La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°61  mars 1998

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novembre 1997
3èmes Assises nationales de la Lecture

La lecture dans ses quartiers


"Comment, à partir de la rencontre de jeunes adultes en réinsertion avec un écrivain, l'écriture et la lecture ont été remises en question.
Comment le rapport à l'écrit de ces jeunes a-t-il été interrogé autrement?
Comment voir dans cette expérience des matrices d'action à venir?"

L'objet de ce texte n'est pas de relater de manière exhaustive l'expérience qui a été conduite en 95/96 à Grenoble: on pourra se reporter au travail remarquable fait par les protagonistes de ce projet en vue des Assises pour davantage d'informations, ainsi qu'au numéro 13 du bulletin "Lire, Agir, Comprendre" du Centre Lecture de Grenoble.
Son but est de rendre compte de l'analyse qui en a été faite au cours de l'atelier conduit par Louise Gauthier-Borderie, formatrice au GRETA et Rosie Lazzarima, bibliothécaire, pendant le séminaire.

Au commencement... 1995
Un groupe de jeunes de plus de 20 ans, sortis du système scolaire, sont encadrés par le GRETA (en collaboration avec Quid Novi, organisme de formation) dont l'objectif premier est une insertion professionnelle. Ces jeunes n'ont pas de diplôme, d'énormes difficultés en lecture et écriture, aucun projet professionnel et vivent en marge de la société.
La nécessité de passer par une insertion sociale s'impose, appuyée par un partenariat.

Premiers pas dans une médiathèque
La médiathèque est proche et la formatrice du GRETA rencontre la bibliothécaire pour réfléchir aux moyens permettant de réconcilier ces jeunes avec la lecture et l'écriture.
C'est une exploration libre, non directive, en dehors des heures de fonctionnement de cette bibliothèque. "Je voudrais contribuer à donner aux jeunes une autre idée de l'écrit, leur montrer que ça permet de se défendre dans la vie, d'être citoyen à part entière, d'appartenir vraiment à la sociéte. " Rosie Lazzarima Les formateurs donnent tout leur temps à ces jeunes adultes et resteront disponibles, aussi longtemps que nécessaire, se sentant malgré tout frustrés par leur propre stratégie de médiation.
Les premiers centres d'intérêt des jeunes se portent sur les livres d'animation et les albums, alors qu'une première reconnaissance se joue en parallèle, reconnaissance des jeunes à travers la situation privilégiée mise en place.

Une proposition
À la médiathèque, une rencontre est prévue entre l'école du Lac, (également Centre Lecture de Grenoble) et l'écrivain Guillaume Le Touze (Prix Renaudot 94 pour son roman "Comme ton père").
La bibliothécaire propose de lire son livre, mais les jeunes se heurtent à la difficulté de l'écriture qui donne lieu à un travail important. C'est le projet de rencontrer l'auteur qui déclenchera le projet de lecture du livre. "Rapidement, tout le monde se met au travail pour tenter d'être à la hauteur de cette rencontre tellement inespérée... (...) pour se prouver à eux-mêmes, mais surtout aux adultes, qu'ils pouvaient être dignes de leur confiance." L.Gauthier-Borderie

Une rencontre
L'intérêt et l'inquiétude des jeunes stagiaires, la manière dont ils se perçoivent, transparaissent dans leurs propos:
"On nous donne le droit de rencontrer un écrivain?... On va avoir honte... Tu crois qu'il va accepter de nous parler?..."
Et l'inquiétude des formateurs est grande quant à ce que sera l'attitude de l'auteur, prévenu le jour même de cette rencontre voulue informelle:
"Nous souhaitions utiliser au maximum les capacités créatrices des jeunes et les laisser maîtres de ce rendez-vous." L. Gauthier-Borderie
À la médiathèque, ils écoutent, s'approchent et peuvent enfin discuter avec Guillaume Le Touze. La rencontre a lieu. Elle est décisive.
"La personnalité de l'auteur est fondamentale. (...) C'est un jeune qui parle comme eux. D'ailleurs, à la fin de l'entretien "officiel", il s'est assis par terre et les jeunes se sont regroupés autour de lui pour continuer à discuter... trois quarts d'heure. Nous, les formateurs, étions très surpris." Kaïs Marzouki
L'entretien est filmé par Michel Eymard, directeur du Centre Lecture de Grenoble.

Une correspondance, une écriture
Louise Gauthier-Borderie propose de poursuivre la discussion par un échange de courrier. Au premier trimestre 96, un projet se crée:
"(...) Nous avons une idée à te proposer. Nous voulons écrire une nouvelle avec toi. (...)"
Guillaume Le Touze répond:
"(...) Je me permettrai d'être aussi exigeant avec vous que je peux l'être avec moi-même. C'est à dire que si je trouve certaines idées faibles, par rapport à ce que vous pourriez produire, si j'ai le sentiment que vous pouvez aller plus loin, je me permettrai de vous le dire. C'est à ce prix que nous pourrons parler d'un vrai travail littéraire.(...)
Je propose que vous m'écriviez chacun un petit texte où vous me raconteriez votre vie au sens propre (en tout cas, ce que vous avez envie de m'en raconter). (...)
" Ainsi les jeunes commencent-ils un travail d'écriture et de réécriture avec un écrivain.

D'autres actions
En Décembre 95, le Centre de Lecture de Grenoble consacre le numéro 13 de son bulletin "Lire, Agir, Comprendre" aux rencontres des enfants et des jeunes avec Guillaume Le Touze, à partir du film réalisé ce jour là.
C'est la première fois que les jeunes se voient imprimés, qu'ils lisent leurs propos.
La lecture qu'ils en font est d'une grande importance. Le regard qu'ils portent sur eux-mêmes change. Ils fréquentent régulièrement la médiathèque , participent à des ateliers d'écriture et choisissent les livres de manière de plus en plus précise.
En Mars, les jeunes sont sollicités pour participer au jury du prix Polar Jeunesse 96: cinq livres à lire pour élire celui qui, selon eux, est le meilleur écrivain.
La rencontre avec Franck Pavloff, un des auteurs sélectionnés, les déçoit.
Le Touze les invite à assister à une représentation de sa pièce de théâtre "Les crocodiles ne pleurent plus" à Caen.
Tous les problèmes matériels sont résolus . Ils partent trois jours à Caen et mettent en place le projet FOLIJE.

Le FOrum de la LItérature pour la JEunesse (FOLIJE)
L'idée est de participer au forum en montrant aux autres comment ils travaillent la réécriture, en direct, sur Internet. C'est ainsi, sur la base de leurs textes personnels saisis sur Internet, que Guillaume Le Touze a dialogué avec les jeunes pendant le Forum de la Littérature Jeunesse.
Cyril : " J'ai retouché mon texte suivant tes conseils, j'ai dû me remémorer tous mes souvenirs, toutes les odeurs du Midi, je me suis rappelé l'odeur de la lavande." G.L.T. : "Pourquoi n'en parles-tu pas dans ton texte alors?" Cyril : "Je n'y ai pas pensé. J'aurais pu... Tu sais, je n'aurais pas retouché mon texte si tu ne m'avais pas stimulé. J'ai l'impression d'avoir écrit deux histoires différentes." (...) En conclusion
Il y eut une forte implication sur tous les plans, que ce soit en temps, moyens, ou personnel. Il y eut de nombreux rebondissements sur d'autres actions, d'autres écrits. Il y eut foisonnement de projets à saisir diverses opportunités, projets tous élaborés avec les jeunes, leur accord, leur adhésion, et validés par leur décision. Il y eut reconnaissance des jeunes, de leur capacité à...
A partir de là, il a été possible d'entamer un travail d'insertion professionnelle.
On ne mesure pas l'impact de cette expérience. Sur les quinze jeunes impliqués, quatorze ont un emploi aujourd'hui.

Analyse et commentaires

Au départ, il a été mis en place une situation exceptionnelle favorisant l'appropriation d'une structure institutionnelle par de jeunes exclus. Le respect de cette situation par ceux-là même qui l'ont mis en place a permis que s'instaure une confiance mutuelle entre les stagiaires et les formateurs. Le regard extérieur porté par tous les adultes sur ces jeunes est une rupture et les relations de confiance permettent aux jeunes de parler de leurs échecs. Le travail d'écriture
La représentation qu'avaient les formateurs des stagiaires s'est transformée en partie grâce au travail d'écriture. Ils pensaient au départ que les jeunes n'avaient rien à dire... et sont surpris déjà par leur première exigeance dans la rédaction des lettres adressées à Guillaume Le Touze.
Quand il dialogue avec lui, et certainement par tout ce qu'ils ont déjà vécu , Cyril est en confiance. C'est la reconnaissance d'une certaine compétence par un partage d'idées et de points de vue. C'est aussi l'exigeance de l'écrivain qui évite toute complaisance.
L'écriture s'est inscrite dans la durée afin d'être un réel travail d'apprentissage.
Illégitimités individuelles... renforcée par l'évidence de la légitimité de l'écrivain : le nécessaire changement de statut des jeunes passe alors par l'appropriation de la langue, objet d'étude. Une situation exceptionnelle
Il s'agit de ces rencontres uniques qui changent parfois le regard que l'on porte sur soi et sur le monde. En quoi le caractère exceptionnel d'une rencontre peut aider des actions communes? L'exceptionnel peut-il aider le quotidien sans craindre de voir tout s'effondrer dés que change la situation?
Les jeunes dont il est question ici sont stagiaires. Ils travaillent avec des formateurs à l'élaboration de leur projet professionnel, et d'autre part suivent une remise à niveau et des stages en entreprises. On ne peut que se questionner alors sur le rôle de l'entreprise, sur les motivations des dirigeants de manière générale, sur le clivage entre lieux de formation et lieux professionnels, entre insertion sociale et insertion professionnelle.
Il semble qu'une formation peu qualifiée ne soit pas habituellement conduite de la même manière qu'une formation de haut niveau, en ce sens qu'il n'y a guère théorisation des pratiques, réflexion, transformation des comportements comme dans cette expérience. Alors pourquoi ne pas envisager une formation en alternance, inclure l'entreprise dans la politique de la ville?
Dans cette perspective de partenariat, on ne peut ignorer l'importance d'un suivi et d'une évaluation. Il serait intéressant de constituer un "groupe de pilotage" afin que les partenaires soient aussi dans une exigeance qui concernerait le retour sur l'action et les analyses des stratégies développées.
Pour que des actions fonctionnent à long terme, il semble nécessaire de mettre en oeuvre des structures qui leur permettent leur réitération et leur approfondissement, qui favorisent une sociabilité et des échanges. Ce travail à plusieurs crée des situations de reformulation, des traces écrites, qui enclenchent une analyse, un regard neuf sur l'évènement à travers des réseaux de production, véritables sites de discussion où seraient formalisés et diffusés des outils. Ainsi pourrait-on imaginer un journal sur Internet, d'un lieu de formation à un autre, mais à condition de définir en préalable un véritable protocole de communication qui permette le développement effectif d'une nouvelle manière de penser à plusieurs.
On peut noter d'ailleurs qu'un des paramètres significatifs de cette expérience est la multiplication des rencontres autour de l'écrit. Chaque fois qu'il y a perennité d'une action, c'est autour des productions de l'écrit.

Enfin une politique globale valorise et coordonne des actions collectives en fonction d'objectifs communs. Seuls les objectifs sont préalables, il n'y a pas de projet préétabli pour la place de chacun des acteurs. Ainsi, pour que des projets s'élaborent dans ce principe d'incertitude, en reposant sur des individualités et sur les capacités des acteurs à élaborer des stratégies d'action, il est indispensable de mettre en place des structures qui, par nature, garantissent à chacun sa liberté d'agir et de penser, de parler et d'écrire.


Florence Hug