La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°62  juin 1998

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Le circuit-court : sa spécificité et ses usages

Circuit-court : n.m. Production régulière d'écrits qu'un groupe de vie élabore pour lui-même comme instrument de compréhension et d'analyse de ce qu'il vit. Sa diffusion, strictement limitée au groupe, est systématiquement accompagnée d'un temps de réflexion commune.

Quel automne inespéré nous gratifiera d'une édition revue et augmentée du Petit Robert où nous trouverons, entre circuit et circulaire, cette mise au point définitive et reposante pour les usagers de cet indispensable outil ? Songez ! Car, avouons-le, lequel d'entre nous ne s'est laissé aller A répondre : "Un circuit-court ? c'est un journal..."

Et lA, commence l'histoire de cet article. De ces innombrables communications ratées au cours desquelles on sent bien "qu'on ne parle pas de la même chose" aux discussions forcenées entre pratiquants de circuits-courts, écrits de proximité et autres contributions écrites A la postérité littéraire, vient le moment de tenter de cerner au plus près la (les) réalité(s) du circuit-court.

CE QUE LE CIRCUIT-COURT N'EST PAS...

Le circuit-court n'est pas un de ces nombreux journaux de classe ou d'école, qui, eux, portent bien ce nom : ils donnent des nouvelles, relatent des événements d'actualité. Lieux d'information, d'expression et de communication, ils recourent A l'écrit comme vecteur. Ils pourraient, sans altérer leurs objectifs, opter pour d'autres modes de transmission (audio-visuels par exemple).
Le circuit-court ne partage ni ces objectifs ni cette conception de l'écrit. Mais sur ces deux aspects fondamentaux, il se rapproche A la fois des écrits de proximité et d'un grand quotidien national. Qu'y a-t-il de commun entre Le Monde, la plaquette qui nous est distribuée lors d'un séminaire ou le tract syndical et ce circuit-court que des élèves d'une classe retrouvent chaque semaine ?
Tous trois s'appuient sur une réalité partagée par les auteurs et les lecteurs. Tous requièrent de l'écrit qu'il nous aide A comprendre, analyser et transformer cette réalité commune. Tous choisissent de recourir A l'écrit parce qu'il est outil de pensée et de transformation de l'auteur, du lecteur, du monde tel que l'un et l'autre se le représentent. "Parler, c'est agir : toute chose qu'on nomme n'est plus tout A fait la même, elle a perdu son innocence. Si vous nommez la conduite d'un individu vous la lui révélez : il se voit. Et comme vous la nommez, en même temps, A tous les autres, il se sait vu dans le moment qu'il se voit ; son geste furtif, qu'il oubliait en le faisant, se met A exister énormément, A exister pour tous, il s'intègre A l'esprit objectif, il prend des dimensions nouvelles, il est récupéré. Après cela comment voulez-vous qu'il agisse de la même manière ? Ou bien il persévérera dans sa conduite par obstination et en connaissance de cause ou bien il l'abandonnera. Ainsi, en parlant je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je l'atteins en plein cœur, je la transperce et je la fixe sous les regards ; A présent j'en dispose, A chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup j'en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l'avenir. Ainsi le prosateur est quelqu'un qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement. Il est donc légitime de lui poser la question seconde : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement ? L'écrivain "engagé" sait que la parole est action : il sait que dévoiler, c'est changer et qu'on ne peut dévoiler qu'en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la Société et de la condition humaine.(...) L'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis A nu leur entière responsabilité." (1)

Malgré cette même conception de l'écrit, le grand quotidien, l'écrit de proximité et le circuit-court sont des productions particulières. Imaginons que l'on construise un axe sur lequel on porterait le "degré d'ouverture des auteurs aux lecteurs" d'une part et le "degré d'éloignement des sujets traités par rapport aux situations vécues par les destinataires" d'autre part. Où se situeraient les trois types d'écrits ?
Le quotidien national tendrait au caractère centrifuge : la poignée de journalistes destine ses textes aux milliers de lecteurs ; si ce n'est par un effet de conscience collective, il peut n'exister qu'un rapport éloigné ou indirect entre le lecteur et des événements géopolitiques par exemple.

témoignerait d'une relative force centripète : les auteurs peuvent connaître même fugitivement leurs lecteurs, peuvent échanger avec certains d'entre eux ; tous sont au plus près concernés par la réalité que l'écrit prend pour objet.
Et le circuit-court ? Puisque nous courons après sa spécificité, où le placer ? Au strict croisement des deux axes, au degré 0 de l'ouverture et de l'éloignement. Le circuit-court n'existe et ne répond A ses objectifs qu'aux conditions de cette position : auteurs et lecteurs potentiels sont les mêmes ; les situations vécues qu'on porte A l'éclairage de l'écrit sont connues de ceux-lA.
On pourrait s'étonner de cette position du circuit-court en marge des courants et discours actuels sur la communication. Loin des exhortations A la communication fraternelle et élargie, des movemennts d'ouverture, des prises de parole de tous sur tout, le circuit-court laisse aux autres supports ces développements et souhaite qu'ils existent A ses côtés. Il affirme simplement qu'il sert d'autres objectifs qui rendent nécessaires les limites de sa diffusion et de son réseau d'auteurs/lecteurs.

DES CONDITIONS NECESSAIRES...

Le degré 0 de l'éloignement : Le circuit-court peut exister dès lors qu'un groupe se constitue en groupe de vie ou de travail. Ses membres vivant une histoire commune et collective, agissant, produisant, renverront par l'écrit une image, leur image de "ce qui se passe". L'écrit prend naissance dans le conjoncturel et en propose une perception, une compréhension ; ce qui pourrait n'apparaître que circonstanciel devient un moyen collectif de comprendre ce qui régit les relations dans le groupe par exemple.
On perçoit A quel point cet outil n'est pas autonome. Le circuit-court n'est pas producteur de son énergie, il s'alimente A l'existence du groupe (personnes, actions, paroles, tensions, questions...) et porte cette existence A la théorisation. Le circuit-court est fragile : que le groupe n'ait pas de projet commun, qu'il ne soit qu'une addition d'individualités, qu'il se dilate ou se resserre sans raison et le circuit-court vacille et se cherche. Mais c'est aussi lA sa force ! Car alors, il porte A la question ce qui empêche ces personnes de se cimenter, le travail collectif et partagé de s'organiser, les effets d'absences momentanées sur le groupe, etc. Combien de circuits-courts a-t-on vu aider un groupe A se construire !
Une aide, mais seulement cela. Branché directement au groupe, il faut néanmoins que celui-ci soit caractérisé par l'action, la vie.

Le degré 0 de l'ouverture : Le circuit-court s'en tient A une diffusion interne : c'est l'affaire du groupe et de lui seul de gérer, de réguler, d'analyser voire de transformer le cours des événements, des rapports de forces, des lois et organisations qui le régissent. Qu'il existe des lecteurs occasionnels extérieurs au groupe ne fait pas de doute ; on ne maîtrise jamais totalement les circuits de diffusion. Mais qu'on ne demande rien d'autre A ces lecteurs que d'être spectateurs d'un groupe en train de se regarder agir et qui utilise l'écrit pour cela.
Les auteurs connaissent tous leurs lecteurs, les lecteurs identifient immédiatement l'auteur d'un texte. Les uns et les autres se savent tous, individuellement et collectivement, sous le contrôle immédiat du groupe : on n'écrit pas longtemps "n'importe quoi" lorsqu'on mesure sensiblement les effets de ses écrits sur les autres, lorsque les lecteurs réagissent et interrogent. L'exigence qualitative A l'égard de l'écrit, propos et forme, ne peut être que portée au plus haut par l'effet de ce contrôle. "Sans doute l'écrivain engagé peut être médiocre, il peut même avoir conscience de l'être, mais comme on ne saurait écrire sans le projet de réussir parfaitement, la modestie avec laquelle il envisage son œuvre ne doit pas le détourner de la construire comme si elle devait avoir le plus grand retentissement. Il ne doit jamais se dire : "Bah, c'est A peine si j'aurai trois mille lecteurs", mais "qu'arriverait-il si tout le monde lisait ce que j'écris ?"

POUR DES EFFETS CONSTATÉS :

En cumulant ces deux conditions, rapprochement des sujets de la vie et mise A distance, le circuit-court bat en brèche des représentations de l'écrit en général, de la lecture en particulier. Lorsqu'un circuit-court a accompagné un moment de la vie, on ne peut plus dire que lire c'est se couper des réalités. On ne le peut plus parce qu'au quotidien, on a rencontré des écrits qui parlaient de ce qui relève de son propre champ d'action, de son pouvoir. On ne le peut plus parce que l'écrit ne s'est pas contenté de raconter ce qu'on sait déjA ; il l'a mis en perspective, l'a ouvert A d'autres expériences, l'a introduit dans une perception générale du monde. L'écrit, avec un circuit-court, n'est pas en concurrence avec la vie, il lui "colle A la peau" et l'enrichit.
Lorsqu'un circuit-court a accompagné un moment de la vie, on ne peut plus dire que lire c'est seulement une distraction solitaire. On ne le peut plus parce que le circuit-court porte l'usage de l'écrit sur un autre versant que celui de la consommation d'un livre quand il ne reste rien d'autre A faire... Parce qu'il est débattu, le circuit-court démontre que l'écrit n'est pas qu'un produit A consommer isolément ; lu, il reste A en discuter pour se situer par rapport au texte. Ce faisant, on ne range pas le circuit-court comme certains peuvent fermer un livre, sans avoir opérer de transformation consciente.

MAIS L'ESSENTIEL RESTE ENCORE A ATTEINDRE...

Quand toutes ces conditions seraient réunies, il ne serait pas certain encore d'approcher ce que le circuit-court a d'essentiel : être un outil de réflexion sur..., un outil qu'on utilise sur le mode d'action secondaire. Le circuit-court, dit-on, est l'organe d'une politique c'est-A-dire "la pièce d'une machine servant A transmettre un mouvement ou A le guider" (Larousse). C'est juste : le circuit-court sert autre chose que lui-même. Il guide vers le dessein, l'intention générale de promotion collective. Il s'inscrit dans un dispositif qui vise A "former des acteurs de leur vie" : cet ensemble réglé conduit A faire qu'un groupe agisse et transforme sa réalité de vie, qu'on l'aide A comprendre ce qui rend possibles ces transformations, qu'enfin on l'accompagne dans sa maîtrise des outils et des techniques dont il est devenu probant qu'ils sont nécessaires A l'émergence et A l'exercice de ce pouvoir direct.

La souplesse du circuit-court est évidente : inscrit dans une politique de lecture, il tend A former des lecteurs. Outil d'une politique d'élargissement des pratiques musicales, il aide A comprendre ce que la musique peut changer dans la vie et la perception du monde des musiciens ou mélomanes ; instrument d'un groupe d'adultes en réinsertion, il guide la réflexion sur la position de chacun dans la formation et le monde du travail, etc.
D'un groupe A l'autre, le dessein variera. Le circuit-court, pour chacun, définira son objet. Son rôle, lui, ne changera pas : être "un outil de réflexion sur...". C'est A travers la politique éditoriale que cette spécificité s'affirme.

Où cette politique éditoriale s'exprime-t-elle ? Quelles en sont les traces ? Comme tout outil, le circuit-court appelle un usage spécifique : une attention portée A la qualité des textes, A l'agencement et A la lisibilité de l'ensemble, A la conduite des débats, etc.
Qu'on sorte une collection de circuits-courts et qu'on y jette un regard, qu'on cherche tout ce qui dans l'ossature (maquette, rubriques, sous-titres, etc.) révèle cette intention dont le garant, au minimum, est l'initiateur du circuit-court. Tous les traitements qu'on injecte au circuit-court (la réécriture étant le principal mais pas le seul) pour que s'exerce ce travail de la pensée qu'on attend. Trouver les traces de ce travail, les situer, analyser comment elles agissent sur la lecture et comment elles influencent le débat. Autant de pistes A explorer.

RESTE A AJUSTER PROJET POLITIQUE ET MAÎTRISE DES POSSIBILITÉS TECHNIQUES

Comme tout outil, le circuit-court appelle un usage spécifique ; comme tout outil, il résulte d'un travail mené par son (ses) fabricant(s) pour conduire les lecteurs/auteurs A en faire effectivement l'usage attendu.
On perçoit bien que le circuit-court tel qu'il a été énoncé n'est pas qu'un support de lecture. Il est une articulation au service des trois fonctions au moins, souvent indissociées, qu'un individu peut jouer dans un groupe : les fonctions d'acteur, celles de lecteur et celles d'auteur. L'initiateur du circuit-court a bien l'intention d'aider les membres du groupe A être des acteurs-lecteurs-auteurs engagés, questionnant le monde et les écrits, analysant leur rapport au monde et aux écrits. Faut-il redire ce après quoi l'on court ?
- Agir sur les comportements d'acteur en aidant celui-ci A analyser les attitudes, paroles et actes des individus au sein d'un groupe et des groupes entre eux dans la vie en société. C'est l'écrit de dévoilement, accompagné par l'oral des discussions. Activité pour aborder la manière d'être citoyen dans l'enceinte du groupe et hors d'elle.
- Agir sur les comportements de lecteur en aidant celui-ci A interroger les écrits, A pratiquer l'intertextualité, A mettre en fonction un référentiel de textes déjA-lA, A reconnaître les possibles lectures d'un même texte ou d'un groupe de textes. Activité pour influer sur toutes les manières d'être lecteur, ailleurs.
- Agir sur les comportements d'auteur en aidant celui-ci A maîtriser la prise en compte de la situation de communication, A connaître le pouvoir de ses écrits sur les autres et le pouvoir des écrits sur lui. Activité au sein du circuit-court pour agir sur toutes les autres situations sociales de production.
Aussi lorsqu'on se retrouve avec une pile de textes pour la prochaine parution, il s'agit de mettre en place les conditions pour que s'effectue cette activité. Il faut alors faire soi-même une lecture des textes, leur attribuer un sens, proposer un chemin de lecture. Travail d'écriture, de mise en scène, de guidance des lecteurs. Travail politique qui ne saurait se passer de la technique.

Ce jour-lA, il fut question de chewing-gum que certains s'autorisaient A mâcher pendant la classe-lecture bien que ce soit interdit par le maître en « temps normal ». Un texte surgit sur le mode de la révolte façon Caliméro : « C'est trop injuste ! » Versé dans la rubrique « vie du groupe », il permit le lendemain, d'éclairer les origines de cette attitude subversive : les enfants mâcheurs mâchaient parce que des adultes du quartier venus en formation pendant la classe lecture mâchaient eux-mêmes. Après discussion, il fut entendu que plusieurs textes aborderaient la question du rapport A l'autorité, du fondement d'une règle énoncée par le maître et des raisons du champ restreint de son application aux seuls élèves, des relations adultes/enfants,... Ils jouxteraient des citations de Sempé et son Petit Nicolas, des illustrations de Bruno Heitz, des extraits de PEF.

Textes du groupe et textes convoqués faisant chemin commun pour prendre en compte que la situation n'est pas neuve, que pour autant on ne la considère pas close, que la littérature peut servir A ouvrir une fenêtre sur sa réalité pour mieux la transformer, que l'on a des chances d'être encore plus habile dans sa manière d'écrire ce qu'on pense en puisant aux textes d'auteur,...
L'on apprit aussi qu'il fallait avancer, creuser la règle énoncée par le maître, l'admettre ou la transformer mais en retrouver une pour progresser, l'écrire A la manière de PEF peut-être.
Avec cette situation, et toutes les autres quotidiennes, on a construit des techniques pour faire en sorte que ces enfants soient acteurs dans leur fonction sociale d'enfant-élève et du statut qui l'accompagne, pour qu'ils soient auteurs engagés proposant leur analyse de la situation dans leur diversité de point de vue, pour qu'ils soient lecteurs faisant leur chemin dans les textes, interprétant les relations A construire entre les textes, traitant l'information pour proposer. Retour A la fonction d'acteur.

Trois champs d'intervention politique, trois niveaux d'intervention technique
Ces traces de l'activité du comité de rédaction peuvent être relevées ; on peut aussi énoncer l'intention spécifique dans laquelle on y a recours. Elles nous semblent relever de trois niveaux : les traces textuelles, les traces graphiques, les traces orales.

Les traces textuelles
- La réécriture, les types de réécriture et leurs effets : il ne semble pas opportun ici d'ouvrir ce chapitre dont on sait qu'il est par ailleurs traité et qu'on réduirait nécessairement.(2) On dira seulement que le traitement de la réécriture tient une place prépondérante comme traitement que le comité de rédaction introduit pour conduire les lecteurs et l'auteur A ce travail de dévoilement, de distanciation par rapport A soi, au propos, A la position d'auteur et A celle de lecteur.
- Les réécritures multiples publiées dans le même journal : un même texte peut être réécrit par plusieurs personnes simultanément, l'enjeu est de mettre en évidence la multiplicité des attributions de sens que des lecteurs font d'un même texte. Les discussions ont alors des chances de porter sur les raisons de cette lecture plurielle.
- Communauté de titres, sous-titres entre plusieurs textes : au sein d'un même journal des textes peuvent aborder des questions générales proches A partir de situations vécues différentes. A travers des textes sur la cohabitation de petits et grands dans la cour de récréation, de partage de matériel, etc. c'est peut-être la question de la différence qui apparaît. Il est possible dans le journal de maintenir l'entrée dans les textes par le sujet (en les intégrant dans des rubriques différentes) et de suggérer le fonds commun, la thématique, le sujet de réflexion en utilisant systématiquement pour ces trois textes des sous-titres recourant A une proximité linguistique, syntaxique, ... L'enjeu est ici de susciter des échos, des rapprochements, des comparaisons entre textes ; apprendre A construire du sens général A partir de situations particulières.
- Convocation de textes déjA-lA (les textes de la bibliothèque comme dit Oriol-Boyer) et constitution de réseau avec les textes de proximité issus du groupe : un texte n'existe jamais seul, il appartient nécessairement par son thème, la situation évoquée, le style, la langue, le genre, les lectures de son auteur, ... A un système littéraire, A la Bibliothèque. Toute lecture est elle aussi référentielle : le lecteur dans son attribution de sens convoque son expérience passée, ses projets, ses lectures... Les textes du groupe sur des situations vécues par lui n'échappent pas A cette règle : la possibilité pour plusieurs personnes d'écrire différemment sur un même moment, un même événement en est une illustration quotidienne. La recherche et la cohabitation de textes de la littérature renforce cet effet de réseau. Entre Flaubert et Yasmina dont les textes se jouxtent dans une page du circuit-court, le point commun réside dans le fait d'avoir essayé de parler d'un même sujet et d'avoir utilisé l'écrit pour ça. Pour le lecteur, le texte de Yasmina sera un texte en situation, avec lequel ils entretiennent une certaine connivence puisqu'ils partagent avec l'auteur la connaissance du contexte inducteur. On peut dire que c'est le texte de Yasmina qui conduira vers la lecture de celui de Flaubert. Du coup, la lecture de Flaubert s'opère sur un projet de lecture comparée.
- Construction d'un texte A partir d'extraits de plusieurs textes : il n'est pas rare que deux ou trois textes soient produits sur un seul et même fait puisqu'on recherche la diversité des points de vue. On est au cœur de la pluralité : des manières d'appréhender une situation, des manières de la décrire, des manières de l'interpréter. On est au cœur de la pluralité des lectures aussi. L'intertextualité peut alors se suggérer par l'émergence d'un sens supplémentaire (phrase, texte court) construit A partir des deux ou trois textes. Concrètement on isole dans chaque texte une ou deux phrases qui se démarquent graphiquement et qui de texte en texte construisent un autre texte, comme un fil qui relie. - Déplacement d'un sujet d'une rubrique A l'autre au fil de l'évolution de son traitement au sein du groupe : la question de la loi imposée par le maître aux élèves, de son statut, de son spectre d'application... évoquée plus haut ne sera pas close en un jour. Le traitement par l'écrit creusera la question, fera évoluer les positions, modifiera le point de vue depuis lequel on l'aborde... Ces différents positionnements évoluant, il peut parfois être intéressant de rompre avec « l'habitude » du lecteur qui s'attend A retrouver le sujet A telle page dans telle rubrique : on fait alors glisser un texte (si le traitement de la question le justifie) de la rubrique « vie de l'école » A « question de lecture » par exemple. L'enjeu sera alors, A partir de l'étonnement suscité, d'accompagner la prise de conscience de cette évolution du projet d'écriture, du changement d'éclairage opéré.

Les traces graphiques
- Typographie : chaque fois que notre intention est de susciter un rapprochement, une opposition, une comparaison entre plusieurs textes, on peut recourir au jeu de caractères communs ou différents (police, corps, effets, etc.). Le traitement graphique soutient notre intention pour lui donner des chances d'être exploitée par les lecteurs. - Existence et permanence d'une maquette et de ses rubriques : d'un numéro A l'autre, les lecteurs savent quelles rubriques constituent l'ossature du circuit-court, leur ordre de succession, leur intention. Les auteurs savent tout cela aussi : contrainte d'écriture, aide A l'écriture pour situer son texte dans la logique éditoriale. La lecture est influencée par cette stabilité du cadre : chacun s'y appuie pour sélectionner les textes A lire en priorité, ceux A garderpour lal fin... Le projet de lecture est facilité pour qui maîtrise ces repères. - Convocation d'un réseau d'illustrations : comme on a construit des réseaux entre textes, il faut bien évidemment permettre A l'expression graphique d'entrer en réseau avec les textes, d'enrichir le débat notamment par une réflexion sur la spécificité de construction du sens par le dessin.

Les traces orales
On l'a dit, pour remplir son rôle, le circuit-court inclut un débat, une discussion. Toutes ces préparations textuelles et graphiques renvoient A une construction d'un écrit complexe, susceptible d'être exploité A la fois pour ce qu'il dit et pour la manière dont ce qu'il dit est soutenu par autre chose que le texte lui-même. Cette activité de lecture pourrait s'en tenir A l'acte individuel et secret. Mais organiser une discussion, c'est aussi donner des chances au groupe de profiter de l'expression des comportements individuels de lecteur, d'énoncer les réactions, de les analyser, de construire A plusieurs son savoir sur l'écrit.
- Organisation et conduite du débat : discuter un écrit est un comportement qui se construit progressivement dans la régularité de la parution du circuit-court. L'écoute, la qualité des argumentations orales,... s'apprennent, hors du circuit-court, par l'implication de l'individu dans tous les lieux d'expression, d'action, d'engagement. Les intentions et les usages du circuit-court sont suffisamment complexes pour que la direction des débats soit confiée A une personne, généralement son initiateur, qui les maîtrise réellement car il ne s'agit pas seulement de donner la parole A qui la demande.
- Traitement de l'oral : il s'agit bien de relayer un propos, de le répéter, de le mettre en relation avec une situation ou un autre propos pour conduire le groupe A cette action réflexive sur lui-même. Il est souvent question, comme dans la pratique d'entretien, d'enregistrer, de capter et de répéter une parole. C'est une manière de l'amplifier, de l'incarner autrement, de la faire résonner autrement. Celle qu'on choisit c'est celle qui, nous semble-t-il A ce moment précis, fera raisonner.

Cette palette non exhaustive, de moyens techniques n'est en aucune manière une garantie d'une discussion riche. Avec eux, on met le plus de chances de son côté pour favoriser l'utilisation du circuit-court comme outil de réflexion, d'analyse et de compréhension de ce qu'on vit. Mais l'expérience montre qu'une part souvent infime de ces voies envisagées est effectivement utilisée A chaque lecture. C'est le risque A prendre ! Et pour qu'une seule de ces voies soit empruntée, il faut bien en proposer de nombreuses. C'est aussi dans ces conditions d'exercice de son choix que le groupe construit son statut citoyen. C'est le groupe qui décide de son entrée dans le circuit-court, qui décide de tirer la lecture par tel ou tel fil. Entamer une lecture de circuit-court c'est ignorer comment elle va démarrer, sur quels articles les débats vont porter, comment les rebonds d'un sujet A un autre vont se négocier.
Un circuit-court n'est pas un matériau pour une séquence de lecture ; c'est chaque fois aussi aventureux qu'un saut A l'élastique mais toutes précautions de réussite peuvent être prises du côté du matériel technique, des conditions d'exercice et de nos responsabilités individuelles respectives

notes
(1) Qu'est-ce que la littérature ? J.P. Sartre – Gallimard : Paris, 1959 – (Folio Essais).
(2) La réécriture et son contexte Robert Caron. A.L . n°57, mars 97, p.59.

Nathalie Bois