La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°58  juin 1997

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Montaigne, cité par Jean Lacouture (*), rapporte les réactions de trois indigènes du Brésil interrogés sur ce qu'ils avaient trouvé de plus admirable dans le Paris de Charles IX : "Ils dirent (...) qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvretéÿ; et trouvaient étrange comme ces moitiés-ci nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons." Ce qui surprend dans cette affaire, ce n'est pas la réaction de gens venus d'un pays plus humanisé que l'Europe de la Renaissanceÿ; ce n'est pas davantage la résignation des pauvres de ce côté-ci de l'océan à qui on devait déjà dire que le royaume de mon père leur était destiné. Ce qui surprend, c'est Montaigne lui-même et ceux qui depuis n'ont cessé de vanter son humanisme pour mieux parler du leur.

Car, en supposant qu'il n'y ait pas songé avant, son attention, au Michel, pour le coup, aurait pu être attiréeÿ! C'est vrai, voilà un homme qui a du temps pour écrire et pour réfléchir, qui n'est pas accaparé par la survie quotidienne, qui fréquente les meilleurs auteurs du monde et qui, pour autant, ne semble pas trop agité par la seule question dont chacun ait finalement à rendre compte devant l'humanité : qu'as-tu fait pour que le malheur recule? Non pas en t'occupant de tes pauvres, ce que les Mme de Wendel de l'époque devaient déjà faire mieux que quiconque et avec quelle grâce exquise, mais en t'occupant des causes de la pauvreté des pauvres, de ce qui la produit en même temps que la richesse des riches, en même temps que l'inégalité, l'injustice, la violence, en même temps que l'ignorance des uns et le savoir des autres... Plus l'expérience rapproche de la sérénité, sinon du bonheur, et plus l'abolition des causes du malheur pour tous les hommes devrait devenir la pensée majeure. Non pas la pensée qui justifie mais celle qui transforme.

C'est bien à l'écrit que ramène cette question et à ce qu'après Julien Benda on peut toujours appeler la trahison des clercs. Qui peut se sentir l'esprit libre et dégagé devant l'état du monde? Que peut être une pensée qui n'est pas engagée? Peut-il exister des joies, des émotions, des savoirs sans que surgisse l'exigence d'inventer les conditions de leur partage. Je prends, disait Robespierre, l'opulence pour une punition. Oui, car l'opulence au milieu de la misère appelle le maintien des privilèges et ce qui peut s'y éprouver n'est alors qu'une caricature de joie, d'émotion ou de savoir. L'urgence de transformer ce monde s'impose aussi pour le bonheur de ceux qui le dominent. La misère morale, affective, intellectuelle du gagneur, du garçon doré, du présentateur de jeu à la télé, du journaliste qui préfère sa place à la question qu'il ne posera pas, du chercheur qui choisit son sujet pour être publié dans les revues en langue anglaise, du polytechnicien qui affirme que l'économie de marché garantit la marche de l'économie, du linguiste qui croit qu'on grogne plutôt qu'on parle dans les milieux populaires et que c'est pour cela qu'on n'apprend pas à lire, du professeur d'université qui pense que si les parents pauvres acceptaient au moins d'élever leurs enfants comme le font les maîtres de conférence, les enfants des banlieues ressembleraient à des candidats à l'éna et ce serait bien mieux pour eux, cette misère là tue plus sûrement l'homme dans l'homme que la détresse matérielle. Cette misère là, c'est la pensée des dominants qui s'impose aussi aux décharnés et les persuade de ne pas prendre les autres à la gorge.

Tous ces dominants sont d'anciens bons élèves et de sacrés lecteurs. Et, en plus, ils écrivent...

Jean FOUCAMBERT

(*) Montaigne à cheval. Seuil, 1996.