La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°60  décembre 1997

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Du polar populaire au polar polymorphe
Le rôle du graphisme



L'article qui suit est le fruit d'un travail mené avec des étudiants en IUT d'Édition-Librairie : il s'agissait d'étudier des couvertures d'ouvrages comme témoignant de l'évolution du genre étudié, ici le polar, et de sa perception par le monde éditorial et les lecteurs. En d'autres termes, pour qui est produit le livre que nous avons sous les yeux ? À quelles attentes est-il censé répondre ? À quel type de lecteur s'adresse-t-il ? quel(s) message(s) véhicule-t-il, et par quels moyens ?
La démarche exposée n'est qu'un exemple des infinies possibilités qu'offre l'étude simultanée du texte et du graphisme des couvertures, qui constituent l'image extérieure des livres. Effectuée sur un corpus de couvertures dont les illustrations sont presque absentes, elle augure de la richesse interprétative de couvertures illustrées ainsi que des prolongements évidemment envisageables, À commencer par la lecture des livres eux-mêmes et l'examen minutieux d'extraits significatifs...



Roman policier, roman populaire : où se situe le polar ?

Dans un wagon de l'Orient-Express, un crime est perpétré. Hercule Poirot enquête. À coups d'indices minuscules et de recoupements judicieux, il reconstitue le scénario du meurtre. Le crime de l'Orient-Express est un roman policier.
Mettant en scène Béru, l'ineffable comparse de San Antonio, en professeur de savoir-vivre, Frédéric Dard plonge le lecteur dans un univers de poncifs qui prend le contre-pied du code de bonne conduite. Où y'a d'la gêne, y'a pas d'plaisir : Le Standinge se classe dans la littérature populaire. (1)
Dans les bas-fonds new-yorkais, Chester Himes décrit une chasse À l'homme dont la fonction est surtout de servir de fil conducteur À la peinture du milieu noir : La Reine des pommes n'admet pas d'autre étiquette que celle de polar. Un polar qui ne s'adresse pas spécifiquement À des lecteurs populaires. Un polar où l'intrigue policière n'a qu'un rôle mineur. Que reste-t-il du policier et du populaire dans l'actuel polar ? Comment définir ce genre auquel la critique ne consacre que des articles disparates et mineurs ?

L'étymologie ouvre la première piste : le polar policier. Piste féconde jusqu'aux années 70 mais qui paraît depuis conduire À une impasse. Le polar semble constituer un genre hybride qui ne recouvre pas toute la littérature policière et qui en même temps la déborde : la détection, base du policier, passe souvent au second plan et elle est même parfois inexistante. Policier, certes, le polar est aussi autre chose.

Deuxième piste, ouverte par la connotation argotique du mot polar : le polar populaire. En exhibant ce que la littérature dite légitime ne montre pas, le polar rejoint la tradition de la littérature populaire. Ici encore, débordement. Par le lectorat, d'abord : les lettrés les plus cultivés sont parfois grands lecteurs de polars. Par le fonctionnement des ouvrages, ensuite : le manichéisme, constante de la littérature populaire (2), n'existe plus dans le polar où le bien et le mal, incertains, ne sont pas distribués de façon catégorique et encore moins catégorielle.

La difficulté d'analyse vient de ce que le polar fonctionne À la fois en antagonisme et en conformité aux règles de la littérature traditionnelle. À l'enquête du roman d'investigation succède un type de quête aux contours plus flous, aux enjeux plus divers ; le héros n'est pas forcément détective ou policier : il peut être le meurtrier lui-même. Dans ce cas, le lecteur est incité À s'identifier À l'instance du mal... mais le mal est-il toujours du côté des assassins ? C'est une autre caractéristique du polar que de reconsidérer les notions de bien et de mal.

On peut dès lors postuler une lecture À plusieurs niveaux :
- Au niveau de la succession des événements, le lecteur fonctionne comme un enquêteur ; en même temps que le détective et en concurrence avec lui, il tente de résoudre l'énigme posée, reprenant À son compte les indices découverts et les raisonnements ébauchés. Cette première voie inclut elle-même deux modes de lecture : une lecture-identification, où le lecteur s'assimile au détective, et une lecture plus distanciée, lorsqu'il met en doute la pertinence des déductions du détective, et par laquelle il peut par exemple arriver À trouver le coupable avant la fin de l'enquête.
- Au niveau de l'éthique, de la morale, le lecteur se pose À un moment ou À un autre la question du Bien et du Mal, qui ne sont peut-être pas du côté où on les attendrait. Ceci engendre une distanciation aux personnages et À l'histoire : le lecteur analyse et juge ce qui est raconté. Le polar a cette particularité de prendre, À la manière de la littérature populaire, le contre-pied de certaines valeurs traditionnelles, tout en maintenant un questionnement quant À la validité des valeurs anciennes comme des nouvelles. Il est souvent bien difficile, en fermant un San Antonio, de dire si quelqu'un a absolument raison, et qui.

Le lecteur de polars met donc en oeuvre une lecture pluridimensionnelle, polymorphe pour reprendre un terme de Jean-Claude Passeron (3). Cette lecture À plusieurs niveaux, complexe et exigeante, s'oppose À l'activité cathartique de consommation de rêve que l'on perçoit en général dans la lecture de la littérature non légitime, par exemple le roman sentimental. Le polar se lirait donc avec ce mélange d'identification et de distanciation qui est le propre du lecteur de "grande" littérature. Peut-il dès lors être considéré comme un intermédiaire entre deux catégories de littérature, légitime et populaire ? Depuis longtemps, on sait que tout le monde lit du polar. Depuis quelques années, les ressortissants des classes favorisées l'avouent, et même s'en targuent. Est-ce À dire que le polar se dépopularise ?

Un ancrage dans le populaire.

Le roman policier est né presque en même temps que ce qu'il est convenu d'appeler la littérature populaire. Au début du XIXème siècle, la domination d'une Noblesse mise À mal par les événements de 1789 cède le pas en Europe À celle de la classe montante qui a bénéficié de la Révolution. La Bourgeoisie instaure ses propres pratiques culturelles, élaborées en décalage de celles des Nobles. La lecture n'échappe pas À cette évolution : aux Salons mondains où se lisaient À voix haute les créations littéraires succède une lecture silencieuse et solitaire. La pratique culturelle qui sera À la fois la plus généralement et la plus inégalement partagée devient une affaire privée. Se développe alors un genre À la pratique éminemment individuelle : le roman.
Quel roman ? Celui qui peint, d'abord, cette société en mutation et tente d'en trouver des clefs : le représentant le plus prolifique de cette volonté de représenter l'ensemble des moeurs humaines, comme Buffon a, au siècle précédent, rassemblé le monde animal dans son Histoire Naturelle, est Honoré de Balzac. Avec Le père Goriot ou Une ténébreuse affaire, il met en scène, sur fond d'agissements criminels, les ressorts cachés de l'histoire contemporaine. Cette démarche va se généraliser dans la littérature populaire de l'époque. La littérature policière est en germe : Emile Gaboriau invente le "feuilleton judiciaire". Proche du roman populaire, il trouve le même terreau social que lui : pègre des grandes villes du XIXème siècle, familles bouleversées par les haines et fratricides ; au couple justice-criminel s'ajoute le personnage du policier justicier, futur "privé" du polar. C'est donc du populaire qu'émerge le policier ; pourtant, il se dégage tout de suite de la caractéristique de la littérature populaire qu'est le manichéisme : le policier héros ne représente plus seulement le bien ou le mal, il est avant tout un observateur qui se promène dans la ville ; de son côté, le criminel n'est plus forcément un ange du mal.

Il faut attendre la fin du siècle pour que l'Ecossais Conan Doyle pose les jalons du roman policier, À fonctionnement autonome, délivré du feuilleton, renouant avec les Histoires Extraordinaires d'Edgard Poe. Au début du XXème siècle, la production littéraire se massifie et le phénomène des collections caractérise d'abord la littérature policière : Le Masque, par exemple se distingue À la fois par son titre suggestif, sa présentation (fond jaune d'or, caractères noirs, logo noir) et sa thématique. La collection littéraire va alors se mettre À jouer un rôle important dans la promotion des ouvrages : elle est liée À leur contenu, qui peut être soit un genre préexistant (Le Masque), soit un genre qu'elle institue (collection Espionnage chez Fleuve Noir). Une de ces collections se caractérise par un contenu hétérogène, qui se constitue en entité littéraire par le fait même de son assemblage en collection. Celle-ci s'impose alors comme un label, passé de nos jours dans le langage courant : c'est la Série Noire.

Les débuts de la Série Noire

Dans les premiers ouvrages de la Série Noire, collection créée par Gallimard en 1945, la page de couverture se divise verticalement : sur la gauche, une partie jaune occupant environ 2/5 de la largeur ; sur la droite, une partie À fond noir, lettrage jaune occupant les 3/5 restants. L'alliance du jaune et du noir ne peut que rappeler Le Masque, né deux décennies auparavant. D'un point de vue chromatique, la Série Noire s'inscrit donc résolument dans la tradition du roman policier.
Comme Le Masque, elle est fortement typée, par rapport aux collections de poche contemporaines, par l'absence d'illustration et la parcimonie du texte : seuls figurent le nom de l'auteur et le titre en majuscules (en haut) ainsi que la dénomination de la collection (NRF) et de la sous-collection (Série Noire).

Sur la 4ème de couverture, même texte, même mise en page, même disposition chromatique : est-on À la première ou À la dernière page du livre ? Premier sujet de trouble : les deux faces de l'ouvrage sont les mêmes. L'effet immédiat est la confusion entre début et fin du livre qui crée l'impression que l'on ne sait pas, au sens propre, par quel bout le prendre. Cette confusion peut être considérée comme une figure de l'énigme occupant d'habitude les premières pages d'un polar : la similitude de la 1ère et de la 4ème de couverture induit le lecteur en erreur, c'est de son propre chef qu'il va rétablir la vérité, en ouvrant le livre.
Même texte, même mise en page, même disposition chromatique... pas tout À fait, pourtant. En 1ère de couverture, le jaune est À gauche et le noir À droite. En 4ème, c'est l'inverse. La 4ème de couverture propose donc une sorte de figure en miroir de la première. Cette constatation fait émerger la figure de l'inverse dont nous allons voir qu'elle peut être considérée comme l'une des caractéristiques du genre "polar".
La couverture de cet exemplaire paraît assez éloignée de celles que nous connaissons aujourd'hui. Pourtant, le modèle en était forgé dès la naissance de la Série Noire : les premiers volumes, cartonnés, possédaient une jaquette qui reproduit exactement la couverture des années futures.

Les années 60

Dans cet exemplaire de 1966, la page de couverture n'est plus divisée verticalement en deux aplats de couleur, ce qui crée une impression visuelle tout À fait différente. Le fond noir est encadré d'un liseré blanc et cette couleur blanche s'ajoute au noir et au jaune, lui-même devenu jaune citron au lieu du jaune d'or primitif.
En ce qui concerne les couleurs, la Série Noire se différencie À présent nettement du Masque, dont elle adoptait jusque-lA l'alliance du noir et du jaune d'or. Du fait de l'absence d'aplat jaune, le noir est dominant dans la page : le nom de "série noire", repris tautologiquement par la couleur, prend ici tout son (ses) sens. En outre, il est mis en valeur par sa position sur la page : dans l'ouvrage précédent, "série noire" forme un demi-cercle au-dessus de "NRF", l'ensemble apparaissant comme une variante du logo-sigle NRF seul ; ils sont placés en bas de page. Par la suite, "série noire" surplombe l'ensemble de la page, les deux mots fonctionnent comme un indexage garant du type de livre qu'il recouvre : c'est la fonction de label évoquée tout À l'heure. Le coup d'essai de la jaquette s'est transformé en coup de maître : en 20 ans d'existence, la collection s'est imposée comme une série qui sert de premier critère de catégorisation. Ce caractère sériel est confirmé par la présence, au verso de la page de garde, des "nouveautés du mois" : chaque titre, numéroté, est accompagné du nom de son auteur entre parenthèses et de quelques mots en italiques qui font figure d'accroche, par exemple :

1012 - La Cuisine infernale
(Henry Kane)
L'art d'incommoder les restes.

On reconnaît un jeu de mots de type calembour basé sur un acquis culturel largement partagé : similitude sonore entre incommoder et accommoder, double sens du mot "restes" qui désigne ici les restes de corps humain, détournement d'une expression culinaire traditionnelle. Du coup, le titre "la cuisine infernale", déjA associé À "la machine infernale", prend des résonances lugubres À la Landru. Une fois de plus, l'intérêt de ces constatations vient de leur généralisation : le calembour deviendra une caractéristique stylistique du polar. Très utilisé par San Antonio, il est même parfois érigé en principe : la collection Le Poulpe, lancée en 1995 par la maison d'édition La Baleine, exige que le titre de chaque ouvrage fonctionne sur un calembour.

Revenons À notre couverture : la police typographique, proche du courrier, peut évoquer les caractères d'une machine À écrire, aussi bien celle du détective que celle de l'écrivain. Elle se complète de la variation de la couleur jaune, passée du jaune d'or au jaune citron. La place du jaune sur la page a baissé, il n'y a plus d'aplat mais seulement le trait du lettrage.
Peut-être le trait jaune sur le noir peut-il évoquer le contraste chromatique que produit le rayon d'une faible lumière dans un bureau sombre, enfumé, qui serait alors celui du détective, dans lequel il tape À la machine. L'ensemble de la couverture serait donc mimétique d'une certaine image du détective ou de l'écrivain, reclus dans son bureau, tapant sur sa vieille Remington, etc. Cela évoque l'Amérique de la prohibition, mais aussi, plus près de nous, l'univers de Nestor Burma.

Dernière remarque sur cette couverture, son agencement : un lettrage blanc ou jaune très clair sur fond noir, avec détourage blanc. Ceci rappelle un type d'écrit très spécifique et bien connu, où l'on observe un lettrage noir sur fond blanc, avec détourage noir : le faire-part de deuil. Ce rapprochement a un double intérêt :
- le caractère mimétique de l'agencement des couleurs et du thème, puisque la mort est un ingrédient indispensable du polar ;
- la réapparition de la figure de l'inversion : une fois de plus, le polar joue d'une esthétique et en renverse les codes pour se forger son langage propre.
Cette inversion par rapport À l'esthétique dominante se retrouve sur la 4ème de couverture, où l'on voit :
- Le rappel du nom de l'auteur et du titre.
- Une photo-portrait de l'auteur, justement devant sa Remington. Cet auteur, tel qu'il se donne À voir, a plutôt les attributs d'un personnage assez inquiétant, souriant de façon quasi sardonique.
- Le commentaire de l'ouvrage est intéressant À bien des points de vue. Comme tout texte de 4ème, il crée l'horizon d'attente du lecteur. Il faut souligner l'ancrage dans le monde des malfrats, marqué par exemple par l'usage de l'argot : "l'antiquaille", le "flingue", les "pépées" ; la simulation du langage parlé populaire : "faut se faire À tout" ; la mise en place de vérités générales "rien de tel que les esthètes pour savoir manier un flingue".

Ce qui ressort de toutes ces caractéristiques, c'est une fois de plus le décalage, parfois poussé jusqu'au renversement : un écrivain qui ne ressemble pas À un écrivain ; un style d'écriture qui ressemble au langage parlé ; une morale ou une éthique en décalage avec la morale dominante, que l'on fait passer À travers une structure comparative largement usitée ("rien de tel que... pour") mais alimentée d'un paradoxe. Cette succession de renversements ne laisse aucun doute sur l'ironie, dans la phrase finale, des termes "un joli monde". Double intérêt encore dans notre contexte : l'ironie est elle-même la figure du décalage, de l'inversion de sens par rapport À l'usage habituel du langage.

La Série Noire des années 60 apparaît donc comme rassemblant une littérature marginale, mais cette marginalité ne franchit pas les limites du mauvais goût : le langage argotique n'est jamais grossier, le monde du stupre et de la fange est évoqué mais pas montré. La Série Noire a ceci de particulier au sein de l'édition du polar, qu'elle utilise un langage très codé : le noir et blanc (rehaussé de jaune) suggère un univers sans imposer de vision déplaisante.
À la même époque, la collection Poche noire, également aux éditions Gallimard, fonctionne différemment, plus conformément À la littérature policière :

On observe sur l'image un certain nombre de canons du genre policier : milieu urbain avec les bâtiments et la voiture ; personnage énigmatique habillé en noir, avec chapeau et lunettes noires, cigarette aux lèvres ; situation scabreuse : le personnage est assis sur une bitte d'amarrage au bord du fleuve, on imagine qu'il peut tomber ou être poussé. Cette image offre une représentation analogique - donc directement accessible - du milieu que les ouvrages de la Série Noire se contentent de suggérer. On peut d'ores et déjA supposer que la Série Noire s'adresse À un public plus cultivé que celui des romans de gare et qui, dans les années 60, n'achèterait qu'avec réticence un livre illustré.

Les années 70 et 80

La java du poulet date de 1978. On remarque tout de suite en couverture l'illustration en médaillon, ici une photographie noir et blanc. Elle est marquée par la superposition de deux plans (gros plan flou et plan rapproché net) qui suggère un mouvement, peut-être une image cinématographique. Ce rapprochement est facilement corroboré quand on songe À l'ensemble des feuilletons TV basés sur le polar et diffusés en France À partir des années 70.
Le vêtement du personnage peut convenir À un membre de la pègre (proxénète, trafiquant quelconque) comme À un ressortissant des services de police, hypothèse que le titre tend À corroborer. La focalisation sur le visage marque un intérêt pour les pensées du personnage : par rapport À l'illustration de la collection Poche Noire, il semble qu'on ait affaire ici moins À un roman d'action qu'À un roman de réflexion ou d'investigation. Manière peut-être, pour la Série Noire, de continuer À se démarquer tout en cédant À la tradition de l'illustration figurative et tautologique.
Le nom de Marcel Duhamel et celui du traducteur ont disparu de la couverture : ils ne se retrouvent qu'en page de garde. Disparu aussi, le logo-sigle NRF, également présent en page de garde. Le texte de la couverture s'est donc beaucoup simplifié et ce sont les mentions proprement éditoriales qui en ont disparu, de même qu'elles sont absentes de l'ensemble de la littérature populaire en général, policière en particulier.

La photo de l'auteur, caractéristique de la Série Noire des années 60, a ici disparu. Le texte nous éclaire sur le doute créé par le costume du personnage de couverture : À la fois flic et truand. D'un point de vue syntaxique, ce texte se caractérise par l'emploi presque systématique de phrases sans verbe et l'absence de liens entre ces phrases, qui créent une impression de juxtaposition de faits bruts, sorte d'état des lieux livré au lecteur. La fonction mimétique déjA évoquée joue ici, le lecteur se trouvant placé devant divers éléments non hiérarchisés, entre lesquels il va devoir déceler une logique, une chronologie, pour construire un système explicatif.

C'est exactement ce qui attend le détective, c'est aussi ce que fait le lecteur du polar : ce texte de 4ème de couverture se présente comme un miroir réducteur de l'ouvrage lui-même. La dernière phrase demande une explication qui sera elle-même fournie par la lecture du livre : on a ici un cas typique de mise en abîme, le texte posant une question À laquelle sa lecture seule peut répondre. En outre, il n'est pas indifférent que la demande soit adressée À des psychologues : 10 ans après les événements de mai 68, dans ce que Bourdieu appellera la fraction dominée de la classe dominante - c'est-À-dire les milieux intellectuels - la psychologie fait partie de l'univers quotidien, elle est le mode d'explication privilégié. La convocation ironique des psychologues dans un polar est encore une manière de se situer en marge de courants dominants, d'opérer un renversement : les valeurs ne sont pas lA où l'élite semble les chercher. Nous voilA une fois de plus dans une thématique de l'inverse.

Dans les années 80, l'insertion d'une publicité pour Bastos sur la 4ème de couverture fait glisser l'image du livre vers celle de magazines : d'un point de vue graphique, la série noire a perdu le côté chic que lui donnaient l'absence d'illustration et le parti-pris d'aplat de noir. Inversement, sur le plan du contenu, l'évolution déjA entamée du roman d'investigation au roman noir s'affirme : comme l'ensemble des romans de Daeninckx, Métropolice est davantage l'occasion pour l'auteur de s'exprimer sur des bouleversements de notre société que de plonger le lecteur dans une énigme À résoudre. Pour le polar des temps modernes, comme c'est déjA le cas dans le roman noir américain, il s'agit de peindre la société la plus banale mais aussi la moins familière du lectorat traditionnel, celle des petites gens, des cités de banlieue... c'est le malaise, la violence, les frustrations ordinaires qui occupent les écrivains.

Dernière série des Série Noire

La dernière série des Série Noire est presque un retour À la présentation qui prévalait dans les années 60. L'illustration a disparu, la mention "NRF" est réintroduite ainsi que celle du traducteur. Si l'on admet que la présence d'illustrations correspond au caractère originellement populaire du polar, il est clair que ce caractère s'affiche de moins en moins nettement. Cette évolution graphique est confirmée par un certain nombre d'indices linguistiques.
Sur la page de garde de l'ouvrage figurent toujours les parutions du mois mais celles-ci sont exemptes des slogans ou accroches qui les caractérisaient jusque lA. Seuls sont mentionnés le titre et le nom de l'auteur. Ceci peut induire deux choses : soit les auteurs sont assez reconnus pour se passer d'une autre publicité que celle de leurs noms, ce qui peut être vrai pour certains ; soit l'éditeur décide résolument de se passer des outils publicitaires, dont il pourrait considérer qu'ils dévalorisent ses produits en les classant parmi ceux de la grande consommation, et délègue À son nom et À la renommée de sa collection le soin de faire son auto-promotion. Cette dernière hypothèse me semble la plus probable : sur la même page de garde, la mention "série noire" s'est transformée en "collection série noire", ramenant explicitement le tout dans le champ éditorial classique.

La 4ème de couverture est particulièrement riche en marques d'évolution de la collection :
- Le vocabulaire utilisé est beaucoup moins tributaire de l'argot qu'auparavant : au lieu des "flingues" et des "pépées" de Du sang À l'encan (1966), on trouve un "tripot-restaurant-dancing qui offre le péché À toute heure". Le terme de "péché" est particulièrement intéressant car il met en place une figure complexe d'ironie : s'il fait sourire, ce sourire complice émane du processus de compréhension suivant :
- le tripot offre des prestations que la tradition religieuse qualifie de péché ;
- le polar ne considère pas cela sur le plan moral : c'est son univers, il s'en nourrit ;
- pourtant, il le nomme "péché" par référence À un discours connu, qui n'est pas le sien mais dont il se moque : la moquerie est ensuite explicitement marquée par les termes " hypocritement religieux ", que l'ouvrage prend totalement À son compte. Le discours moqué est le discours dominant dont le livre opère (une fois encore !) le renversement.

Pour être comprise, cette figure exige donc du lecteur une double connaissance : celle de la morale traditionnelle et celle du champ littéraire, en particulier du polar. C'est une illustration de ce que Bakhtine appelle la polyphonie essentielle du roman : plusieurs voix s'y mélangent et s'y contredisent, un ouvrage dialogue implicitement avec d'autres ouvrages antérieurs (ici, un polar dialogue avec la tradition du polar et la tradition littéraire générale). On est donc dans un fonctionnement typiquement littéraire et même typiquement romanesque. Cet aspect romanesque sert aujourd'hui d'instrument de légitimation : France-Culture a récemment fait l'éloge d'un polar, Rosa la rouge, en disant qu'il est " davantage roman romanesque que roman policier "... dont acte.
- Syntaxiquement, on a affaire À des phrases complexes dont la construction ne souffre aucune entrave À la grammaire : rien À voir avec le "Décidément, faut se faire À tout" de Du sang À l'encan : Une poire pour la soif se présente comme un écrit qui n'entretient pas de confusion avec l'oralité.
- Le deuxième paragraphe est plus parlant encore puisqu'il s'agit d'un véritable commentaire littéraire : le livre, nommé "roman" (et non "polar" ou "roman policier", ni même "roman noir"), est qualifié par son ton (cynisme, prosaïsme). On convoque une autorité du genre, Raymond Chandler, pour légitimer l'auteur encore inconnu qu'est James Ross. C'est À Chandler que revient la tâche d'évoquer l'argot et l'oralité propres au style polar avec l'histoire " sordide, corrompue, mais complètement crédible d'un petit patelin de Caroline du Nord ". On peut encore une fois penser À Bakhtine, À la polyphonie et À l'intertextualité : le livre est explicitement situé dans le champ littéraire.

Ce livre répond donc À l'ensemble des stratégies mises en oeuvre par les éditeurs pour faire de la 4ème de couverture un outil de promotion visant un public précis. En usant du traditionnel appel À l'instance légitimante, ce livre s'inscrit dans la tradition littéraire et se pose comme s'adressant À des lecteurs capables de faire résonner les oeuvres littéraires les unes par rapport aux autres.

La Série Noire, fondée par la prestigieuse maison Gallimard et s'adressant dès le début À un public relativement lettré, a subi une double évolution :

- d'une part, le genre polar, avec toutes ses connotations populaires, a fait évoluer la collection vers une apparence de moins en moins élitiste, qui doit également être mise en relation avec l'esthétique des années 70 (explosion de la couleur, de la publicité, de la télévision, et aussi de la presse magazine) ;
- d'autre part, le polar a quitté le strict champ de l'investigation policière pour se spécialiser dans la peinture de la société contemporaine, dans ses aspects les moins glorieux. Cette peinture se fait, dans la Série Noire, en des termes et selon une esthétique qui restent éminemment littéraires : la Série Noire s'est repositionnée assez brutalement dans le champ littéraire en abandonnant les marques de populisme qu'elle avait adoptées. Concrètement, cet abandon se caractérise par le fait que l'on ne trouve pas ou très peu, de Série Noire en grande surface, alors que la littérature policière y occupe une grande place, À côté du roman sentimental. De même, les dépôts de presse n'ont parfois pas une forte représentation en Série Noire. De l'aveu d'un papetier, c'est parce que la série présente une telle variété qu'il est impossible d'en présenter un échantillon satisfaisant. Quelle que soit la raison, le résultat est que cette collection s'affiche comme vendue de manière privilégiée dans les librairies, pendant que Fleuve Noir, par exemple, se diffuse largement en grandes surfaces et dépôts de presse.

Mutatis mutandis...

L'évolution constatée dans la collection Série Noire concerne en fait l'ensemble du champ éditorial du polar : on peut penser À la collection des San Antonio, chez Fleuve Noir, où l'on est passé en quelques années de couvertures représentant des femmes échevelées et ultra-maquillées À des couvertures beaucoup plus sobres. De son côté, le polar est largement accueilli dans les collections poche de la littérature générale : pensons À Daenincks publié en Folio, aux côtés de Daniel Pennac. Globalement, on observe une immixtion mutuelle de la littérature générale et du polar :

- des écrivains de polar, de plus en plus nombreux, sont publiés dans des collections générales,
- des collections spécifiques de polar se font jour, qui suivent de près, au niveau de la présentation, les collections générales les plus prestigieuses.

L'élargissement du champ de publication des polars s'explique par l'évolution du genre lui-même, qui provoque sa légitimation et son accueil par d'autres collections. Lire du polar est devenu aujourd'hui une pratique de loisir banale pour les classes cultivées, alors que la littérature sentimentale constitue encore un repoussoir pour la frange supérieure. Des médias prestigieux comme le journal Le Monde ouvrent leurs colonnes aux polars, France Culture leur consacre une émission. C'est que le polar a changé de carte d'identité. J'ai évoqué en introduction le schéma traditionnel de la quête chevaleresque, qui a trouvé me semble-t-il une forme nouvelle dans l'enquête policière. Je crois que nous sommes maintenant sortis du pur roman policier d'investigation, de type Agatha Christie, et que le polar s'est constitué en genre autonome où l'investigation a finalement un rôle secondaire. Ce qui compte, c'est de décrire le monde que la "grande littérature" ne décrit pas ou très peu, et de le décrire en des termes, et selon un point de vue qu'elle n'adopte pas.

Il y a une manière très élitiste de parler du quart-monde, c'est celle de Marguerite Duras dans La pluie d'été : elle dresse un tableau distancié, analytique, de la vie d'une famille À Vitry-aux-Loges. Le "style Duras" est premier et le livre s'adresse en priorité À ceux qui savent le lire.

Il y a la manière "littérature populaire", voire "populiste" : c'est la vieille tradition d'Hector Malot avec Sans Famille, par exemple, où l'écriture invite À l'identification totale avec le milieu et le personnage. Ici, la fonction cathartique est première : cette manière survit aujourd'hui dans le roman sentimental.

Le polar invente en quelque sorte une troisième voie : un auteur évoque un univers fangeux dont le héros fait partie mais où le lecteur est sommé de réfléchir, par exemple pour résoudre une énigme, plus simplement pour répondre À des questions que le héros se pose : l'identification se double donc d'une distanciation. Cette distanciation s'effectue aussi par l'écriture : les polars sont aujourd'hui essentiellement ironiques. La figure du renversement, dont nous avons noté la présence et même la systématisation, participe de cette distanciation : ce que le polar dépeint, c'est, somme toute, l'envers du décor. Dans cet envers, le héros, souvent détective mais pas toujours, remplit le rôle du chevalier dans la quête traditionnelle : c'est un personnage qui observe la réalité, qui la questionne, qui s'y confronte. Le schéma narratif d'un polar est souvent, comme celui des romans de chevalerie, une succession d'épreuves de difficulté croissante.

Le héros du polar est porteur, comme le chevalier, d'une morale, d'une éthique fondamentale À laquelle la société ne souscrit pas toujours. Je pense en particulier au héros de Montalban, Pépé Carvalho, qui défend une certaine idée de la vie, une Barcelone d'avant les jeux olympiques, populaire et colorée, etc. : des valeurs que l'on peut considérer comme les vraies valeurs et que notre société est en train d'écraser. Dans cette optique, on peut considérer le polar, sur un plan proprement littéraire, comme une résurgence, une réinvention de la quête chevaleresque, qui est toujours quête d'une vérité, voire de sa vérité, dans un monde en crise. Et l'on rejoint ici les prémices du genre, l'oeuvre d'Edgar Poe ou de Barbey d'Aurevilly : des énigmes, sortes d'enquêtes policières qui sont en fait prétextes À une réflexion sur le monde, la vie, l'humain...

Mutation du genre, donc, qui expliquerait son accueil dans la littérature non spécialisée. Voyons maintenant la mutation de la littérature spécialisée, ou comment l'édition du polar rejoint l'édition tout court, en adopte les règles et s'y fond. On assiste en fait À l'appropriation par des collections spécialisées en littérature policière des normes éditoriales des collections les plus prestigieuses. Le cinéma nous a offert il y a quelques années un exemple typique de ce phénomène : Les Incorruptibles, série TV populaire des années 60, est transposé en film ; dans ce film figure une scène sur laquelle s'est fondée une partie de sa promotion et qui est un pastiche de la scène des escaliers d'Odessa dans le très fameux Potemkine d'Eisenstein : quelle meilleure manière de signifier que l'on s'adresse À des cinéphiles ? Le même type de stratégie est utilisé dans les polars qui revendiquent leur appartenance À la littérature. Pourtant, le polar est encore classé par les encyclopédies littéraires comme de la paralittérature : c'est dire le chemin parcouru entre l'idée toujours véhiculée par les instances les plus archaïsantes (encyclopédies et manuels scolaires) et la réalité éditoriale et lectorale : dans les faits, le polar a tellement bien rejoint la littérature générale que les éditeurs gomment son côté "littérature populaire" ou "paralittérature". J'ai insisté sur la figure du renversement, de l'inversion : le polar dépeint la face obscure du monde (les quartiers populaires, les mauvaises actions, les sentiments les plus scabreux...).

Peut-on considérer les collections de polars comme la face obscure de la littérature ? Comparons rapidement deux couvertures bien connues :

Que voit-on ? Le nom de l'auteur en capitales, le titre en minuscules, gras, le logo NRF, le nom de l'éditeur Gallimard. La mention "série noire" qui chapeaute l'un fait office d'indication du genre, marquée par "essai" dans l'autre. Sinon ? Fond noir, lettrage blanc et jaune, détourage blanc ; fond blanc, lettrage rouge et noir, filets rouge et noir.

Il n'est peut-être pas aberrant de considérer la collection Série Noire comme figure inversée de la prestigieuse collection blanche. Gallimard a produit assez récemment une collection supplémentaire :

L'existence de cette collection fait À elle seule la synthèse des deux points que j'ai tenté de développer ici :
- mutation du genre polar, au point qu'il est admis À figurer dans les collections les plus prestigieuses ;
- mutation des collections de polar, qui adoptent, pour les subvertir ou non, les règles éditoriales traditionnelles.

Noir, c'est noir ?

Cette double constatation permet de valider l'évolution annoncée du polar populaire en polar polymorphe, la conquête du lectorat traditionnel par un genre marginal, la constitution d'un genre populaire en genre littéraire singulier et autonome. Toutefois, cette autonomie est fragile : en se coulant dans les canons de ce qu'il est convenu d'appeler la "grande littérature", le polar sacrifie une partie de lui-même. Sa spécificité lectorale, d'abord : comme cela s'est passé pour le cinéma ou la BD, grandes sont les probabilités que le lectorat populaire ne résiste pas au passage qui est en train de s'effectuer. Or, la lecture polymorphe que le polar exige semble de même nature que la lecture dite savante que pratiquent les lettrés, et pourrait permettre un pont entre littérature "populaire" et littérature "légitime". Aujourd'hui, le risque est grand que le polar s'efforce de répondre À l'attente de son nouveau lectorat cultivé et évolue encore en se canonisant, À tous les sens du mot (pensons au "conté sec et hypocritement religieux" d'Une poire pour la soif...). Qu'est-ce qui le différenciera alors du reste de la littérature générale ? Rien, si ce n'est une certaine noirceur, mais bienséante, une gouaille railleuse mais pas vulgaire, un simulacre de renversement ; ce qu'illustre, précisément, la nouvelle collection NRF Gallimard : une différence de couleur du fond qui ne fait que souligner une profonde identité. À


(1) Malgré toutes les réserves que l'on peut émettre vis À vis de ce terme, j'ai choisi d'appeler «littérature populaire», l'ensemble de la production écrite vendue en majorité ailleurs que dans les librairies traditionnelles (grands magasins, papeteries, tabacs-journaux, gares...). Les termes de «littérature» et de «populaire» sont tous deux contestables, mais comment dire ?

(2) J. RAABE, La littérature qu'on dit populaire, Histoire littéraire de la France, vol., Éditions sociales, 1980.

(3) PASSERON Jean Claude, Le plus ingénument polymporphe des actes culturels : la lecture, in Bibliothèques publiques et illettrisme, Paris, BPI, 1985.
Claire Docquet-Lacoste