La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°60  décembre 1997

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"Les jeunes lectures durent toujours..."
Les enjeux pédagogiques de la littérature jeunesse
Les contes À l'école



Tout au long de ce dossier, nous évoquons la nécessité pour les enseignants de bien connaître À la fois les textes officiels qui définissent les objectifs d'enseignement et agissent sur les pratiques, la littérature jeunesse À partir de laquelle s'effectue la sélection des livres et leur mise en réseau et enfin les théories de la lecture et de la littérature qui permettent de tenir compte en même temps des lecteurs et des textes. Pour accompagner ces réflexions qui ne cessent d'évoluer il existe des ouvrages qui approfondissent tantôt l'actualité des programmes et des pratiques, tantôt l'état de l'offre de livres, tantôt le point de vue de la recherche. Rares sont ceux qui tiennent les trois axes en même temps. Une collection, chez Bertrand-Lacoste (1), dirigée par Marie-Claire et Serge Martin tente pourtant de le faire avec trois premiers ouvrages : Le roman d'aventure À l'école/Danièle Marcoin, Les poèmes À l'école/Marie-Claire et Serge Martin, et Les Contes À l'école/Serge Martin. C'est ce dernier ouvrage que nous présentons ici.

Serge Martin est un auteur dont nous suivons le travail notamment À travers la revue Le Français Aujourd'hui (2) dont il est membre du comité de rédaction. Il y signe tantôt des textes sur l'actualité de la lecture et de l'écriture, tantôt des analyses alliant livres, auteurs, lecteurs et pratiques, tantôt des chroniques, sur la poésie, le plus souvent (3). Nous avions déjA signalé dans cette revue l'excellent livre auquel il avait participé Les Indiscutables : 99 livres pour bâtir une BCD (4). Dans la collection que nous évoquons ici il s'adresse aux enseignants des écoles maternelles et élémentaires, À leurs formateurs, avec les objectifs suivants :
« Chaque ouvrage relie un regard historique et critique À des propositions pédagogiques. Il réunit :
- une problématique en vue d'un professionnalisme À la hauteur des enjeux de l'école aujourd'hui ;
- des activités autour de groupements de référence (textes et images, livres et supports variés) pour les trois cycles de l'école ;
- une bibliographie pour l'enseignant, pour les élèves et la bibliothèque de l'école.
»

Un regard critique et historique
Dans la première partie, après une introduction qui précise le choix emblématique du (des) Petit(s) Chaperon(s) Rouge(s) - sous-titre de l'ouvrage - et commente rapidement les textes officiels concernant la transmission des contes de 1972 À 1995, l'auteur emprunte un « détour doublement critique : parce qu'il interrogera les «théories de référence» (...) ; parce qu'il tentera de construire une théorie de la spécificité et de l'historicité des contes (...) Bref, il s'agit bel et bien de rendre au conte son actualité. » (p. 10)

Au cours de quatre chapitres où l'érudition le dispute À l'engagement, Serge Martin bouscule des représentations tenaces «la magie de l'heure du conte», refuse toute sédimentation des pratiques par les «savoirs savants» qui pourraient inciter, l'émerveillement passé, À faire disséquer les contes comme de simples structures mécaniques et constantes.

Quelques points ont particulièrement retenu notre attention dans cet ensemble qui peut parfois décourager les lecteurs peu informés par l'abondance de citations (mais ça devrait inciter À lire), la maîtrise des courants littéraires et du champ pédagogique... et le ton ça et lA péremptoire, l'auteur étant connu pour faire franchement place nette avant de déployer des préférences qui, À l'en croire, sont les seules références possibles. Heureusement, il défend bien ce qu'il estime devoir être partagé et que nous partageons :

le refus de toute simplification, toute schématisation par l'affirmation constante de l'écriture et de la lecture comme des aventures non séquestrables dans des grilles, des étapes, des modèles À repérer et À reproduire : « Le jeune «scripteur» sait bien qu'on ne rédige pas un conte avec des ingrédients ; même si la liste est complète, il manquera toujours quelque chose. On n'écrit pas avec une recette voire des recettes, car l'écriture comme la lecture est d'abord aventure, risque et engagement. Dans le domaine du conte, on a vite compris qu'avec de tels ingrédients on perd l'énonciation pour ne garder qu'un pâle énoncé. » p. 46
- la défense de l'écriture, la revendication d'approches historicisées ne réduisant pas les contes en UN conte, genre littéraire primitif, issu d'un fond oral lointain, universel, sans auteur et donc sans écriture.
- les appels continus aux spécificités, au singulier, aux originalités des événements dès lors qu'il s'agit de rencontres toujours contradictoires entre des sujets et des oeuvres culturelles, de ce fait toujours vivantes.
- l'insistance À faire du conte une lecture non propédeutique À d'autres lectures À venir, plus complexes mais bien une lecture savante tout de suite.


Activités pour les trois cycles de l'école

Dans la deuxième et la troisième parties, suivent des propositions didactiques :

Autour de cinq thèmes (deuxième partie) :

- la lecture comparative des contes
- les usages culturels des contes
- l'analyse des personnages
- la lecture de parodies
- le recours aux images pour une meilleure lecture

Pour une entrée dans la forêt de quelques contes : Le Chat Botté, les frères Grimm accompagnés par les images de Maurice Sendak et une lecture de La petite fille aux allumettes.

L'ensemble de ces propositions est constamment nourri de références, d'incitations À croiser les lectures, À ne pas les enfermer, À découvrir encore au bout de plusieurs lectures d'autres ramifications, d'autres liaisons, d'autres jeux de sens possibles.

Il serait dommage de ne pas signaler que, lorsque Serge Martin ne trempe pas sa plume dans l'acide, son écriture est heureusement sulfureuse, aux opposés des consensus, des bienséances et des visions lisses de l'enfance et des textes. Ainsi, évoquant Eva (5) donne-t-il place aux visions de la ville de Joos : « Visions nocturnes de nos villes modernes qui, depuis Baudelaire, accentuent, énervent, les désirs inassouvis sur fond de déréliction : la tristesse profonde du monde. » ; ainsi compare-t-il Eva À « Yellä Rittlander, la petite fille qui jouait dans Alice dans les villes » ; ainsi présente-t-il le départ d'Eva, la petite vendeuse nocturne de fleurs « les fleurs du mal ? » : « Une rose rouge reste lA, devant le lecteur qui se souvient du nez rouge du clown du voyage d'Oregon qui gisait dans la neige À la toute fin de cet album aux deux mêmes auteurs (Le Voyage d'Oregon, Pastel, L'École des Loisirs, 1993 ; l'épitaphe en était le poème « sensation » d'À. Rimbaud.) » ; ainsi rejoint-il le lecteur « au seuil d'un retour À la réalité qui ne soumet plus l'impossible À l'étroitesse du possible. Si le « n'écrire que du vent » de Boris Vian vient en épigraphe À ce livre, c'est pour rappeler que le livre dit pour enfants ne doit pas oublier le non serviam que Baudelaire revendiquait quant À la poésie - et que nous revendiquons volontiers pour toutes les oeuvres À l'école et particulièrement pour les contes. Aussi Rascal et Joos lancent-ils un défi qu'ils tiennent jusqu'au bout. Le livre en témoigne : le récit d'une enfance libre a lieu dans un monde où elle n'a pas lieu d'être, étant donné ce qu'il est. » p. 146. À


(1) Il s'agit chez Bertrand-Lacoste de la collection Parcours didactiques À l'école.

(2) Le Français aujourd'hui, Revue trimestrielle de l'Association des Enseignants de Français (AFEF) , 19 rue des Martyrs, 75009 Paris.

(3) Dans Le Français aujourd'hui n°118, nous vous recommandons sa chronique sur Claude Ponti : De la répétition au rythme.

(4) Les indiscutables : 99 livres pour bâtir une BCD, raymond Le Loch, Claude Le Manchec, Marie-Claire Martin, Serge Martin, Annie Perrot, Janine Thibaud, CRDP du Val d'Oise, Bât. Jacques Lemercier, ( avenue de la palette, 95000 Cergy.

(5) Eva ou le pays des fleurs, Rascal et Joos, Pastel, École des Loisirs, 1994.

Yvanne Chenouf