La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°60  décembre 1997

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"Les jeunes lectures durent toujours..."
Les enjeux pédagogiques de la littérature jeunesse
Quelques réflexions ou « réactions »…



Jusqu'alors À peu près tenue À l'abri de l'appétit des didacticiens, la littérature de jeunesse court aujourd'hui le risque de la scolarisation. À l'instar des classiques de la Littérature, pour lesquels l'enseignement formaliste, sans perspectives, du collège et plus encore du lycée, ne fait qu'accroître le fossé les séparant d'un hypothétique «jeune public», les classiques du livre de jeunesse font désormais l'objet de publications À visée didactique (articles de revues, monographies) : c'est donc par leur canal que s'enseignent de plus en plus fréquemment la narration, la description, le dialogue - mais aussi le point de vue, les marques de l'humour, les champs lexicaux des émotions, etc. Autant dire que les jeunes enfants risquent À leur tout d'avoir mal «À leurs Classiques» et de se demander, À chaque nouveau chapitre, sur quel terrain ils vont se voir enseignés - pour être aussitôt évalués…

La littérature de jeunesse offre pourtant un potentiel susceptible de conduire tous les enfants À un haut niveau de maîtrise du lire/écrire. Il suffirait, pour y parvenir, d'inspirer la pratique quotidienne de la classe des deux principes fondamentaux suivants.

1. Mettre À la disposition de tous des ensembles de textes À la fois cohérents et diversifiés, susceptibles de faire s'expliciter des partis pris d'écriture. Il est décisif de rendre l'accès À ces textes possible dès le plus jeune âge par la lecture À voix haute, et ce de façon suffisamment dense : autant, par exemple, la sensibilité aux formes répétitives paraît facile À obtenir, autant le repérage en celles-ci d'analogies et de différences suppose, dès lors qu'il s'obtient en petite ou moyenne section, l'organisation de lectures en réseaux. C'est de cette manière que chaque enfant peut «se construire» une culture, entendue comme compétence À la mise en relations des textes les uns avec les autres (comme de tous objets culturels) - qu'il se construit sujet culturel.

Ainsi, dès la maternelle, habitués À questionner le rôle des pages de garde, les enfants anticipent spontanément la fin de Loup d'Olivier Douzou (Rouergue) : « Ben, i va manger la carotte ! » - en marquant par la-même leur compréhension de la réinterprétation humoristique ; habitués À s'interroger sur le point de vue narratif, ils concluent, après le feuilletage d'Une histoire sombre, très sombre de Ruth Brown (Gallimard) : « C'est l'histoire du chat qui part À la recherche de la souris ! ».

2. Placer, dès que possible au début du cycle 2, la production d'écrit au cœur des pratiques du lire/écrire. C'est parce qu'il doit résoudre des problèmes liés À la production de textes que l'enfant se retourne, dans une attitude qui devient rapidement spontanée parce que résolument culturelle, vers divers textes «de référence» dont il questionne tel ou tel aspect du fonctionnement. Les problèmes rencontrés À l'intérieur d'un type de discours appellent nombre d'observations, d'explications ; ces dernières se multiplient dès que varient À leur tour les types de discours : la résolution de problèmes narratifs ou informatifs, argumentatifs ou poétiques suppose la mise À jour de «règles de fonctionnement» À chaque fois très spécifiques.

Ainsi, écrivant des récits d'ogre ou de sorcière au printemps du CP-CE1, les enfants d'un groupe sont conduits À s'interroger sur le dialogue argumentatif (« comment persuader l'ogre de devenir gentil ? »), ceux du groupe voisin sur l'usage d'une technique littéraire qu'ils ont déjA plusieurs fois rencontrée (faire du livre de formules magiques que découvrent les héros un «livre dans le livre»). (1)

Sur la question plus spécifique du littéraire, j'estime pour ma part fort difficile de distinguer les textes «qui le seraient» de ceux «qui ne le seraient pas». Le littéraire me semble relever, autant que de qualités intrinsèques, d'un point de vue de lecture. Si Comment Wang-Fo fut sauvé (Gallimard) appartient pour nous tous À la littérature, c'est sans doute parce que Marguerite Yourcenar reprend une légende chinoise traditionnelle en forme de parabole pour en faire un superbe «objet de langage». Les contes et les légendes issus directement des traditions orales n'accéderaient-ils donc À aucun statut littéraire ? Qu'on en juge par exemple, après avoir lu La femme-dauphinLégendes des mers, des lacs et des rivières », Gründ), en lui comparant Les Phoques (Bernard Clavel, « Légendes de la mer », Hachette Jeunesse) : on s'y trouvera questionné, en de constants allers-retours, sur le statut du narrateur, le sens même de l'acte d'énonciation narrative, la valeur du patrimoine légendaire - et, de façon plus technique, sur le point de vue narratif, la composition (linéaire ou «en emboîtement»), le jeu des expansions et des ellipses. Autant de questionnements littéraires, que des enfants d'école primaire savent mener À bien - À condition que s'articulent en chacun une organisation (culturelle) de savoirs complexes et, au-delA du plaisir d'écrire, le besoin sans cesse ressourcée de (se) jouer des procédés de l'écriture. À

(1) La démarche des enfants et le contexte qui la rend possible sont décrits au chapitre 5 de Conduire un cours préparatoire (Armand Colin, Pratique pédagogique).
Bernard Devanne