enfants suivie par Claude Poissenot à la bibliothèque municipale de Rennes, 40% des garçons issus de milieu populaire n'avaient pas renouvelé leur inscription un an plus tard, contre seulement 14% des filles (Les raisons de l'absence, Bulletin des bibliothèques de France, 39, 1, 1994).

(5) Singly, op. cit., p.182.

(6) Les résultats ont été publiés dans De la bibliothèque au droit de cité (Michèle Petit, Chantal Balley et Raymonde Ladefroux, avec la collaboration d'Isabelle Rossignol, Paris, BPI/Centre Georges Pompidou, 1997, 365 p.).

(7) Le temps de travail dans le temps de la vie éveillée était de 70% en 1850, 42% en 1900, 18% en 1980 (cf. Alain Corbin (dir.), L'avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Aubier, 1995, p.288).