Les Actes de Lecture n°62

éditorial du n°62

Foin de la pédagogie, il y avait la didactique. On ne parla que de cognition. L'expérimentation pédagogique, ce « bricolage dans les classes », était frappée d'indignité. Les résultats des recherches disciplinaires et de la psychologie devinrent prescriptions. Des savoirs savants se déduisaient les savoirs enseignés eux-mêmes intrinsèquement porteurs des techniques de leur transmission. L'usage des technologies informatiques manifestait assez la volonté d'innover et le souci d'être de son temps.
On parlait beaucoup de « l'élèvaucentre », mais c'était pour mieux ajuster le tir dans les groupes s'obstinant dans leur hétérogénéité. L'expression « handicap socioculturel » ne figurait plus que dans les bétisiers et faisait beaucoup rire dans les cénacles. L'équité était A la mode. Il y avait de l'absentéisme, du j'menfoutisme et de la violence mais on se servait beaucoup des outrances et des dérives pour caricaturer les tentatives d'impliquer les élèves et de lutter contre la désaffection et l'ennui. Les échecs étaient imputés aux manques d'exigences dans les ZEP.

Bref, on déplorait que l'école ait oublié sa finalité : la transmission du savoir. On l'enjoignait A redevenir « le lieu séparé des savoirs séparés », A moins se préoccuper du brouhaha extérieur, A concentrer son attention sur le latin plutôt que sur John quand elle avait A enseigner le latin A John. Ces injonctions trouvaient leur justification dans un apparent abandon de toute réflexion politique sur la nature des savoirs et sur les effets des conditions de leurs acquisitions ainsi que dans de nouvelles démarches des sciences sociales s'efforçant par l'étude de cas particuliers d'invalider la réalité sociologique décrite par les enquêtes de grande ampleur et la statistique.

Les savoirs, certes, mais lesquels en cette aube du troisième millénaire et pour cette société en pleine mutation ? On s'avisa, dans les milieux chargés d'actualiser les contenus d'enseignement dans les lycées, de consulter les enseignants et les élèves sur cette question précise. Surprise ! Dès les premiers dépouillements, Philippe Meirieu, le président du comité d'organisation de cette enquête, n'a pas caché sa perplexité devant ce qu'il a appelé lui-même un « phénomène sociologique ». Interrogés sur les savoirs, l'orientation et l'évaluation, les lycéens ont massivement et de manière convergente détourné le questionnaire pour parler de leurs conditions de vie au lycée, de leurs rapports avec les enseignants, de leurs souhaits qu'on s'intéresse A leur statut au sein d'une institution qui tienne compte de l'environnement économique et social. A une interrogation sur les savoirs A enseigner, ils répondent que la question est seconde par rapport A celles des conditions dans lesquelles on les enseigne, de qui les enseigne et A qui. Ils parlent de respect, de personnalisation, de solutions A leurs difficultés.

Il ne s'agit pas ici d'extrapoler et de faire dire aux réponses des lycéens, sur lesquelles nous n'avons que des informations fragmentaires, plus qu'elles n'expriment. Il n'empêche que face au discours actuel sur l'école, le décalage que révèlent les résultats de l'enquête devrait interroger les enseignants, la classe politique et les adultes. On se souvient, par exemple, que dans un récent sondage ces derniers attendaient très prosaïquement de l'école qu'elle prépare A un métier, reléguant la culture générale, la réduction des inégalités, la formation A l'esprit critique et l'épanouissement de la personne au rayon des accessoires (A.L. n°57, mars 97, p.64). Le système éducatif leur apparaissait A la fois comme le lieu de focalisation des difficultés sociales et le dernier recours dans une société en panne.
L'école, sollicitée de toutes parts et considérée comme un « pôle d'assurance », est sensible A la critique d'avoir été par trop attentive aux sirènes de l'Education Nouvelle réputée laxiste et aventureuse, voire élitiste. Ce recentrage sur les savoirs, cette rescolarisation de l'école, présentés comme devant assurer A tous les moyens de la réussite scolaire et l'accès A une culture commune, lui paraissent concilier sa mission démocratique et le nécessaire retour au sérieux, A l'exigence, A la rigueur et A la technicité qu'exige un monde certes brutal mais dont les règles s'imposent.

Ce présent numéro de notre revue comporte un dossier introductif au Congrès de l'AFL sur le thème : Les écoles expérimentales ont 20 ans. Hier un pari, un enjeu aujourd'hui. Leurs contributions A la promotion collective. Il est composé de témoignages sur des pratiques novatrices passées et actuelles, de présentations d'ouvrages, de résultats de recherches, des réponses A une enquête, de points de vue de praticiens, de chercheurs, de représentants de mouvements pédagogiques sur la pédagogie de projet, l'ouverture de l'école, l'élargissement de l'équipe éducative, etc. Tous ces textes s'efforcent de préciser les problématiques face au discours de l'Université sur l'idée évoquée plus haut qu'un savoir se transmet, qu'il est une finalité sans nécessaire relation A la vie sociale. Tous veulent préparer A une réflexion sur le rôle qu'ont eu et que peuvent encore avoir les écoles expérimentales, sur la place A accorder A l'expérimentation, A la recherche-action, aux mouvements pédagogiques, sur les médiations entre les recherches disciplinaires, la recherche pédagogique et les terrains.

Le sujet est d'actualité sinon dans les préoccupations dominantes, mais pour reprendre les termes de l'éditorial de Pierre Badiou de notre précédent numéro, nous assumons notre « position inconfortable de grain de sable perturbateur jusqu'A ce qu'un tout autre regard s'impose majoritairement ».

Michel Violet