La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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Imaginer, ça s'apprend


On lira ci-après la transcription de la table ronde organisée le 6 décembre 1997 par les Editions Rue du monde dans le cadre du Salon du livre de Montreuil à l'occasion de la parution de Grammaire de l'imagination de Gianni Rodari. (*) Cette table ronde était animée par Michel Defourny, maître de conférences à l'Université de Liège.

(*) Grammaire de l'imagination. Gianni Rodari. Traduit et préfacé par Roger Salomon. Ed. Rue du Monde 1997. Diffusion Harmonia Mundi. 223 p. 115F.


Michel Defourny : Nous sommes donc ici pour nous entretenir d'un thème particulièrement passionnant : est-ce que l'imagination, ça s'apprend ? Notre point de départ, c'est la réédition de Grammaire de l'imagination de Gianni Rodari, parue en traduction française il y a quelques années déjà aux Éditeurs Français Réunis, réédité par Messidor en 1986 et qui vient d'être réédité cette année. La traduction, superbe, est de Roger Salomon, spécialiste de littérature italienne, présent parmi nous.

Pour participer à ce débat sont également présents, Jean Foucambert spécialiste de la lecture, co-fondateur de l'AFL, dont les travaux font autorité et sont très appréciés à la fois par les spécialistes et les acteurs de terrain. Jean Perrot, spécialiste incomparable de littérature de jeunesse, formé à la littérature comparée et auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Du jeu, des enfants, des livres et Art baroque, art d'enfance. Il préside l'Institut International Charles Perrault qu'il a créé. Alain Serres auteur de nombreux livres pour enfants parus chez de nombreux éditeurs (Gallimard, Albin Michel, Pastel, Cheyne Éditeur pour la poésie). Alain Serres anime également beaucoup d'ateliers d'écriture et il a fondé récemment Rue du Monde.
Deux mots pour me situer. Je suis moi-même amateur de littérature de jeunesse , amateur au sens qu'avait ce mot au 18ème siècle : celui qui aime. Et je m'en occupe à la fois comme critique et comme médiateur.

Peut-être, pour commencer le débat, allons-nous situer d'abord la figure de Gianni Rodari, un fameux personnage. Qui pourrait mieux que Roger Salomon le présenter puisqu'il l'a connu personnellement et qu'il a largement contribué à le faire connaître en France ?

Roger Salomon : Présenter Gianni Rodari, personnage tellement complexe, en dix minutes tient de la gageure totale.
Quelques jalons. Rodari, c'est avant tout un grand écrivain pour la jeunesse qui a eu le prix Andersen en 1970. Il a été journaliste, écrivain (pas seulement pour la jeunesse) et pédagogue de la créativité. Il a longtemps milité dans ce qu'on appelle le mouvement de coopération éducative qui est, en Italie, une branche du mouvement Freinet. Il a contribué à rénover complètement et la création dans le domaine de la littérature de jeunesse et la pédagogie de la créativité.
Mais je voudrais vous parler de sa grammaire de l'imagination. Qu'est-ce à dire ? Horreur ! grammaire et imagination... quel rapport entre les deux ? On n'a pas l'habitude de voir accolés ces deux mots. Il y a une apparente antinomie entre eux : la grammaire rébarbative... l'imagination qui s'envole... Le titre en lui-même est déjà volontairement provocateur. Le sous-titre : Introduction à l'art d'inventer des histoires. Là encore, on est à contre-pied d'un préjugé selon lequel l'imagination est une faculté qui échappe à toute norme, qui n'a aucun rapport avec la logique et la réalité. Ce préjugé se rattache paradoxalement à deux mythes contradictoires.

D'une part, dans le domaine littéraire, à celui de la création ineffable, inimitable, réservée à une élite d'artistes au-dessus de la mêlée, inégalables, inimitables. D'autre part, dans le domaine pédagogique, il y a eu et il y a encore ce mythe libertaire, spontanéiste de la non-directivité, de l'enfant naturellement débordant d'imagination, capable de créer tout seul et qui n'a nul besoin qu'on le stimule. Rodari réagit contre cela en montrant qu'on peut très bien donner une impulsion initiale, une aide à créer des histoires, à avoir des points de départ à l'invention. Cela se rattache à une déclaration importante de Italo Calvino qui a défini ce livre comme étant une « somme du gai savoir de Rodari », livre à la fois « de poésie pour pédagogues et de pédagogie pour poètes. » Pédagogie pour poètes... formule bizarre car on se retrouve à nouveau dans cette idée de création artistique spontanée. Alors qu'il n'en est rien. Edgar Poe, dans un article qui s'appelait Philosophie de la composition, avait fort justement remarqué qu'on avait tendance à faire croire que les artistes créaient dans un halo de mystère que de toutes façons personne ne pourra pénétrer. Il aurait bien voulu qu'un écrivain décrive les coulisses de sa création et en dise les processus.
Cela se rattache à deux déclarations, l'une de Valéry qui disait : « Les Dieux nous donnent gracieusement le premier vers, à nous de nous débrouiller pour écrire les autres », l'autre d'Alain, encore plus provocateur, « La création littéraire, c'est 1% d'inspiration et 99% de transpiration ». Tous les usages de la parole pour tout le monde afin, non pas que tout le monde soit artiste - encore que, pourquoi pas - mais pour que personne ne soit esclave, est une des grandes formules de Rodari. Il a une conception démocratique de l'imagination et il a travaillé avec des enseignants en organisant des conférences et en animant des séminaires.

C'est d'un séminaire qui s'est déroulé en Émilie Romagne qu'est né ce livre. C'est à la fois le résultat de la réflexion personnelle d'un créateur sur sa création, de l'exploration des sentiers de la création et d'un travail d'équipe, d'expérimentation. Très dialectique, chaque fois qu'il suggérait des techniques d'invention d'histoires, elles étaient aussitôt mises en pratique dans des classes maternelles, primaires et de collèges.
Quelques caractéristiques de Grammaire de l'imagination. Rodari s'est toujours efforcé de démystifier les clichés, les stéréotypes, les idées toutes faites et il s'en est pris, par exemple, au véhicule idéal qu'est le proverbe. En voilà un exemple. Il y a deux versions, dans ses Histoires au téléphone, de ce très court proverbe « La nuit tous les chats sont gris », l'une pour enfants et l'autre pour adultes parce que plus pessimiste, qui disent ceci :
« La nuit tous les chats sont gris (le dire en pontifiant).
- Oui, mais moi je suis noir, miaula un chat noir.
- Non, les vieux proverbes ont toujours raison.
- Oui, mais moi, je suis noir quand même. »
Le vieux proverbe fut tellement déçu qu'il tomba du toit et se cassa une jambe.
L'autre version : un vieux proverbe déclarait que la nuit tous les chats sont gris mais un chat dit : Oui, mais je suis noir... Le vieux proverbe reçut un tel choc qu'il en mourut et ses parents furent plus que jamais persuadés que les chats noirs portent malheur !

Voilà une excellente illustration d'un des thèmes de Rodari dans toutes ses oeuvres : la démystification des préjugés, des superstitions, de l'esprit d'apocalypse.

Il présente un certain nombre de techniques, de stimulations, de coups de pouce initiaux à l'imagination. Des thèmes inducteurs à partir de mots. Ce qu'il appelle le binôme imaginatif ou, pour les enfants, le duel de mots. On part de deux mots assez éloignés sur le plan sémantique du type non pas chien/cheval mais chien/armoire. (Lorsqu'il était enseignant, il envoyait un enfant écrire un mot sur la face visible du tableau pendant qu'un autre écrivait un mot de l'autre côté. Quand on tournait le tableau, c'était l'hilarité générale...). On peut les réunir par des prépositions : le chien sur l'armoire... l'armoire du chien... le chien dans l'armoire... etc. et à partir de là, on peut inventer des histoires. L'armoire du chien, cela peut évoquer le «chien-chien à sa mémère», avec ses faux os en caoutchouc, ses faux chats pour jouer, etc., etc.. Le choc de deux mots, donc, qui fait jaillir l'étincelle qui donne envie d'écrire une histoire...
Autre thème inducteur, ce qu'il appelle le préfixe arbitraire devant un nom. On peut ainsi inventer un dé-canon pour dé-faire la guerre. Pour cela, un coup de dé-trompette suffit !

Les histoires continuées aussi, qui consistent à faire rebondir un conte terminé. Il a, par exemple, imaginé une suite à Pinocchio : Pinocchio le malin. (Pinocchio a le nez qui s'allonge chaque fois qu'il ment... Pourquoi ne pas exploiter cela ? Pinocchio dit de plus en plus de mensonges et son nez s'allonge de plus en plus. En le sciant, il se retrouve avec un immense tas de bois et peu à peu, devient le grand PDG d'une véritable usine de bois avec deux employés en gants blancs qui lui scient le nez !) Ce sont souvent des histoires projectives. « Sur la planète Mars, dit-il à des enfants qui affirment ne pas avoir peur des fantômes, il y a des fantômes dont on se moque car ils ne font plus peur à personne. Alors, ils décident d'émigrer sur la terre où l'on dit que des gens ont peur des fantômes. » Et aux enfants d'imaginer la suite...
Je pourrais parler pendant des heures des idées de Rodari !

M. Defourny : Nous y reviendrons, mais adressons-nous au pédagogue maintenant. Au 19ème siècle et au début du 20ème, l'imagination avait mauvaise presse à l'école. On la considérait comme la folle du logis. C'était une faculté décriée que l'enfant partageait avec la femme et le primitif et il fallait que l'enfant soit le plus rapidement possible éveillé au réel. D'où, la célèbre leçon de choses, toute une série de procédés pédagogiques pour que cette imagination soit canalisée et finalement éteinte. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Jean Foucambert : Je ne sais pas, mais je crois qu'il n'y a pas de raisons que cela ait changé.
Je voudrais d'abord dire pourquoi je suis satisfait qu'on parle d'imagination et non pas d'imaginaire. L'imaginaire, comme tous les mots comme dictionnaire qui se terminent en «aire», exprime l'idée de recueil d'images, et nécessairement d'images toutes faites, qu'on stocke. Pour prendre une formule facile, je dirai que l'imaginaire dominant est celui de la classe dominante. Je suis très sensible au fait que Rodari ait écrit contre cela. Je redoute beaucoup d'une certaine littérature de jeunesse commerciale et de la manière dont on s'adresse aux enfants qui consiste à «conformiser» un stock d'images à partir desquelles ils vont combiner, penser, mais penser toujours la même chose au milieu d'adultes qui vont faire semblant de s'étonner de cette créativité enfantine. Je redoute cette réaction à la période où on brimait l'imagination des enfants car on continue de se défendre contre l'enfance en donnant à l'enfance des réponses toutes faites y compris, je le répète, à travers la littérature de jeunesse. Il y a donc une vigilance à exercer en permanence. Je sais gré à Rodari qui, en parlant de grammaire de l'imagination, évoque la possibilité de diverger à partir de ce qu'on vous propose et de penser autre chose. Cette possibilité n'est pas un don naturel, c'est quelque chose qui s'entraîne et se produit à travers un travail systématique. Le mot grammaire me fait penser à travail. L'imagination, c'est le résultat d'un travail délibéré.

Je trouve très bien que cette grammaire de l'imagination porte sur l'écrit et sur l'écriture. Valéry, cité tout à l'heure, écrivait : « On me demande toujours ce que j'ai voulu dire. Je ne le sais pas, je sais ce que j'ai voulu faire. ». Ce faire renvoie aussi au travail, au fait qu'on n'arrive pas à l'endroit que l'on croyait. On part avec une vague idée de ce qu'on veut dire ; on est confronté à un outil particulier, l'écrit, qui conduit là où on ne pense pas aller quand on ne s'en sert pas. C'est important, pour les pédagogues et les spécialistes de la littérature de jeunesse, de réfléchir au pouvoir qu'a l'écrit de faire penser autrement parce que c'est précisément un langage différent du langage oral et de l'image. Son usage permet d'ajouter de la cohérence à l'imagination et de la confronter à la durée. C'est par l'écrit que l'imagination atteint l'utopie. L'imaginaire peut être une suite d'images, plus ou moins brillantes. Grâce à l'écrit, outil de construction théorique, l'utopie est une invention d'un système cohérent. Rodari est intéressant dans la mesure où il invite à questionner le succès actuel de l'imaginaire et l'usage de l'écrit trop souvent réduit à du transcrit, sans travail d'écriture qui seul permet de parvenir à une autre manière de concevoir le monde et de le faire fonctionner.

M. Defourny : Au centre des règles proposées par Rodari, nous pouvons nous interroger sur les rapports du jeu et de l'imagination.

Jean Perrot : Je souscris à ce qu'a dit Jean Foucambert sur l'utopie, mais pas à ce qu'il a dit à propos du travail. Roger Salomon a montré que Rodari a fait du Pef avant la lettre. On arrive à l'écrit à partir de l'oralité, par une mise à distance des clichés. Tour le projet de Rodari est de rénover la littérature.

Son livre est contemporain de la période de rénovation du français, dans les années 70, sous l'impulsion de la linguistique (les jeux structuralistes) mais aussi sous l'influence de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) à un moment où tous les travaux des surréalistes, de Queneau, sur ces jeux de la langue, les jeux de transgression. Jacques Charpentreau dans son livre Le mystère en fleur : les enfants et l'apprentissage de la poésie a bien montré que ces travaux, au départ des exercices, vont très vite déboucher sur le poétique afin que chacun, comme disait Éluard, puisse être poète. Poésie au sens d'expression unique, personnelle.

Rodari est parti des travaux des russes, de Chklovski et de son article écrit en 1916 L'art comme procédé, des poètes russes (Klemnikoff, Maïakovski) qui ont travaillé à la rénovation d'une langue mise à disposition de chacun. Rodari a travaillé en formation continue pour donner la parole aux ouvriers, paysans, chômeurs en leur donnant conscience des procédés car le capital culturel des favorisés, c'est la connaissance des règles de fonctionnement de la langue.
Le deuxième élément est la prise en compte de la psychologie de l'enfant, de l'idée de Piaget que la pensée enfantine est fondée sur des binaires, des oppositions.
Et puis le jeu. Les théories sur le jeu ont évolué. Ce qui me semble important chez Rodari, et qui devance et amorce ce qui se fait dans les ateliers d'écriture, c'est cette idée de travail de groupe, de croisement des inconscients qui fait, comme chez les surréalistes, un moment de «surchauffe», au « point incandescent » disait Breton, là où il y a une divergence et une libération conduisant à des liaisons nouvelles. Cette conception du jeu est originale, c'est une sorte de dynamique de groupe, de projection, de créativité les uns par rapport aux autres.

J'ai beaucoup pratiqué en formation continue et j'utilisais régulièrement un jeu qu'on appelle «la pierre dans l'étang» parce qu'il cimente les groupes.
On va le faire.
Nous sommes un étang, une mare relativement immobile et amorphe. Cette masse, je lui demande de se reposer, de ne plus faire de vagues et on va lancer une pierre qui va faire des ondulations. Quelqu'un veut-il lancer un mot ? Chocolat. Bien ! Ce mot, laissez-le tomber en vous, faites abstraction de tout, laissez-vous aller et associez. Qu'est-ce qui vient (en l'écrivant le plus rapidement) ? On va voir, dans une minute, comment les inconscients sont liés et un jeu s'introduit.



Des listes de mots sont énoncées par la salle qui conduisent Jean Perrot à faire les commentaires suivants :
- Vous avez là une pulsion ludique suggérée par un mot et qui va jusqu'à l'épuisement de cette pulsion d'écriture, d'oralité et de l'imaginaire.... on passe de la matière lourde et sensuelle à l'abstraction du sublime, c'est-à-dire à la quintessence de la poésie du chocolat...
- Là, on part du plaisir/désir et on va au réconfort.
Pour l'instant on explore le signifié et on n'a pas de jeu sur le signifiant, mais...
- Là, chocolat étant composé de phonèmes ouverts, on a fermé les choses pour aller du «a» au «i». Dans le triangle phonologique de Jacobson, c'est antithétique. C'est donc une danse buccale qui nous fait sauter et qui s'oppose à la jouissance sensorielle qui était donnée par une animation rythmique...



Rodari, c'est cela. Par ce travail de groupe, on prend conscience de son propre langage, de son investissement dans la langue et dans le groupe. Le préalable à la création, c'est le rapport avec les autres et ce qu'on veut exprimer dans une phrase simple. Après, il y a effectivement le travail. Toute création est violence car elle supprime l'être au monde pour aller vers l'abstraction. A ceux qui n'ont pas le temps ou l'occasion de le faire, Rodari fait toucher ce plaisir sensuel de la création en groupe et de prise de possession de la langue. Après, à Dieu vat !

M. Defourny : Voilà la transition pour Alain Serres qui va peut-être prolonger l'intervention de Jean Perrot à travers sa pratique d'atelier d'écriture.

Alain Serres : Après «le gai savoir» de Rodari, et le «gai bonheur» de parler de Rodari, je vais vous dire mon «gai plaisir» à pouvoir ressortir Grammaire de l'imagination pour qu'il soit à nouveau disponible.

Ce qui a allumé mon feu de jeune instituteur en formation à l'Ecole Normale de Versailles dans les années 75/80, ça été la lecture de ce livre. Si j'ai moi-même écrit et travaillé dans ma classe avec ces démarches, c'est parce que j'ai eu le bonheur de connaître ce bouquin. Aujourd'hui, je rends un peu la monnaie à Rodari.

J'ai fait une cinquantaine df'ouvrages pour la jeunesse mais dès mon premier livre paru à La Farandole, qui s'appelait Pain-beurre et chocolat, j'ai été en relation avec les classes, les centres de loisirs, etc.. Comment mieux travailler avec les enfants avec ses propres textes qu'en les aidant à les dépasser ? Rodari nous y invite, nous invite à chahuter l'écrit, nos écrits.
J'ai vite compris que la meilleure leçon de Rodari, ce n'était pas tant de se faire des fiches. Être rodarien, c'est se fabriquer soi-même ses propres outils pour titiller les mots, les faire s'entrechoquer. Plus les contraintes sont contraignantes, démentes, plus elles nous emmènent loin. Moins les enfants réussissent quotidiennement avec la langue, plus ils ont besoin de contraintes solides, étonnantes, emberlificotées, rompant avec le réel. Pour que la fusée décolle, il faut une rampe solide. Les beaux résultats sont en relation avec l'audace intellectuelle de la consigne. Comment se navrer de corriger des copies dans lesquelles les enfants ont eu à raconter leur dimanche ?

Ainsi, à Marseille, on avait un fil rouge entre les classes pour faire l'unité de ces 17 histoires que nous avions appelées À la vapeur. C'était une sorcière qui apportait une contrainte à un gamin, Ludo, qui devait inventer une histoire pour les 17 siècles de la sorcière. A un moment, elle lui dit : « Dépêche-toi, par mes savates, il faut que tu te hâtes ! » Ludo prend les savates de la sorcière, les retourne et y voit écrit : Véritable peau de crocodile d'Asie. Il fallait bien qu'il se débrouille avec ces mots pour démarrer quelque chose. J'ai proposé aux enfants de faire une sorte d'anagramme à partir de la véritable peau de crocodile d'Asie. Les enfants ont installé les lettres sur la table pour produire d'autres mots, d'autres phrases. Dans ce charivari des lettres, on a produit une phrase, point de départ d'un histoire, véritable charivari elle aussi, y compris dans son contenu de remise en cause des pouvoirs. Il y a donc un vrai lien entre la nature de la contrainte et la production des enfants.

M. Defourny : Vous rejoignez donc ce que disait Jean Foucambert à propos de la contrainte et du pouvoir, qui mènent à une écriture où nous ne pensions pouvoir arriver : une novation, une création. Mais il serait intéressant que le public soit relate des expériences soit interroge les intervenants.

- Dans la salle : J'aurais aimé avoir des conseils bibliographiques autres que Rodari. J'écoute une émission toute les semaines Les papous dans ma tête sur France Culture et je me suis demandé s'il y avait un recueil de ces exercices.

M. Defourny : Rodari est l'ancêtre de ces démarches. Il y a eu Georges Jean, Jacques Charpentreau, Jacqueline et Claude Held qui ont été publiés aux Éditions Harlin Quist, par François Ruy Vidal. Tous les livres publiés aux Éditions Magnard comme la Petite fabrique de littérature, présentent un décompte systématique des procédures d'écriture en classe, très bien faits bien qu'un peu rigides. Il y a malgré tout une spontanéité assez attirante...

A. Serres : Je conseille aussi ces livres. La petite fabrique de littérature est remarquable de finesse et d'intérêt, mais ces livres ont été écrits dans la foulée de Rodari. Rodari apporte un petit plus qui est le rapport au monde qu'il partage à travers ses contraintes et ses consignes. Il ne propose pas cette démarche comme outil pédagogique - même si c'en est un, remarquable - mais, pour employer un mot un peu usé, comme un outil de construction de citoyens qui ont un rapport critique et novateur au monde. Il ne faudrait pas vider cette démarche intellectuelle audacieuse et le souffle de Rodari par des pratiques trop techniciennes.

M. Defourny : On dépasse, avec Rodari, l'écriture proprement dite pour arriver à un rapport au mode différent, qui est non seulement celui de la contestation mais aussi de la remise en question des stéréotypes d'origines sociales, scientifiques, culturelles, comme on l'a dit précédemment. C'est une provocation permanente et c'est un peu l'ingénieur qui cherche la colle qui ne colle pas. La capacité de poser des questions inverse notre rapport au monde. Un peu ce que Laborit écrivait dans son Éloge de la fuite quand il s'agissait de définir l'imagination : une capacité de mettre en relation ce qu'il était impossible de mettre en contact avant que nous n'ayons eu cette espèce de formation qui fait que nous n'acceptons pas la réalité telle qu'elle est, qu'elle soit linguistique, scientifique, politique. Le souffle de Rodari dépasse le cadre de la littérature proprement dite.

J. Perrot : La réédition de ce livre correspond à un dépassement des exercices structuraux un peu mécaniques faits à une époque. Il y a un livre que je défends beaucoup puisque j'en ai fait la critique dans la Revue des livres pour enfants, c'est celui de Serge et Marie Claire Martin : La poésie à l'école qui montre qu'il y a eu l'enfant des poésies (La Fontaine), l'enfant naturellement poète de Queneau et des surréalistes, l'enfant des exercices structuraux et aujourd'hui, il y a l'enfant qui écrit comme Bernard Noël, qui peut faire de la poésie, qui n'a pas ces normes figées, pour qui écriture c'est vie et découverte du monde, qui est une personnalité à part entière et non pas l'écolier comme modèle du citoyen.

J. Foucambert : Il y a quelque chose de dangereux dans les évolutions actuelles. Dès qu'il y a une bonne idée, elle est transformée, retournée. Ce qui est important, c'est le côté «grammaire» vers quelque chose qu'on ne connaît pas alors qu'on a toujours enfermé l'enfant dans ce qu'on connaît pour qu'il le reproduise. C'est peut-être utile de connaître la structure du conte, du récit, mais quel usage en fait-on dans l'école sinon enfermer les gens dans la structure ? On ne leur donne pas un moteur qui produit de la transformation, on leur donne un moule dans lequel ils doivent faire fonctionner quelque chose. On a tous besoin d'être très vigilants car toutes ces choses peuvent flatter nos sentiments pour les enfants. Il faut avoir un regard politique à cet égard, au niveau de la production et des écrits de la littérature de jeunesse. Sans jouer sur les mots... fabrique de la littérature... la littérature est à fabriquer et non pas à reproduire à travers des procédés énumérés.

- Suzy Morgenstern (écrivain, dans la salle) : Vous allez l'air de détester le concret, la promenade en forêt le dimanche. Cela me trouble beaucoup parce que j'adore le concret. Doit-on rejeter cet aspect, nous les écrivains de jeunesse qui sommes appelés à faire des ateliers d'écriture dans les classes ? La plupart pratiquent les jeux et les contraintes, et moi pas ! Alors, je veux une justification pour moi-même.

J. Perrot : On ne rejette pas le concret. Pourquoi ne pas faire raconter le dimanche, après tout, si c'est fait d'une manière esthétique...

M. Defourny : A condition que le dimanche ne soit pas le dimanche de convention et stéréotypé auquel tout le monde s'attend.

J. Perrot : On peut faire le récit du petit Nicolas, ce sont des dimanches assez amusants.

A. Serres : A condition aussi qu'on ait eu un dimanche en forêt ! On a pu constater toutes les limites des techniques du type texte libre qui ont fait fureur. Je ne pense pas qu'il y ait contradiction entre ce qui est du domaine du jeu avec ses jongleries et le réel avec sa gravité. Cette démarche d'agitation intellectuelle peut s'appliquer au réel et pas forcément pour inventer un monde avec un imaginaire un peu gratuit, un peu vide. J'ai fait avec des enfants d'Argenteuil un livre qui s'appelait Lettre à ma planète avec cette démarche de prise de parole publique porteuse de sens que représentent les lettres ouvertes. On n'était pas du tout dans l'imaginaire mais dans le quotidien et pourtant, c'est la démarche rodarienne qui m'a permis de mettre en chantier ce que les enfants avaient à dire, à produire, à écrire à propos de leur réel. Existent aussi les outils pour mettre en chantier non pas les jeux gratuits de l'imaginaire et de l'imagination mais l'audace de parole, de mises en mots, de rapports détendus avec l'écrit. Mille jeux qui sont des biais pour passer les premières murailles de l'expression peuvent naître à sa propre manière à partir de cette démarche. Il serait navrant qu'il y ait des cours d'imagination dans les écoles alors que cette démarche peut être inspiratrice de la manière de faire la classe ! Elle déborde le domaine de la littérature. La démarche du mathématicien, de tout scientifique, appelle à un moment donné l'hypothèse, la remise en question de la vérité établie. Je vous renvoie au discours de Saint John Perse lors de la remise de son prix Nobel qui fait référence à l'imagination. Science et littérature sont frères et soeurs par ce lien.

J. Perrot : L'enseignant doit entrer lui-même dans ce jeu...
- dans la salle : Je trouve qu'il est difficile pour l'enseignant de faire passer les enfants d'un jeu que vous avez qualifié d'intellectuel à une expression qui soit personnelle. Il est facile de faire des jeux dans une classe mais ensuite comment faire pour qu'ils soient profitables à l'expression personnelle ?

J. Foucambert : C'est intéressant de voir l'usage des mots. Je me sens proche de Freinet qui place le travail au cœur du processus et critique le jeu. Toute la littérature se propose explicitement de changer la vie et de transformer le monde, pour rappeler les mots de Rimbaud et de Breton. On apprend dans le projet de changer. Le piège de l'école est de faire croire que l'enfant aurait d'abord à apprendre avant de mettre en œuvre. Ce que dit Freinet, et Rodari, c'est qu'on ne peut pas apprendre à faire autre chose que ce qu'il faut apprendre à faire. Si imaginer et écrire, c'est être dans des pratiques de transformation, c'est en étant dans cette transformation qu'on apprend et non pas dans l'apprentissage de ce qui permettra plus tard la transformation. Il y a donc dans Rodari, une remise en cause du statut de l'enfant en le faisant acteur et non pas apprenti de la transformation.

- Dans la salle : Je voulais évoquer les ateliers d'écriture de Droit de cité dont on entend beaucoup parler dans la presse en ce moment. Ils prouvent que, quand il y a une urgence politique d'écrire comme pour ces adolescents en général mauvais élèves des banlieues, alors on accepte les contraintes des consignes dont vous parliez tout à l'heure et qui sont tout simplement d'apprendre la grammaire et la langue.

- dans la salle : Une question à Roger Salomon qui a connu Rodari. Dans le quotidien, Rodari ressemblait-il à sa grammaire ?

R.Salomon : Oui. C'était une effervescence, dans ses interventions dans les classes, dans ses conférences et en privé. Dans son bureau, en train de parler de ses projets, c'était un jaillissement continuel.
Une remarque : tout à l'heure Foucambert faisait justement remarquer qu'il ne fallait pas parler d'imaginaire. Or, beaucoup de personnes me parlent de la grammaire de l'imaginaire. Cela me fâche, car l'imaginaire, c'est passif, c'est un pays qu'on visite sur les ailes d'un oiseau, alors que l'imagination est créative. Ce livre a d'autres intérêts. Gianni Rodari y fait en particulier une analyse polysémique, psychanalytique, psychologique et linguistique de textes d'enfants produits dans les écoles de Reggio Emilia, de jeux également.
Dans le livre de Rodari, malgré le jaillissement, l'humour et les trouvailles, il y a une grande sensibilité. Il parle remarquablement, avec beaucoup de discrétion et de mesure, par exemple des rapports du petit enfant et de sa mère.
Une dernière chose qui me paraît importante à propos de l'utopie. Rodari ne s'est jamais inscrit en faux contre les contes populaires. Il les a toujours défendus et il a écrit une défense du Petit Poucet dans laquelle il montre que les contes, anciens ou modernes, sont une façon de remettre le monde en question. Je cite dans ma préface : « Les contes, par un singulier renversement de leur situation dans l'histoire humaine, ont aujourd'hui plus à voir avec la dimension de l'utopie qu'avec celle de la nostalgie du passé. Ils sont les alliés de l'utopie et non pas du conservatisme. C'est pourquoi je les défends parce que je crois en la valeur de l'utopie, passage obligé de l'acception passive du monde à la capacité de la critiquer, à l'engagement pour le transformer. Le Petit Poucet a encore quelque chose à dire. »

M.Defourny : Nous pouvons conclure ainsi. Merci à tous.

mars 1998