La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°59  septembre 1997

___________________


LES RAISONS, LES EFFETS ET LES LEÇONS D'UNE MANIFESTATION

SUR LA LECTURE... ET LA VITICULTURE

Du flou d'une insatisfaction À la précision de perspectives

 

Activités sociales
Culture régionale
Participation

La fête du livre et du vin.

Notre Caisse Mutuelle Complémentaire et d'Action Sociale (1), forme particulière du comité d'entreprise des gaziers-électriciens, avait décidé d'organiser du 11 au 15 décembre 1996 une "Fête du Livre et du Vin" au Cap d'Agde, structure d'accueil ouverte en permanence sur notre littoral. Cette manifestation avait pour but " d'organiser des rencontres originales autour de l'écrit afin de montrer la volonté de notre CMCAS d'agir pour le développement de l'écrit, du livre et de la lecture. " Le vin et le savoir-faire des viticulteurs, forces vives de notre département, nécessitent une meilleure information, une plus grande estime pour mieux être protégées par les hommes désirant que soient maintenus, dans leur région, les emplois au service de productions naturelles de grande qualité.

Sensibiliser les familles des gaziers-électriciens au rôle de l'écrit dans la défense de leur environnement mais aussi À la place de l'écrit dans l'art de vivre était donc le double objectif de cette manifestation qui devenait le point de rencontre de multiples intérêts. N'écrivions-nous pas en effet dans notre document d'orientation (2)...la lecture, action responsable de liberté et l'écriture, outil de pouvoir, auront l'attention toute particulière du Conseil d'Administration (de la CMCAS) pour que leur développement, sans lequel il ne peut y avoir de réelle démocratie, devienne réalité. "

Les gaziers-électriciens et leur famille étaient donc conviés À participer À cet événement culturel qui réunissait aussi, le mercredi, des classes (du CE1 au CM2) de cinq écoles du département dont les élèves avaient conduit, tout au long de l'année, des projets sur les multiples facettes du travail de la vigne avec notre principal partenaire, la Fédération des Caves Coopératives de l'Hérault. Plusieurs journées À thème avaient été décidées :

- le mercredi, 150 enfants (provenant des classes citées ci-dessus et des centres de loisirs de notre CMCAS) rencontraient les viticulteurs "au travail", s'initiaient aux goûts et aux parfums de la vigne et de la garrigue. Concours d'étiquettes pour bouteilles de vin, articles pour le journal de notre institution du Cap d'Agde, rencontres sous diverses formes avec les livres et leurs auteurs dont Annie Agopian (3) et Jacques Bonnet (4), ainsi qu'avec des musiciens locaux entraînèrent les enfants dans la création de récits et de refrains. Cette journée fut sûrement la plus réussie du programme, le public des enfants, captif et réceptif, présentant peu d'inhibitions pour participer activement aux animations. Il en fut autrement pour les adultes chez qui, le temps les séparant de l'école, lieu de lecture obligé, avait déjA déposé des traces de renoncement À ces formes de relation À soi aux autres et aux choses que sont la lecture et l'écriture.

- le jeudi, le Conseil d'Administration de notre CMCAS tenait une de ses réunions au Cap d'Agde où, parallèlement, près de 200 retraités étaient reçus. Les uns et les autres, dans leur majorité, préférèrent le vin aux livres...
Il s'agissait donc d'échanger sur les enjeux de l'écrit, son rôle incontournable dans les luttes collectives pour la production locale mais aussi pour le développement individuel. Le moins qu'on puisse dire c'est que ces idées, même si elles paraissent justes, ont encore besoin de vieillir.

- le vendredi, les organisations syndicales étaient conviées À une rencontre-débat avec Jean Foucambert, chercheur À l'INRP et très engagé, depuis plusieurs années, dans un travail avec nos institutions. (5) Pour sa part, la CGT d'EDF-GDF Hérault avait décidé de convoquer sur place sa commission exécutive "Ouvriers-Employés" et son bureau départemental "agents de maîtrise et cadres". Quelques militants de Force Ouvrière étaient présents ainsi qu'une délégation de l'UD CGT conduite par son secrétaire général. Plus de cinquante militants syndicaux étaient donc rassemblés pour participer À une rencontre qui sortait des sentiers battus en plaçant la réflexion dans des perspectives de lutte syndicale et politique. Nous avons, ce jour-lA, atteint une partie importante de notre but.

- le samedi et le dimanche, furent consacrés À des animations musicales et théâtrales autour de Molière, un enfant de la région. Journées ouvertes À tous... mais, hélas, seule une cinquantaine de gaziers-électriciens se déplacèrent au Cap d'Agde.

C'est en demi-teinte que se clôturait cette première initiative.

 

 

Difficultés relatives À la réussite de cette manifestation, et d'autres dans le même genre.

La place de l'écrit dans les revendications syndicales en général

Si nous tentons d'analyser les causes de ce demi-succès, plusieurs facteurs doivent être mis en relation qui dépendent tous de la façon dont, aujourd'hui, le mouvement syndical appréhende les questions relatives À l'écrit.

Peu de syndicats, en effet, d'unions locales ou départementales, de fédérations, incluent dans leurs revendications les moyens indispensables pour qu'accède aux livres et À la lecture l'ensemble des salariés, dans l'entreprise d'abord - toujours lieu d’exploitation mais aussi de luttes et d'émancipation - puis dans le quartier et la ville. Il faut reconnaître le peu de demandes des salariés pour ce genre de revendications mais une des responsabilités de l'organisation syndicale n'est-elle pas d'aider À l'expression des besoins ? Afin que les militants eux-mêmes prennent conscience de ces besoins dont on les a longuement détournés, afin qu'ils en considèrent l'importance dans l'essor qualitatif de la vie syndicale certes, mais surtout de la vie de chaque salarié, nous devons multiplier les occasions de rencontres avec les usages de l'écrit À travers des pratiques concrètes et toujours associées À des débats sur les enjeux liés au développement ou À la confiscation d'un tel outil. Lire, écrire sont À la base de notre action syndicale et de son efficacité. Toutes les formes de cette affirmation doivent être explorées, obstinément, malgré les résistances culturellement et socialement acquises.

Pour cette raison notamment, en 1990, la confédération CGT décidait de faire de cette année-lA "l'année CGT de la lecture" (6). Les nombreuses et diverses actions qui furent alors menées dans les entreprises ont produit des résultats toujours visibles, nuançant ainsi mes précédents propos. Il existe aujourd'hui quelques syndicats, de nombreux comités d'entreprise qui mènent avec succès des opérations lecture-écriture (auxquelles quelquefois l'AFL est associée). Mais ces opérations sont présentées bien souvent comme des activités culturelles au même titre que l'ensemble d'autres activités culturelles et sportives du CE ou équivalent, et non pas comme une expression humaine particulière permettant de mieux comprendre pour mieux agir. (7) La lecture n'est pourtant pas une forme de loisirs parmi d'autres, c'est une action transversale À tous les engagements humains, qu'ils soient intimes ou publics.

Pour l'essentiel, nos succès relatifs, liés À certaines manifestations organisées dans ce domaine (et plus largement dans toute l'activité syndicale) proviennent de la non prise en compte collective par le mouvement ouvrier - tous niveaux de responsabilité confondus - de l'importance, de la place et de la fonction de l'écriture et de la lecture dans la manière d'être au monde. La sous-estimation de la nécessité de ces pratiques dans notre vie de citoyen et dans notre activité syndicale au quotidien porte en elle des difficultés d'analyse et de compréhension du réel qui sont néfastes et dangereuses pour l'exercice de la citoyenneté dans une démocratie qui reste À construire.

 

Observation des dysfonctionnements locaux

Pour ce qui est de notre CMCAS, quelques erreurs et quelques freins ont aussi conduit À une faible participation À cet événement.

L'erreur principale est au cœur de la programmation de telles journées. Quelques "copains", motivés, emportèrent la décision, prise "au sommet", (niveau départemental), décision qu'il fallut ensuite, difficilement, tenter de faire partager par nos structures de proximité afin que nos responsables locaux s'approprient cette fête et en fassent leur affaire. Mais aussi quelle place avons-nous laissée À nos divers partenaires dans l'organisation de cette fête ? Avons-nous saisi l'importance d'une réflexion collective avec la Fédération des Caves Coopératives, les structures locales de l'Education Nationale, la Drac où avons-nous juste su les associer À une manifestation déjA bouclée ?

 

Des freins étaient donc À prévoir, naturelles conséquences À la fois d'une priorité donnée À l'action et d'une situation qui, pour être quotidienne, n'en garde pas moins toute sa complexité nouant des phénomènes divers qui deviennent facilement des causes d'échec en pareilles circonstances. Parmi elles, trois peuvent être citées :

- Tout d'abord, l'attitude des Directions EDF-GDF qui s'opposent de façon plus ou moins vive, plus ou moins frontale, À tout ce qui est "activités sociales" dans l'entreprise. Du refus des détachements aux pressions directes sur les individus, de la non-coopération des cadres "communication" À la politique générale de l'entreprise que "certains" veulent voir privatiser, c'est une bataille de tous les jours qu'il faut mener pour que vivent et se développent les activités syndicales, sociales et culturelles.
- Ensuite, nos difficultés À bien informer et mieux communiquer demeurent.
- Enfin, des désaccords de fonds existent entre militants sur la pratique syndicale nécessaire aujourd'hui ce qui conduit certains responsables À ne pas créer les conditions de participation À telle ou telle manifestation.

C'est sur ces trois points que nous devons travailler pour vaincre À l'extérieur de notre organisation syndicale, mais aussi À l'intérieur, des résistances qui nuisent À notre volonté de transformation du milieu physique et humain.

 

 

Des perspectives

Car, heureusement, il y a du positif dans le bilan de ces journées.

Des questions

Par leur présence ces journées ont, en effet, facilité les échanges, enchaînant diverses interrogations qui, sans cela, n'auraient pu avoir lieu. Encore la lecture et l'écriture ? Pourquoi une CMCAS se préoccupe-t-elle d'un domaine généralement associé À l'école ou alors relevant de choix personnels et donc privés quant il ne s'agit pas d'en réserver l'usage À une élite intellectuelle ? Est-ce bien le bon moment alors que tant de luttes monopolisent depuis de longs mois nos forces ? Combien cela va-t-il nous coûter au moment où les sources financières diminuent ?
Il ne faut pas sous-estimer l'importance de ces questions, apparemment secondaires, dans une époque où les militants syndicaux mènent inlassablement des luttes déterminantes pour l'avenir de leur entreprise et, accumulent, de ce fait, de nombreuses journées de grève, usantes pour leur équilibre psychologique et l'équilibre financier de leur famille. Les réponses apportées À toutes ces questions qui nous furent posées sont autant de mini-débats engagés et donc À poursuivre, autant de points d'appui pour d'autres actions.
Derrière de telles interrogations se dissimulent bien d'autres choses qu'une pratique culturelle : il s'agit plus profondément du statut que chacun s'octroie dans une société qui a tout intérêt À assigner les citoyens À des places qu'ils finissent par accepter même au plus fort de leurs luttes revendicatives, limitant ainsi leur portée. C'est au cœur des affrontements qu'il faut débattre du rapport À l'écrit même si cette question semble, alors, moins nécessaire. C'est lA que la réflexion collective est indispensable pour éviter tout phénomène d'aveugle adhésion, pour faciliter les engagements conscients dans des combats plus que jamais urgents À gagner.

Des mobilisations

Nous avons vu aussi, fait nouveau, se mobiliser des collègues - dont quelques jeunes retraités - pour que vive cette Fête du Livre et du Vin.
Les médias (M6, Radio-France Hérault, RMC, Europe 2, Midi Libre, La Marseillaise...) ont bien rendu compte de cette manifestation dont nous avons sans doute sous-estimé l'impact extérieur.
Des représentants du CRDP, de la DRAC, d'organismes de formation des enseignants ont marqué par leur présence leur intérêt À notre action. Six mois ont passé au moment de la rédaction de cet article... S'il n'est pas question, aujourd'hui, de reconduire, en l'état, une telle manifestation, il n'en reste pas moins vrai que l'on commence À parler du livre de façon différente, même si quelques rires, ponctuent encore parfois les discussions, comme pour mieux fuir ce qui nous échappe.
Aujourd'hui, le livre est présent dans toutes nos manifestations.
Trois nouvelles bibliothèques vont voir le jour sur des lieux de travail.
Les questions de communication - donc de maîtrise de l'écrit, production et réception confondues - sont posées avec force et des tentatives de réponses sont apportées.
La CMCAS apparaît comme un interlocuteur possible, voire un acteur, dans des politiques du livre et de la lecture. La Direction du Livre, la DRAC nous écoutent avec attention et l'AFL nous invite aux troisièmes Assises Nationales de la Lecture.
Certes, il nous reste beaucoup À faire pour "gagner la bataille" : arriver À faire prendre en compte par l'ensemble de nos "structures de terrain", par les gaziers-électriciens et leur famille, le rôle irremplaçable de l'écrit dans la vie individuelle et sociale. De la place originale qui est la nôtre, À la croisée des revendications professionnelles et familiales, nous sommes un relais essentiel pour la réflexion et l'action en faveur de l'écrit.
Souhaitons que nos organismes sociaux et nos organisations syndicales participent réellement aux Assises Nationales pour la Lecture. Les principaux représentants des salariés, acteurs sociaux À part entière, pourraient-ils être absents de l'élaboration d'une politique de lecture nécessaire aux citoyens d'aujourd'hui ?

Alain MAUSSIERE
Président de la CMCAS de Montpellier

 

(1) Il existe 100 CMCAS en France.

(2) Document d'orientation adopté par le CA de la CMCAS en 1996.

(3) Annie Agopian a notamment publié aux éditions du Rouergue :

(4) Jacques Bonnet a publié entre autres, Les beaux compagnons, Le cheval cabré, La vie de Jérôme Cardan... aux Presses du Languedoc.

(5) Jean Foucambert a accompagné les séjours Vacances-Lecture de Bessèges qui réunissaient des familles d'EDF-GDF autour de projets lecture et a publié, dans CCAS Informations n°21 un article intitulé La lecture n'est ni un travail, ni une distraction.

(6) Voir les articles du Peuple parus dans l'année 1990.

(7) Voir le dossier sur la lecture et l'entreprise dans le n° 41 des actes de lecture.

 

 

? alain Maussière