La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

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Écritures et systèmes d'écriture.  Perspectives historiques


L'évaluation des systèmes d'écriture, ou d'une écriture particulière, est trop souvent basée sur la double hypothèse que le but de l'écriture est de rendre visible la langue et que l'alphabet est le plus adapté À ce but. Une telle approche "euro-centrique" ignore À la fois l'histoire et les faits. 

Il est bien difficile de repérer comment l'alphabet peut être le meilleur et le moins ambigu des moyens utilisés pour rendre, par exemple, la langue anglaise visible. Il suffit de se rappeler qu'il existe au moins cinq manières différentes de prononcer le signe "a" ou de considérer des mots tels que : drought, love, shut, belief, receive, reed, read, bread, food, nude, etc. ; au contraire de ces mots appartenant À l'une des écritures syllabiques indiennes, nommée malayalam : 

Dans ce cas, les éléments phonétiques (phonèmes) sont représentés de manière logique et précise par un seul caractère. En ayant connaissance de l'écriture malayalam, il serait facilement possible de transcrire ces mots en caractères alphabétiques et À nouveau en caractères malayalam sans en connaître le sens. La raison est simple : les écritures indiennes (dérivées du brahmi) sont particulièrement destinées À coller aux singularités des langues indiennes, ce qui n'est pas le cas des langues européennes modernes avec l'alphabet. 

La représentation visible de la langue est-elle le but premier et (comme certains le voudraient) unique de l'écriture ? Cela a-t-il été le moteur du développement et de la continuation des différents systèmes d'écriture ? Quels sont les systèmes qui sont apparus depuis les six derniers millénaires et comment sont-ils lus et utilisés ?

Il est généralement admis que l'écriture systématique utilisant des symboles graphiques codifiés est apparue en Egypte et en Mésopotamie entre 4000 et 3000 ans av. JC, dans la vallée de l'Indus vers 2800 av. JC, en Chine vers 2000 av. JC et probablement plus de mille ans après en Amérique centrale. Les points communs nécessaires À ce développement ont souvent été rapportés : le passage d'une agriculture de subsistance À une exploitation communautaire permettant la production de surplus, en conséquence la création de grandes colonies (cités), l'échange organisé des biens (commerce) et le besoin d'instances pour protéger cette nouvelle propriété (organisation centralisée et Etat).

Les écritures utilisées par ces communautés étaient très sophistiquées et malgré des apparences très différentes, elles présentent des points communs. Elles utilisent toutes des pictogrammes (humains, animaux, plantes, objets, actions) qui sont souvent empruntés aux anciens symboles marquant la propriété (Mésopotamie), aux symboles héraldiques, À l'identification des noms et/ou des fonctions (vallée de l'Indus, Chine), aux éléments iconographiques (Amérique centrale) et aux symboles religieux (Egypte). Avec une représentation d'éléments sonores, des rébus graphiques et l'utilisation de déterminatifs pour lever les ambiguïtés, elles sont loin d'être primitives.

C'était aussi des formes d'écriture particulièrement efficaces. Le système d'écriture égyptien pouvait, par exemple, exprimer le genre, le nombre, les cas et les prépositions. L'écriture aztèque avait une souplesse similaire. Deux jours après le débarquement de Cortès À Vera Cruz, Moctecuma recevait un rapport écrit sur l'armée des Espagnols décrivant leurs vaisseaux, leurs chevaux (inconnus au Mexique) et leurs armes. L'empire aztèque n'a pas péri en raison d'un manque de moyens de communication et d'archivage efficaces mais parce que ses dirigeants politiques n'ont pas réussi À agir en fonction des informations reçues.

Comment fonctionnaient ces systèmes d'écriture et quelles étaient leurs relations exactes À la langue et À la parole ? L'écriture égyptienne qui s'est développée vers 3100 av. JC (et n'a pas fondamentalement évolué pendant environ 3 500 ans) s'est structurée autour de plusieurs éléments fondamentaux.

À. les logogrammes (1), représentés par des dessins figurant des objets ou des actions (par exemple, le dessin d'une jambe signifie jambe, le dessin de deux jambes peut signifier marcher, etc...).

B. le concept du rébus graphique. Des logogrammes sont utilisés en plus pour écrire des mots ou des parties de mots avec lesquels ils n'ont aucune relation mais qui partagent les mêmes consonances. Cela autorise un grand degré de souplesse ; si, par exemple, on faisait la même chose en anglais, le dessin d'un disque solaire signifiant "sun" et contenant les consonnes "s-n" pourrait être utilisé pour écrire sun, sun-day, sun-ny, sin-ging, son-g, son, etc.. En théorie, un scribe égyptien pourrait écrire un mot comportant plus d'une consonne de différentes manières. 

1 - En utilisant simplement le logogramme : /\ 

2 - "Linguistiquement", en utilisant le signe de double consonne qui tient lieu de représentation phonétique du mot

/\ = m - r

3 - En utilisant le signe pour la double consonne et les deux signes représentant les consonnes seules, en ajoutant le déterminant (qui dans ce cas est le logogramme de pyramide).

Ceci semble indiquer une grande complexité mais en réalité l'éventail complet des possibilités était rarement utilisé et l'orthographe était suffisamment standardisée pour rendre les mots facilement reconnaissables.

En plus des signes pour les doubles consonnes (une centaine environ) et pour les triples consonnes (40 À 50) il y avait aussi 24 signes pour les consonnes seules qui pourraient avoir été utilisés pour la langue égyptienne écrite (branche de la famille Chamito-Sémite où la structure des mots dépend des consonnes).

 

C. pour éliminer toute ambiguïté restante, les Egyptiens employaient des déterminants "signes-sens" (d'autres logogrammes) qui, ajoutés À un mot particulier, indiquaient le réseau auquel il appartenait. Pour en revenir À l'anglais, le signe d'un homme associé au signe d'un disque solaire pourrait seulement signifier "son" (2).

Pourquoi alors les Egyptiens ont-ils échoué dans cette voie royale et n'ont-ils pas réussi À développer un système purement consonantique ?

Ceux qui sont convaincus de la supériorité intrinsèque de l'écriture alphabétique y voient la preuve d'un manque important de possibilités. Mais la réponse n'est peut-être pas aussi simple. Malgré le désavantage d'un grand nombre de signes (700 étaient utilisés régulièrement alors que le nombre de hiéroglyphes connus est d'environ 6 000), l'orthographe mixte du système d'écriture égyptien crée visuellement des modèles distinctifs de mots, ce qui améliore nettement la lisibilité. Les Grecs ont essayé dans la Basse Période d'écrire en ligne continue avec une succession de consonnes ce qui était difficile À lire et n'a pas duré longtemps. De plus en raison de leurs relations avec l'art religieux, les hiéroglyphes égyptiens étaient capables de véhiculer des informations supplémentaires (extra-linguistiques), ils pouvaient être cryptographiés pour augmenter les potentialités des textes (comme les textes hébreux utilisés pour exprimer des concepts cabalistiques).

Un autre facteur important est le rôle joué par les scribes dans la société égyptienne. Les scribes étaient membres d'une partie de la population puissante et influente, dominant À la fois l'administration séculaire et religieuse. Qui plus est, le bien-être de la société égyptienne, sa prospérité et sa sécurité À travers les millénaires reposait sur l'importance de ses institutions et sur l'hégémonie du royaume. Le fragile utilitarisme des empires commerciaux de l'ouest de la Méditerranée a finalement conduit À des écritures simplifiées sans que l'on puisse considérer cela comme un progrès.

L'écriture cunéiforme de Mésopotamie montre bien comment un système linguistique mal adapté peut fournir une infrastructure utile. Les plus vieilles tablettes (fin du 4ème millénaire) de ce qui est aujourd'hui la Syrie, l'Irak et l'Iran sont gravées de nombres, dessins et sceaux, en relation avec des activités commerciales. (" Ecrire, comme Walker le note, a été inventé pour enregistrer les activités commerciales au Proche-Orient. " ; 1949 : p.7). Le passage d'un stylet pointu À un stylet en biseau (les supports et les outils de l'écriture ont toujours joué un rôle important dans le développement de l'écriture) a changé l'apparence des caractères individuels, d'un dessin finement tracé À l'écriture cunéiforme en coin (latin : cuneus - coin).  

D'abord logographique, l'écriture s'est enrichie d'éléments phonétiques (et déterminatifs) d'une manière assez proche de l'écriture égyptienne. Mais avec des différences. L'écriture sumérienne est agglutinante (3) et riche en mots monosyllabiques (racines verbales), mais contrairement À l'égyptien les voyelles sont importantes. Les phonogrammes tenaient lieu de syllabes, et pouvaient être utilisés directement, ou comme des rébus. Cela restait relativement simple ; les difficultés arrivèrent quand, vers 2800 av. JC, les Akkadiens (Babyloniens/Assyriens) commencèrent À dominer la Mésopotamie. Culturellement moins avancés, ils reprirent certains aspects importants de la vie sumérienne ; parmi eux, l'écriture et la langue (bien que cette dernière se soit retrouvée dans une position similaire À celle du latin dans l'Europe médiévale). Comme l'écriture cunéiforme était mal adaptée pour se conformer À la structure d'une langue sémitique, des compromis furent nécessaires. Ainsi, les Akkadiens continuèrent À utiliser les logogrammes sumériens, mais substituèrent aux mots sumériens leurs équivalents sémitiques (si l'on transfère cette situation au français et À l'allemand, le dessin du sommeil pourrait être lu Schaf ; de plus, ils ont aussi utilisé la valeur phonétique originelle (sumérienne) des syllabes (écrites). Le nombre total de signes cunéiformes distincts était alors d'environ 600, mais le nombre des "valeurs phonétiques" et des variations possibles était, bien sûr, beaucoup plus élevé. Néanmoins, au cours du 2ème millénaire avant J.C., l'écriture cunéiforme des Babyloniens-Assyriens devint la langue de la diplomatie internationale et fut utilisée comme telle de la Perse À l'Anatolie, de la mer Caspienne au Nil. L'écriture cunéiforme fut aussi transmise À plusieurs peuples étrangers comme les Elamites, les Hittites, les Chaldéens, les Hurrites et la technique, mais pas le système, forma la base du perse ancien et de l'ougaritique (lesquels utilisaient les signes cunéiformes de manière consonantique).

Une situation similaire peut être observée avec l'écriture chinoise qui, pendant les 4 000 ans de son histoire, n'a subi comparativement que des changements mineurs. C'est déjA fondamentalement une écriture par mots, ou mieux par concepts, avec tous les désavantages et les avantages que comportent de tels systèmes. Le désavantage est le grand nombre de signes nécessaires - 50 000 en tout, alors que pour l'usage quotidien 2 000 À 4 000 peuvent suffire. L'avantage est qu'en tant qu'écriture conceptuelle ne dépendant pas du langage oral, elle peut être lue sans tenir compte, et même sans avoir connaissance, de la langue orale. Ceci en fait, À travers l'histoire chinoise, le moyen de communication idéal dans un empire où les peuples parlaient un nombre important de dialectes, même s'ils étaient gouvernés par le même centre. Pour les administrateurs comme pour les érudits, l'écriture chinoise était le moins ambigu des moyens de communication (et donc le plus simple).

Il n'était pas non plus nécessaire pour le langage écrit de suivre le développement du langage oral ; ainsi, les Chinois modernes n'ont pas besoin de connaître l'ancienne prononciation des mots pour lire les textes classiques. D'autre part, le grand nombre de mots homonymes (monosyllabiques) de la langue chinoise nécessite parfois de se référer À des caractères écrits pour les désambiguïser. Par exemple, le mot fu peut signifier : revenir, envoyer, royaume, père, femme, peau - mais un caractère différent est utilisé pour chaque sens. Ceci est très différent de l'usage en Mésopotamie, où un seul caractère cunéiforme peut être utilisé pour former des syllabes d'un grand nombre de mots différents. Une autre caractéristique unique de l'écriture chinoise est l'importance qu'elle accorde À l'apparence. La formation des caractères ne doit pas seulement être correcte, elle doit aussi être esthétiquement plaisante ; la calligraphie, très proche de la peinture, est (au moins) aussi importante que l'orthographe.

Selon les sources archéologiques, le Japon a été le premier À entrer en contact avec la plus avancée des civilisations chinoises pendant la dynastie Han (206 av. JC - 220 apr. JC). Depuis le début de l'ère chrétienne, l'écriture chinoise était connue au Japon, au travers des contacts avec la Corée, mais seulement d'un petit groupe de personnes. Au 6ème siècle, le bouddhisme devint la religion d'état au Japon, avec pour résultat qu'une plus grande partie de la société reçut une éducation chinoise. À partir de ce moment, les étudiants japonais se rendirent régulièrement en Chine pour poursuivre leurs études, et en 645 apr. JC, une administration centralisée, largement basée sur les idées de Confucius s'installa et persista jusqu'À la fin de la période Heian (12ème siècle). Les techniques chinoises d'écriture furent aussi adaptées : le pinceau, l'encre, la pierre À encre et après l'an 600 apr. JC, la fabrication du papier.

Comment alors l'écriture chinoise (destinée pour une large part À une langue monosyllabique avec peu de grammaire) s'est-elle adaptée À la langue japonaise, polysyllabique, agglutinante et riche de mots conventionnels ? Fondamentalement par l'adjonction de caractères chinois simplifiés, utilisés de manière syllabique. Il est vrai que, comme écriture conceptuelle, les caractères chinois pourraient simplement être lus en Japonais. Mais la syntaxe japonaise est très différente de la chinoise. Cette difficulté supplémentaire a dû être surmontée en ajoutant des signes spéciaux pour indiquer l'ordre dans lequel les caractères (chinois) devaient être lus. L'étape suivante fut la modification et la simplification de quelques caractères (chinois) phonétiques pour former un syllabaire (kana) systématique, avec des valeurs phonétiques fixes. Entre le 8ème et le 10ème siècles, deux syllabaires de cette sorte se développèrent. Théoriquement, le japonais aurait pu être entièrement écrit en syllabes "kana", et beaucoup de poésie et de littérature en prose de la période Heian (794/1192 apr. JC) furent en effet composées de cette façon - mais principalement par des auteurs féminins. Le chinois était trop reconnu comme une forme prestigieuse d'écriture pour rendre son abolition réaliste. Après la fin de la deuxième guerre mondiale, une mission constituée de 27 pédagogues américains recommanda au général MacArthur une refonte énergique du système éducatif japonais. Ils appelaient surtout À l'abolition des "idéogrammes dérivés du chinois", sans quoi, le Japon ne pourrait jamais espérer atteindre une parité technologique avec l'Ouest!

Il semble que des tentatives sporadiques avaient été faites, vers 1800-1300 avant JC, parmi les peuples sémitiques habitant sur la côte ouest de la Méditerranée, pour arriver À une forme écrite purement phonétique. Le côté ouest de la Méditerranée était une zone fortement cosmopolite, un lieu de rencontre entre l'Égypte, Babylone, les Egéens, et le reste de l'ouest de l'Asie. Le caractère international des villes de la côte exigeait la connaissance de plusieurs langues et demandait beaucoup aux scribes qui devaient s'y connaître dans différents systèmes d'écriture. Ceci était particulièrement vrai pour les scribes employés chez des commerçants, car les commerçants voulaient être compris, À la différence des prêtres et des administrateurs de la classe politique dominante qui pouvaient laisser À d'autres la responsabilité de la compréhension.

La question des origines de l'écriture sémitique est un des sujets les plus débattus de l'histoire de l'écriture et a occupé bien des savants de l'Antiquité À nos jours. Était-elle une invention unique et indépendante (improbable), un développement sur les bases de formes existantes (probable), ou un emprunt adapté d'une des formes d'écriture existante - égyptienne (thèse favorite chez beaucoup de spécialistes), cunéiforme, crétoise, hittite ou cypriote ? Quelle que soit l'origine exacte de l'écriture sémitique, il n'y a aucun doute qu'elle devint un des instruments les plus puissants de diffusion des connaissances, stimulant le développement et la croissance des nouvelles et très efficaces formes d'écriture en Europe et en Asie, et devenant le véhicule de diffusion des trois principales cultures religieuses : le christianisme , l'hindouisme/bouddhisme et l'islam, quand, dans le même temps, elle défendait le judaïsme - qui après l'apparition du christianisme s'était muté en une religion non prosélyte.  

Il existe en tout 3 formes distinctes, mais également efficaces, d'écriture purement phonétique, qui sont en relation directe avec la façon dont les sons se décomposent en leurs unités de base : écriture syllabique, écriture consonantique et écriture alphabétique. 

Dans le cas d'une écriture syllabique, l'unité sonore de base représentée par un symbole graphique est la syllabe. Une telle syllabe peut être constituée de : une consonne + une voyelle, une voyelle + une consonne, une consonne + une voyelle + une consonne, ou une seule voyelle. Graphiquement, une syllabe peut être représentée par un signe simple, ou par une combinaison de signes consonantiques plus un signe (abrégé) représentant une voyelle. Dans le cas d'un système consonantique, les mots sont représentés par leurs consonnes qui transportent le sens, les voyelles servant principalement À construire des formes grammaticales. Les indicateurs vocaliques ont pu et dû se développer mais leurs usages sont presque toujours auxiliaires et optionnels. L'écriture alphabétique représente exactement le cas opposé. Ici, voyelles et consonnes ont des valeurs égales, et, au moins en théorie, chaque phonème est représenté par un seul signe.

La tradition grecque ainsi que les études modernes considèrent l'alphabet grec comme la mutation réussie de l'écriture consonantique phénicienne. Le moment exact où cette transition s'est effectuée reste problématique, les plus vieilles inscriptions découvertes datent du 8ème siècle av. JC. Jusque-lA, les Grecs avaient tenté deux fois d'emprunter une écriture pour l'utiliser dans leur propre langue : l'écriture syllabique cypriote et le crétois linéaire B, toutes les deux mal adaptées et de courte durée. Dans leur forme originelle, les 22 signes phéniciens (consonnes) ne convenaient pas bien ; le grec est une langue indo-européenne et les voyelles sont importantes. Mais cette fois, les Grecs firent plus qu'un emprunt et établirent une convention où les signes consonantiques phéniciens, pour lesquels la langue grecque n'avait pas de sons correspondants, furent utilisés pour représenter les voyelles (a, e, i, o). Au cours des temps, plusieurs modifications eurent lieu mais aucune ne fut aussi importante et d'une aussi grande portée que la stabilisation de la représentation des voyelles et leur usage permanent. Au départ, plusieurs variations locales de l'alphabet survinrent pour s'adapter aux différents dialectes, mais vers 403 avant JC, les Athéniens adoptèrent une loi rendant obligatoire l'usage de l'alphabet ionien dans les documents officiels. Par la suite, l'alphabet ionien supplanta les autres formes, il n'y eut plus de changements radicaux de l'alphabet grec.

Diringer a appelé l'alphabet une "écriture démocratique" (1953 : 214), en opposition aux écritures de l'Égypte, de la Mésopotamie et de la Chine, parce qu'il était accessible À une plus grande partie de la société et se passait de la nécessité d'une élite formée À grands frais ; et la société grecque avait déjA atteint un stade où étaient nécessaires de tels moyens de contrôle de l'information. Durant la démocratie athénienne, tous les citoyens (les hommes libres) étaient largement impliqués dans les affaires de l'Etat. La machine gouvernementale ne dépendait pas de la coordination des scribes mais de la contribution de citoyens remplissant leurs devoirs qui, aujourd'hui, seraient remplis par des fonctionnaires À temps plein, et dans les sociétés antérieures par des scribes professionnels. L'expansion de la démocratie reposait sur le développement de l'instruction (4).

Il semble qu'au cours du 8ème siècle av. JC, les émigrants grecs amenèrent l'alphabet en Italie où il fut adopté par les Etrusques (soumis À quelques modifications et déjA écrit de droite À gauche comme dans l'ancien sémitique). En dehors des différents alphabets étrusques, l'alphabet romain (ou latin) dont on a des traces À partir du 7ème/6ème siècle av. JC évolua et devint, par la suite, l'écriture de la moitié Ouest de l'empire romain. Ce fut une mesure très réussie et opportune. En fait, le niveau d'instruction (5) qui prévalait À Rome pendant le 1er siècle apr. JC n'a jamais été atteint en Europe de l'Ouest avant le 19ème siècle (Michelle Brown, lecture, 1990).

En 311 apr. JC, le christianisme devint la religion officielle. Un siècle plus tard, Rome était pillée par les Goths et le mode de vie bien organisé qui avait marqué l'empire toucha À sa fin ; et avec lui le besoin d'une instruction (6) répandue diminua. Sans l'église chrétienne qui hérita de la protection de Rome, elle aurait pu aussi bien disparaître. Mais en tant que religion prosélyte, le christianisme dépendait des textes écrits et, pendant le 7ème/8ème siècle apr. JC, la nouvelle foi se déploya le long des anciennes voies de communication (romaines), emportant la Bible, les manuscrits en vélin, et la plume d'oie aux nouveaux lieux (chrétiens) d'instruction et de gouvernements. À la fin du Moyen-Age, l'alphabet avait beaucoup voyagé et devint le vecteur d'un assez grand nombre de langues autres que (et pas forcément en relation directe) le latin et le grec.

Les systèmes d'écriture ne sont pas seulement des agents facilitateurs : ils imposent aussi des normes. Une fois couchée par écrit, la langue écrite ne suit pas facilement les modifications du langage oral. Au 15ème siècle, un événement eut lieu, qui accrut davantage cette distance : l'imprimerie. En tant qu'entreprise commerciale, l'imprimerie avait pour but la production de masse ; pour être largement compris (et achetés), des modèles devaient être fixés (parfois artificiellement) en ce qui concernait les textes, leur interprétation et l'orthographe des mots. L'imprimerie a aussi transposé les modes de financement du mécénat au capital ; À la différence des moines qui travaillaient dans les scriptoria des monastères, l'imprimeur ne pouvait pas longtemps compter sur une clientèle toute faite de cognoscenti, qui avaient les mêmes goûts et le même niveau d'éducation - il devait attirer un large public pour une grande part anonyme. La langue, les textes et l'orthographe devaient devenir suffisamment uniformes pour être compris dans différentes régions d'un pays (ou des pays) et par différentes couches de la population. L'orthographe prit de l'importance. De nos jours, critère très (trop ?) important par lequel le niveau d'instruction est trop souvent évalué, il est bon de se rappeler qu'elle n'était au départ qu'un instrument pratique, si ce n'est purement commercial.

En ce qui concerne l'écriture indienne (notre second exemple au début de ce texte), la situation était très différente. On suppose que la connaissance de l'écriture a été introduite en Inde par des marchands (sémites), pas plus tard qu'au 7ème/6ème siècle av. JC. Mais la société hindoue orthodoxe, qui attribuait des privilèges et des devoirs spéciaux À chaque caste, ne fut pas instantanément réceptive. L'apprentissage et la récitation des hymnes védiques qui assuraient le bien-être de la communauté et la bonne marche de l'univers étaient la propriété soigneusement gardée de certaines sous-castes brahmaniques dont la position au sommet de la hiérarchie dépendait de la rétention de ce monopole. Manu et d'autres législateurs brahmaniques (500 av. JC - 500 apr. JC) décrétèrent qu'un Shudra qui entendait accidentellement la récitation des hymnes devrait avoir les oreilles remplies de plomb fondu et la langue arrachée de la bouche pour l'empêcher de répéter ce qu'il avait entendu (Kane, 1968 : 306-349). Le bouddhisme désorganisa l'ordre établi en propageant un mouvement hétérodoxe qui rejetait caste, rituel et emploi réservé, et le premier document littéraire indiquant un usage plus répandu de l'écriture (autrement que pour une intention purement commerciale) vint en effet de source bouddhiste au 5ème siècle av. JC. Les plus vieux procès-verbaux épigraphiques d'une forme incontestablement indienne d'écriture sont les édits de l'empereur Ashoka (272-231 av. JC) écrits en Kharoshthi, (une écriture géographiquement limitée, de courte vie et principalement cléricale) et en Brahmi (base de toutes les écritures indiennes et d'Asie du Sud-Est). Une des difficultés lorsqu'on étudie l'origine et le développement précoce des écritures est liée au fait que nous les rencontrons habituellement déjA en pleine maturité, sous la forme d'inscriptions. Beaucoup de ce qui avait été conservé auparavant sur des matériaux périssables (écorce, etc.) et qui aurait permis une meilleure compréhension n'est plus exploitable, et nous devons nous contenter, pour une large part, de spéculations.

L'écriture brahmi du 3ème siècle était déjA une écriture particulièrement rationnelle et scientifique qui fournissait aux langues indiennes un reflet exact de leur prononciation (bien plus que l'alphabet, elle "rend le langage visible"). Puisque la prononciation correcte des Hymnes védiques avait toujours été une part essentielle de l'aspect cérémonial de l'hindouisme, une connaissance exacte, transmise oralement, existait, bien avant que les grammairiens sanskrits codifient la langue au 5ème siècle av. JC et bien avant d'être engagée dans l'écriture. C'était une situation purement indienne qui démontre pourtant que l'évolution ne prend pas forcément la même voie linéaire dans des civilisations différentes.

Les écritures indiennes sont syllabiques et se composent (À l'exception du Tamoul) d'environ 48-54 signes fondamentaux qui permettent une manipulation sophistiquée. 

1. Toutes les consonnes sont perçues syllabiques, contenant un court a , une voyelle qui apparaît plus couramment dans les langues indiennes.

2. Les signes vocaliques sont écrits en formes pleines, seulement s'ils sont présents seuls ou en position initiale ; en conjonction avec une consonne, ils sont abrégés en signes auxiliaires avant, après, au-dessus, ou au-dessous de la consonne.

3. Les consonnes sans voyelle sont, si possible, amalgamées, habituellement en écrivant l'une sur l'autre, en formant des ligatures ou en y ajoutant un signe spécial.

4. Les dispositions de lettres sont strictement phonétiques. Les signes vocaliques suivent les diphtongues (au sens indien) et les consonnes sont alors arrangées en 7 groupes selon la manière dont elles sont prononcées.

5. Le sens de l'écriture est de gauche À droite alors que le vieux brahmi (et kharoshthi) était écrit de droite À gauche, indiquant une connexion sémitique.

Quel est donc le but premier de l'écriture ? De ce qui précède, il apparaît que la faculté À rendre la langue visible peut facilement être compromise quand l'écriture revient À servir des besoins politiques (Chine) ou quand des questions de prestige sont en jeu (Japon). Une fois solidement établi, un système d'écriture bien développé peut avoir une grande durabilité (cunéiforme) ; des compromis plutôt que des révisions totales sont souvent choisis pour venir À bout de changements linguistiques (alphabet ou autre). Seule, l'écriture syllabique indienne, conçue sur la base d'une forte tradition orale de maniement de la langue, tient le cap. Mais ceci uniquement aussi longtemps qu'elle se limite aux langues indiennes. Pendant le premier millénaire chrétien, une grande expansion culturelle eut lieu en Asie du Sud-Est apportant le bouddhisme, les manuscrits bouddhistes et indiens À des groupes ethniques qui ne possédaient pas de système d'écriture. Les langues parlées dans ces endroits ne s'accordaient pas facilement avec le système indien, néanmoins les écritures qui se sont développées restent en usage. Tout comme le développement des plus anciens systèmes d'écriture était principalement basé sur des besoins commerciaux et politiques (la religion étant seulement la plupart du temps la continuation de la politique par d'autres moyens), ces mêmes besoins ont souvent leur mot À dire dans leur pérennité.

Qu'en sera-t-il dans le futur ? Tout au long du 19ème siècle et au moins pendant la première partie du 20ème siècle, le "savoir-lire et écrire" (7) universel et l'alphabet furent considérés comme la panacée À tous les maux sociaux, économiques et politiques (dans les pays sous contrôle colonial). Pas plus tard qu'en 1972, Gustav Barthel écrivit dans son étude sur l'histoire de l'écriture " im einundzwanzigsten Jahrundert wird es auf Erden kaum noch Analphabeten geben " (p.455) ce qui confirme, d'un ton assuré, non seulement l'arrivée de la culture universelle, mais l'associe, exclusivement, À l'usage de l'alphabet. Seulement vingt ans après, la prophétie semble, pour le moins, mal partie. Que s'est-il passé ?

Il est temps de nous poser deux questions : qu'est exactement l'écriture et qui en a besoin ? En regardant la façon dont les écritures se sont développées, il est peut-être juste de dire que l'écriture est fondamentalement une tentative pour emmagasiner des informations. Quelle sorte d'informations ? Premièrement, la plupart du temps, des informations relatives au commerce, À l'administration et À la politique ; d'autre part, l'information essentielle À la survie d'un groupe particulier. Pour ce qui concerne la religion et la littérature, les "textes" s'y prenaient très bien À l'intérieur du cadre des traditions orales. Il devint nécessaire de stocker les textes sous forme écrite, seulement en raison de certains faits historiques, par exemple le haut niveau de mortalité après 633 apr. JC parmi les Huffaz qui, traditionnellement, apprenaient le Coran en le récitant, ou l'existence d'un nombre infini de commentaires et de sous-commentaires dépassant les possibilités de la mémoire humaine (Inde) ou encore l'importance d'interprétations exigeantes. La démocratie grecque et, À une époque plus récente, l'industrialisation et l'expansion coloniale demandèrent une large diffusion de la maîtrise des moyens de communication (8). Maintenant que nous sommes passés d'un pas assuré dans l'ère post-industrielle, beaucoup de choses ont changé. La sophistication croissante du stockage électronique de l'information a commencé À rivaliser et bien souvent À dépasser l'écriture. Pour "fonctionner" dans ce monde nouveau, on ne doit pas seulement enseigner aux enfants À lire et À parler, ils doivent aussi être formés À l'informatique. Il semble que l'information soit de nouveau stockée en mémoire (la mémoire électronique des ordinateurs) comme elle était autrefois stockée dans la mémoire humaine et différemment de la façon dont elle est conservée dans les livres. Il y a en effet d'étranges éléments rituels dans la logistique de l'usage des ordinateurs : le besoin d'un mot de passe pour entrer dans un système particulier (pour prouver que l'on appartient au cercle des initiés), les formalités de questionnement et de réponse, la limitation du sujet qui peut être discuté. Tout dialogue avec un ordinateur repose sur les règles de l'ordinateur ou plutôt sur les règles programmées dans l'ordinateur par quelqu'un d'autre. Le résultat est d'augmenter l'efficacité mais aussi une perte d'originalité et d'indépendance. Le risque est de diviser la société, diviser non seulement en "pauvres en information" et "riches en information" mais aussi de créer un nouveau système de classes parmi les "riches en information" : ceux qui savent comment trier, manipuler, sélectionner et produire l'information et ceux qui l'accepteront passivement. Le déclin progressif et de la capacité À lire et À écrire (9) parmi les enfants scolarisés n'est peut-être en fait que le simple signe du désintérêt de notre société pour l'écriture comme moyen de stockage de l'information. (voir aussi l'explosion soudaine des pictogrammes pour nous aider dans toutes les étapes de la vie quotidienne.) Si tel est le cas, les questions relevant seulement de la qualité de l'enseignement et des mérites idéologiques d'une méthode d'enseignement particulière ne régleront pas le problème. Nous aurons en outre À nous demander quelle est exactement la société dans laquelle nous vivons, où va-t-elle nous conduire et comment pouvons-nous apprendre À mieux y faire face ?

Albertine GAUR

(Traduction : Léna Coïc, Denis Foucambert)

 

 

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Sampson, G. : 1985, Writing systems, London. 
Schmitt, À. : 1980, Entstehung und Entwicklung der Schriften, Köln. 
Walker C.B.F. : 1987, Reading the past : cuneiform, London 
Wellisch H.H. : 1978, The conversion of scripts : its nature, history and utilization, Maryland 

 

 

(1) Trois termes pourraient être facilement confondus : pictogrammes, logogrammes et idéogrammes. En voici les définitions sommaires : 

pictogramme : signe qui est une image et représente cette image

logogramme : signe qui exprime un mot

idéogramme : signe qui exprime une idée

(2) fils 

(3) agglutination : réunion d'éléments phonétiques appartenant À des morphèmes différents en un seul élément morphologique.

(4) Le terme anglais employé ici est celui de literacy. Ce mot n'a pas d'équivalent direct en français, et représente : 
a. le fait de savoir lire et écrire, vu d'une manière technique 
b. la connaissance que l'on peut avoir du monde de l'écrit, et la maîtrise que l'on peut en avoir. 
c. le degré d'instruction. 
d. le degré d'alphabétisation. 

(5) voir note 4

(6) voir note 4

(7) voir note 4

(8) voir note 4

(9) voir note 4  

 
Albertine Gaur