La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°62  juin 1998

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Les écoles expérimentales ont 20 ans.
Un pari hier, un enjeu aujourd'hui.
Leurs contributions A la promotion collective.
Le devoir d'innover



Les chercheurs aiment A se réclamer du principe de gratuité. Aux yeux des plus orthodoxes d'entre eux, il n'est de recherche que fondamentale. Rien ne les irrite davantage que lorsque la recherche se dévoie en recherche appliquée et, plus encore, en recherche-action. Au nom de principes justes (rigueur du questionnement, doute méthodologique, perfection de l'outil d'investigation) on voudrait que les praticiens n'aient d'autres rapports avec la science que de soumission, on voudrait les interdire de recherche. L'instituteur, le professeur, auraient A attendre du savant qu'il leur trace la voie. Pris entre deux exigences, d'obéissance aux prescriptions de l'Etat et de soumission A la science, ils seraient quasiment interdits d'interrogation et sommés d'exécution, privés de projet pour mieux se consacrer au programme.

Ceux qui attendent de la science qu'elle réponde A leur soif de certitude sont, il est vrai, largement majoritaires dans l'école.

Il ne peut en être autrement tant est répandue l'idée que les pratiques pédagogiques se forgent ailleurs que sur le lieu où elles se vivent, au plus près de la science, lieu mythique d'élaboration du savoir. Dans l'ordinaire des conversations, les questions qui se posent le plus couramment témoignent de ce renoncement. A quel âge la lecture ? Comment les mathématiques ? Quelle orientation pour "les littéraires" ? Quel avenir pour un bavard ? un entêté ? Comment traiter telle notion en 6ème, au Cours préparatoire ? Certes, chacun sait bien que les réponses dont on dispose aujourd'hui sont approximatives et qu'elles le seront longtemps encore. Mais chacun se conforte dans l'idée que les réponses sont A forger ailleurs et qu'elles s'imposeront A eux. Parallèlement, dans l'univers des sciences, une certaine conception des choses a conduit A écarter de la recherche ceux qui pratiquent, comme pour justifier le refus d'agir de ceux qui cherchent. Des deux côtés, on s'est imposé une alternative rassurante : entre chercher et agir, il fallait choisir. La vieille division taylorisée du travail a servi une lois de plus. Les uns se sont vu attribuer la théorie (le discours sur..) et les autres, la pratique (l'action avec ..) Après quoi, on s'est dépêché de courir derrière l'impossible : une problématique articulation entre la théorie et la pratique.

L'innovation, la science et l'école

Il suffirait de comparer ce que le quotidien d'un écolier doit A la science des savants et au savoir-faire des praticiens, pour avoir la mesure du rôle respectif de la recherche et de l'innovation dans l'organisation de l'école. Fallait-il, par exemple, attendre des chercheurs qu'ils nous disent enfin le tout du fonctionnement du cerveau pour qu'A l'école on s'autorise A favoriser les apprentissages premiers ?

On pourrait multiplier longuement les exemples qui révèlent l'incapacité de la science A fonder directement l'action du maître.

Il faut rappeler A ce propos le constat un peu amer que Piaget faisait en 1966, trente ans après avoir cru voir naître le temps où la pédagogie procèderait (enfin ?!) de la science psychologique. Dans son petit livre de vulgarisation intitulé Où va l'éducation... il disait sa déception de voir l'éducation se maintenir au niveau où elle était avant ce qu'il appelait "les grandes découvertes de la psychologie". Il déplorait, notamment, le retard mis par les maîtres, A organiser leurs classes sur un mode actif, alors qu'il avait mis en évidence, par la voie scientifique, l'importance d'une structuration du réel, dans les mécanismes de compréhension. Or, Freinet et ses camarades, continuateurs des grands pédagogues, avaient dès les années 1920 inventé une réponse A l'exigence qui leur était également apparue d'une participation effective des enfants A la construction de leurs apprentissages.

Deux modèles, donc, l'un axé sur le tout recherche, l'autre, sur l'innovation. Certes, le modèle d'une école infiniment active ne s'est pas généralisé dans notre pays. On verra plus loin qu'il ne s'agit lA que d'un rêve aussi totalitaire qu'illusoire. On notera toutefois que les pratiques testées par le premier se sont beaucoup plus largement diffusées dans le système que les théories esquissées par le second.

Il ne s'agit évidemment pas de contester A la science sa place dans l'école. La formation A l'esprit scientifique est l'une de ses tâches prioritaires (avec les apprentissages sociaux et l'éveil artistique). Mais pourquoi faudrait-il qu'au nom d'une certaine conception de la science, l'école refuse A ceux qui l'habitent, aux maîtres et aux élèves, toute participation aux transformations du monde ? Comment imaginer qu'au nom de la science, la scolastique l'emporte au point de préférer le discours déjA construit clans toutes ses articulations A l'action ordonnée autour des questions qui se posent ici et maintenant, pour vivre et pour agir ?

C'est dans l'innovation que se forgent les pratiques neuves dont toute profession a besoin pour se maintenir et se développer, dans un mouvement ininterrompu qui va de la question A la réponse et de la réponse A une nouvelle formulation de la question. L'innovation fait de la pratique le lieu d'élaboration des théories dont toute profession a besoin pour agir. Mieux, c'est par les transformations opérées et les effets obtenus par les actions innovantes qu'on peut espérer comprendre le fonctionnement du système éducatif. Les chercheurs (la science) ont lA un rôle important d'analyse et d'élucidation A jouer dont on voit bien quelle aide il peut apporter aux pouvoirs publics dans le choix des réformes qui s'imposent.

L'histoire des systèmes d'éducation est jalonnée d'innovations dont on sait qu'elles sont nées de ce mouvement et qu'elles ne doivent leur existence qu'au labeur de ceux qui les ont portées.

Un exemple ? Le tableau noir mural. Son apparition ne résulte sûrement pas d'une recherche construite sur un quelconque modèle scientifique. La réponse "tableau mural" n'a été précédée d'aucune théorie. Au contraire, selon toute vraisemblance, elle est née d'une série de tâtonnements rendus nécessaires par une exigence nouvelle : l'enseignement collectif. A la différence de la recherche qui se veut universelle, l'innovation ne se donne pas pour tâche d'homogénéiser les comportements. Elle se nourrit plutôt du principe selon lequel les idées appartiennent A ceux qui les adoptent autant qu'A ceux qui les trouvent. De ce point de vue, l'innovation a besoin d'être prolongée par un effort jamais achevé de création et non d'être servilement reproduite. C'est précisément lorsqu'elle cesse d'être dans ce mouvement de création qu'une pratique entre dans sa phase de dépérissement. Il est donc de toute première importance de dégager au profit de tous les conditions de l'innovation jusque-lA réunies par quelques-uns.

Le privilège de quelques-uns ou la responsabilité de tous ?

On a cru qu'il suffisait de confier aux uns la charge d'inventer de nouveaux comportements et d'imposer aux autres celle de les reproduire pour modifier fondamentalement les modèles pédagogiques. Dans le domaine de l'école comme dans beaucoup d'autres, il est illusoire de procéder par décret. Les tentatives de ce type qui ont avorté ne manquent pas et l'organisation de l'école en cycles comme le recours A la notion de projet d'école courent le même risque.

Pourquoi ces échecs ? pourquoi ce risque ?

Une raison simple. Les réponses des uns ne s'ajustent pas aux questions des autres. Comment imaginer qu'un maître exerçant dans une école qui ne s'est jamais posé le problème du travail en équipe puisse entrer dans la logique de l'organisation en cycles ou dans celle du projet d'école ? La nécessité de renoncer A l'exercice solitaire des responsabilités pour entrer dans une perspective communautaire de la vie professionnelle apparaîtrait A la seule lecture d'un édit ministériel ? LA où ils sont isolés, les maîtres n'ont probablement pas d'autre recours que de déplorer l'inconfort de leur situation, quelles qu'en soient les composantes : les échecs de leurs élèves, l'inadaptation des moyens dont ils disposent, l'insuffisance de la formation, la vétusté des locaux, le flou des textes, etc.... Longtemps détournés du souci de chercher les réponses et même de formuler les questions, ils sont mis dans une situation impossible : il leur faudrait entrer de plain-pied dans une problématique qui a été élaborée patiemment par d'autres au prix d'efforts considérables, avec des moyens réunis dans des luttes et avec des alliances auxquelles rien ni personne ne les a préparés. Bref, on attendrait d'eux qu'ils adoptent les comportements de leurs collègues praticiens-chercheurs sans qu'aît été payé le prix de l'appropriation de ces procédures.

On n'en a jamais fini avec l'innovation et les pouvoirs publics devront renoncer A l'idée qu'elle ne concerne que quelques-uns, pour un temps limité. Elle concerne tout le monde, pour le temps de leur carrière. Non seulement, chacun a le droit d'innover, mais il en a le devoir. Croire qu'en maintenant l'innovation A la marge, l'Etat se donnerait les moyens d'en contrôler les effets est dangereux et illusoire. Il est dangereux de laisser croire qu'on peut exercer cette profession sans se doter des moyens d'accompagner les nécessaires changements. Cela reviendrait A la confiner A un niveau de simple exécution qui n'est pas le sien. Il est illusoire pour l'Etat de croire qu'il contrôle ainsi les effets de l'innovation.

D'autres moyens plus efficaces sont A sa disposition qu'il a le devoir d'utiliser et qui donnent A l'innovation sa légitimité scientifique.

La recherche-action

La démarche est simple et prolonge l'innovation. Des praticiens généralement déjA engagés dans des actions innovantes, désireux d'enrichir leurs pratiques se donnent les moyens des analyses théoriques qui leur sont nécessaires. Il s'agit pour eux de comprendre pour mieux agir. Parmi ces moyens figurent évidemment les données de la science et l'aide méthodologique de chercheurs. Mais - et lA résident les différences avec la recherche fondamentale - les praticiens-chercheurs ne visent pas A l'universel et n'hésitent pas A mettre en avant la notion de présupposés théoriques. Il ne s'agit pas de "trouver" la bonne méthode, il ne s'agit pas davantage de vérifier des hypothèses "neutres". Il s'agit de dégager les moyens d'une action qu'on pose comme nécessaire et donc qu'on ne discute pas : comment organiser l'école pour qu'elle contribue au développement de tous ?

Les travaux de la sociologie, de la psychologie, de la biologie et de bien d'autres sciences encore sont évidemment utiles, non seulement A la communauté scientifique, mais A un ensemble très large de professions parmi lesquelles figure l'enseignement. Ces travaux sont de la responsabilité des chercheurs et de leur seule responsabilité. Une fois leurs travaux disponibles, tout élément du système éducatif, une école, un collège etc.. qui aurait par exemple besoin de savoir quelles sont les caractéristiques sociologiques de la population accueillie doit pouvoir les utiliser. Fortes de ce savoir, les équipes ont alors A s'organiser pour apporter leurs propres contributions A la lutte en faveur de l'égalité. Le travail A conduire ne sera pas pour autant déduit des seules données de la sociologie. Il s'inscrira dans le projet d'école ou d'établissement.

La recherche-action s'est organisée A partir de lA, A partir de l'idée que dès lors qu'était abandonnée la démarche solitaire pour entrer dans celle de la responsabilité collective, les pratiques en cours (dans leurs diversités) devaient être analysées (théorisées) pour que de nouvelles pratiques s'inventent en cohérence avec les présupposés choisis. Il ne s'agit pas seulement, par exemple, de laisser A la science le soin de comprendre comment fonctionne le mouvement des yeux dans la lecture pour que chacun en applique les prescriptions mais d'inventer des dispositifs qui permettent aux équipes d'inscrire les apprentissages systématiques (et on utilise alors les données de la science fondamentale) dans une politique globale (et seule la recherche-action en fournit la méthodologie).

Les mouvements pédagogiques n'attendent pas des pouvoirs publics qu'ils reprennent A leur compte les innovations forgées dans l'action militante pour les imposer A l'ensemble du système. Disons nettement notre hostilité A toute tentative de généralisation de "l'extérieur" quelle qu'en soit la source. Aucun modèle ne peut être imposé A aucune équipe. Les mouvements pédagogiques ont parfois laissé croire qu'ils cultivaient l'illusion d'une responsabilité particulière de type avant-gardiste. Ils auraient eu la responsabilité de dégager avant les autres les pratiques qui deviendraient la réalité de tous, le jour où le pouvoir politique le déciderait.

Nous n'avons rien d'autre A proposer que des modèles de travail. Nos contributions entendent se situer davantage la logique d'un laboratoire d idées que dans celle d'un bureau d'étude.

Revendiquer pour tous le devoir d'innovation revient A poser l'importante question du remodelage de la profession. L'enjeu est lA. Si le contrat devait rester un contrat d'enseignement, alors le schéma classique d'une répartition tranchée des responsabilités conviendrait : aux uns la recherche des solutions (la science) aux autres les applications. Entre les deux la formation et, A la marge, l'innovation. Mais si le contrat n'est pas seulement didactique, s'il a d'autres composantes, ce schéma devient réducteur.

Il y a urgence A affirmer - et c'est la responsabilité de tous y compris des pouvoirs publics - que le contrat a désormais plusieurs composantes. Outre sa dimension didactique, il a aussi une dimension culturelle (participer A l'effort d'intelligibilité du monde) et une dimension sociale (oeuvrer A une dynamisation des rapports sociaux). Tout enseignant est A la fois un travailleur intellectuel, un médiateur du savoir, un agent du développement social. A nous d'en tirer toutes les conséquences.

L'exercice de ces lourdes obligations n'est possible qu'en équipe, avec des moyens nouveaux, une grande capacité d'autonomie, des contrôles sociaux diversifiés et surtout la possibilité de disposer des aides méthodologiques et techniques nécessaires.

Inscrire l'école dans une politique de quartier et de ville et lui donner sa pleine capacité d'innover sous contrôle, telle est l'ambition pour les années qui viennent .

Jean-Pierre Bénichou