La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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Quelques-unes des nouvelles tendances de la Bande Dessinée

À l'occasion de la présentation de quelques héros de la bande dessinée par J.F. Martinez (A.L. nø56, déc.96), Tony Durand avait signalé son désaccord concernant certaines assertions sur ce qu'il appelait "ce moyen d'expression relativement complexe" (A.L. nø57, mars 97, p.4). Et pour illustrer son propos, il présente ci-après quelques-unes des nouvelles tendances du 9ème art.

 

La bande dessinée est aujourd'hui globalement reconnue comme un moyen d'expression à part entière, dénommé "9ème Art". Elle a ses spécialistes, ses manifestations, ses colloques... C'est aussi et surtout un genre qui évolue. De même que, de Benjamin Rabier à Hergé, on observe des évolutions, la bande dessinée d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec celle qui se faisait dans les années 60 ou 70. Le concept de "ligne claire", pour citer un exemple, est déjà daté, et la palette des styles s'est considérablement élargie.

Parmi la multitude de tendances apparues ces dernières années, voici une brève étude de quelques-unes d'entre elles, à travers la présentation d'ouvrages parus récemment, et notamment autour des travaux de L'Association, maison d'édition associative (comme son nom l'indique si bien), créée en 1990. Celle-ci définit ainsi son champ d'action :

" L'Association est à la fois une maison d'édition de bandes dessinées, à l'identité bien spécifique, et un groupe (...) Elle représente une façon assez particulière de penser la Bande Dessinée, que de l'extérieur l'on pourrait qualifier d'"innovatrice", d'"expérimentale" voire de "littéraire".
Mais si les thèmes autobiographiques ou les réflexions sur la structure du médium intéressent particulièrement L'Association, il s'agit surtout de promouvoir une véritable Bande Dessinée d'auteur, et d'expression libre de toute contrainte. "

 

 

La tendance autobiographique

Il n'est pas besoin d'avoir une vie particulièrement aventureuse pour ressentir l'envie de la raconter. C'est de ce postulat limpide que sont partis un certain nombre d'auteurs, qui n'hésitent pas à évoquer l'existence dams ce qu'elle peut avoir d'ennuyeux, de minuscule ou de sordide. C'est le cas des planches de l'américain Crumb (dernièrement auteur de l'ouvrage Kafka pour les débutants). Pour la France, l'on peut citer les œuvres de J.C. Menu et de Lewis Trondheim, tous deux co-fondateurs de l'"Association" nommée plus haut, et qui ont su renouveler le genre. Le support choisi est original en lui-même. Le coûteux album couleur de 48 pages est délaissé, au profit de curieux petits livres d'une trentaine de pages, le plus souvent en noir et blanc et à parution périodique, appelés "comix" (du mot américain "comics" désignant au départ l'ensemble des bandes dessinées). On y trouve une poésie du quotidien, un ton cocasse, la recherche d'une certaine sincérité. Le plus souvent faits par un auteur unique, qui se charge des dessins et du scénario, ces beaux petits livres sont le lieu d'expression de thèmes, voire d'obsessions personnelles. Ainsi, ses amis se retrouvent couramment dans ces pages, au fil des situations retranscrites avec une part plus ou moins grande de liberté, et ceux-ci y sont métamorphosés en renard, en ours, en cochon ... Comme le note Lewis Trondheim : " Ils semblaient plutôt contents. Mais au bout d'un an, quand ils se sont aperçus que le projet était en train de devenir quelque chose de sérieux, ils ont commencé à faire attention à ce qu'ils disaient. "
Lewis Trondheim s'est fait lui-même une tête d'oiseau avec un gros bec. Raconté dans ces pages, un déménagement prend des dimensions épiques, et la conversation téléphonique la plus anodine peut basculer sans prévenir dans la philosophie la plus absconse.
J.C. Menu, quant à lui, évoque dans son Livret de Famille les divers aspects de la paternité : tracas, joies diverses, problèmes quotidiens (la pose d'une moquette peut prendre une dimension tragi-comique...).

Par leurs sujets même, ces ouvrages prennent leurs distances avec la majorité de la production actuelle, noyée sous de sempiternelles histoires de Moyen-Age ou de science-fiction.

 

 

Tendances expérimentales

À travers les productions de petits éditeurs indépendants, ou de collectifs d'auteurs, l'on observe une réelle volonté de faire évoluer la bande dessinée en tant que moyen d'expression. De nombreuses œuvres se situent à la limite de "l'art graphique", en rupture avec la BD traditionnelle (plus de découpage en cases, plus de bulles...)
La revue LAPIN (éditée par l'Association) se fait l'écho de ces travaux, n'hésitant pas à faire appel à des auteurs allemands, finlandais ou flamands, à organiser des rencontres... L'ancêtre de ce trimestriel se nommait d'ailleurs "Labo", ce qui illustre bien l'idée d'un véritable laboratoire de recherches et d'expérimentations en tous genres.
Dans les pages de Lapin, l'on trouve, entre autres, les travaux remarquables de T. Ott, qui ne travaille qu'à la carte à gratter (bristol blanc recouvert d'une couche noire, qui permet de faire apparaître, par grattage, des images étranges), ainsi que ceux de Killofer, dont les qualités plastiques ne cessent d'étonner.

Le travail de l'Association se place dans la continuité de celui de l'éditeur défunt Futuropolis, qui fut en son temps le refuge des graphistes les plus audacieux. Cette volonté d'expérimenter s'observe aujourd'hui à travers l'action de l'OuBaPo (toujours à l'initiative d'auteurs de l'Association). Au mois de janvier dernier, l'OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) a avalisé la création officielle de l'OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle). À la manière de Perec et d'autres prestigieux aînés, les auteurs élaborent des contraintes, injectent des mathématiques dans leurs créations... Le principe du S + 7 (un substantif est remplacé par le septième qui le suit dans le dictionnaire), dû à Queneau, a ainsi été réactivé par Killofer : une même histoire est racontée sur deux planches. Sur la première, le dessin est normal, tandis que le texte a subi la transformation S + 7. Sur la seconde planche, c'est le contraire : la représentation dessinée d'un oreiller est ainsi remplacée par celle d'un organe, l'édredon devient un effecteur, etc.. L'Association vient de publier un premier recueil de ses recherches OuBaPiennes, intitulé "Oupus 1".

De ces quelques exemples, il ressort la volonté de se détacher d'un certain classicisme de la bande dessinée : les concepts de série, de personnages, de récits d'aventure, sont quelque peu délaissés, au profit de recherches pour élaborer un mode d'expression profondément personnel.

 

 

La tendance "Littéraire"

Une autre tendance de la bande dessinée contemporaine est l'orientation vers des perspectives plus littéraires. Alors que pendant longtemps la bande dessinée a été considérée comme un sous-genre, un parent pauvre de la littérature, au vocabulaire d'une pauvreté affligeante, de nombreuses œuvres lui ont donné ses lettres de noblesse. Citons pêle-mêle la collection "bd-roman", chez Castermam, les nombreuses adaptations de divers genres romanesques, comme celles que Tardi a réalisées pour les romans de Léo Malet, et surtout la collection lancée conjointement par Gallimard et Futuropolis, inaugurant un genre nouveau.

Il ne s'agit plus réellement de bande dessinée, ni de simples illustrations : les dessins voisinent avec le texte et en proposent une "mise en images". Signalons la version du Voyage au bout de la nuit de Céline, pour laquelle Tardi a réalisé la bagatelle de 800 dessins, ou encore l'adaptation du Procès-verbal de Le Clézio, par Edmond Baudoin, et celle du Procès de Kafka par G"tting.

Quelques nouvelles collections sont apparues récemment, témoignant de l'essor de cette tendance : Actes-Sud a ainsi lancé sa propre collection, en l'inaugurant par une adaptation du roman La Cité de Verre de Paul Auster, où les trouvailles graphiques contribuent à accentuer l'aspect labyrinthique du texte.

Enfin, l'on ne peut pas ne pas parler de Maus, d'Art Spiegelman, réflexion sur l'univers concentrationnaire, bâtie à partir des souvenirs du père de l'auteur, et abordée sous l'angle du dessin animalier. La grande qualité de ce livre, unanimement reconnue, donne une idée de ce que peut être la bande dessinée, lorsqu'elle se donne les moyens de se constituer en un moyen d'expression à part entière, relativement complexe, qui peut véhiculer des idées très profondes.

 

 

Vers un renouvellement du genre ?

Si l'on présente parfois la bande dessinée comme un genre qui s'épuise, certains signes, comme en atteste ce bref panorama semblent démontrer l'exact contraire : l'on peut bien sûr évoquer l'extraordinaire vivacité de la presse "underground". Le petit monde des fanzines et des autoproductions constitue un véritable vivier de créations, où l'on trouve de tout, des bricolages photocopiés aux revues plus ambitieuse, à la PAO quasi professionnelle. Cela tient peut-être au fait qu'il n'y a plus, à l'heure actuelle, de journal pouvant servir de support aux jeunes auteurs, et jouer le rôle d'un tremplin comme Pilote pour les générations précédentes. Il faut toutefois mentionner l'exception de Strips, récente mais éphémère tentative en kiosque, qui n'a malheureusement vécu que quelques mois.

Mais surtout, il est extrêmement encourageant d'assister à l'arrivée d'éditeurs qui s'étaient jusque-là tenus à l'écart de la bande dessinée en tant que telle, et qui ont de plus su trouver une démarche personnelle. Citons les parutions du Seuil Jeunesse, et des éditions Autrement. <:P>

Dans ce dernier cas, l'idée est de faire plancher un certain nombre d'auteurs contemporains (environ quatre par album) sur des thèmes d'actualité. Sont déjà parus : Noire est la Terre (consacré à l'écologie), L'Argent roi, Le retour de Dieu, Avoir vingt ans en l'an 2000. Ces albums collectifs thématiques, au graphisme novateur, sortent de l'ordinaire ; ils proposent également une approche intéressante de ces différent sujets.

Il n'est sans doute pas approprié de parler, à propos de ces quelques tendances, d'une "renaissance" de la bande dessinée, ce qui pourrait laisser supposer que celle-ci était défunte, ou du moins moribonde. Mais il s'agit tout de même d'une évolution de grande ampleur pour ce genre qui en a déjà tant connu depuis ses premiers balbutiements.

 

 

Quelques pistes...

En guise de bibliographie, voici une petite liste d'ouvrages, mentionnés ou non dans cet article :

. Lewis Trondheim : Approximativement, son autobiographie (éd. Cornélius) - Les formidables aventures de Lapinot, saga d'un nouveau type : à chaque tome, c'est un univers différent qui est abordé (western, polar...), en reprenant les mêmes personnages (éd. Dargaud)

. J.C. Menu : Livret de Phamille (éd. L'Association)

. David B. : - Le Cheval blême, recueil de rêves et de cauchemars de l'auteur, transposés en bande dessinée (éd. L'Association) - L'Ascension du Haut-Mal, travail autobiographique sur l'enfance (éd. L'Association) '

. Killofer : Billet SVP, recueil d'histoires en deux pages, toutes situées dans les transports en commun... (éd. L'Association)

. Tardi : Adaptation du Voyage au bout de la nuit de L.F. Céline (éd. Gallimard/Futuropolis) - La série Adèle Blanc-Sec, située dans un Paris début de siècle, renouant avec une certaine tradition du fantastique populaire. (éd. Casterman)

Revues : L'incontournable revue LAPIN, éditée par l'Association, panorama de la bande dessinée d'aujourd'hui - JADE, ancien fanzine désormais disponible en kiosque - 9ème ART, véritable revue d'études critiques sur la bande dessinée (éditée par le CNBDI, adresse ci-dessous).

 

Adresses :

- L'Association : les membres fondateurs de cette maison d'édition la définissent comme " Une utopie en pleine réalisation, un endroit où l'on fait exister des livres indispensables et impensables... " Et ils ont bien raison. Catalogue disponible sur simple demande.
L'Association, 100 rue de la Folie-Méricourt, 75011 Paris. Tél. : 01.43.55.85.87.

- Le Centre National de la Bande Dessinée et de l'Image :
cette structure est une mine d'informations sur tout ce qui concerne de près ou de loin la bande dessinée. Elle édite un annuaire mis à jour régulièrement, recensant coordonnées et renseignements pratiques.
CNBDI, 121 route de Bordeaux, 16000 Angoulême.

- Plusieurs "Colloques de Cerisy" ont été consacrés à la bande dessinée, sous la direction de Thierry Grœnsteen (renseignements au CNBDI).

Tony DURAND