La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°63  septembre 1998

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"Qu'est-ce que lire au cycle 1 ?" ou "Langages en formation"
PONTI ou lorsque la démesure devient la bonne unité d'analyse


A l'école maternelle Edouard Vaillant de Marseille, voilA belle lurette qu'on entraîne les enfants de grandes sections A la lecture savante de textes littéraires, « beaux et utiles » comme diraient les lapins de Claude Boujon. (1) Et pourquoi ne pas démarrer l'année avec la lecture d'une oeuvre intégrale ? L'auteur élu est Claude Ponti et nous voilA dans une concertation où des enseignants se demandent par quel bout attraper l'échappée belle de ses nombreux albums qui défient l'ennui et l'attente, le conformisme et l'originalité. Entrée dans les coulisses de la préparation d'une leçon de lecture.


Lire Ponti, est-ce mettre de l'ordre ?

Il y a un problème avec Ponti : les enfants et les enseignants aiment ou n'apprécient guère ses albums qui, l'un après l'autre, l'un derrière l'autre, l'un sur l'autre fixent leurs lecteurs dans la jouissance de la découverte ou l'agacement de la profusion, les poussent A la re-lecture compulsive ou A l'indifférence, semblant interdire tout prolongement pédagogique, tout approfondissement et mise A distance de réactions en série qui, comme dans le miroir de l'écriture de Ponti, s'enchaînent, s'entremêlent, se répètent dans un rythme dont les unités de mesure échappent. Il se dégage des sentiments d'enivrement, de vertige, de foisonnement, de fouillis, incompatibles avec l'activité certes sensible mais néanmoins raisonnée de la leçon de lecture.

Lire Ponti est-ce d'abord mettre de l'ordre ?

En enseignants prévisibles, c'est A cela que nous nous sommes d'abord attachés. Mais comment ranger ce qui n'est pas désordonné et qui semble plutôt s'auto-produire, s'auto-générer, naître de soi, aller de soi, vers les multiples sollicitations de la réalité dans laquelle s'encastrent et se déploient des impressions sources de nouveaux contrats avec la lecture d'albums ; et de reconsidération des anciens pactes de lecture. Si les compétences remarquables consistent A lire l'implicite (ce qui est plié dedans), comment être ce lecteur remarquable lorsque Ponti ne paraît travailler que dans le dépliement (l'explicite) de tout ce qui concourt A faire de chaque moment une expérience du monde ? A peine un événement semble-t-il se déclencher dans la première page d'un album qu'un autre est en préparation sur la même page et qu'un futur va naître sur la page suivante. A l'instant attendu, toutes ces micro-histoires seront emportées dans la grande histoire. Place au récit !

Y a-t-il quelque chose A lire dans Ponti ?

Immédiatement, les images s'imposent et le feuilletage des pages accueille des remarques foisonnantes (et lA.., et ça... t'avais pas vu ?), des envies de retour (comme dans, on dirait...) ; manipulés, les albums livrent inlassablement le détail qui avait échappé aux consultations pourtant si scrupuleuses et qui donne envie de revisiter l'ensemble.


Première proposition : et si la leçon de lecture consistait A apprendre A lire un auteur, A entrer dans son univers, reprenant une des définitions de la lecture fournie par Ricoeur : « une rencontre entre le monde de l'auteur et celui du lecteur. »

Quels mondes les jeunes enfants s'attendent A trouver dans Ponti ?

Le leur, celui qui filtre nos représentations de la petite enfance semble bien lA, installé par les images : les rigolades, l'infatigable immersion dans la vraie vie, dirait Boujon, les jeux, les rires, les poursuites, le faire-semblant, les bandes de copains, les objets usuels (chaises, stylos, robinets....) qui deviennent, sans prévenir, les apparats d'un univers symbolique... L'enfance imaginaire est lA, sur la scène d'un monde, qu'elle seule peut ainsi occuper. Mais le monde de l'auteur peut-il être confondu avec elle ?

Tout de suite, le besoin se fait sentir d'entrer dans le regard d'autres lecteurs, de ceux qui proposent des lectures théoriques sur les livres sélectionnés. On s'assure.

Tout de suite, c'est donc Serge Martin qui est convoqué pour ses interprétations de Ponti (2) mais aussi pour ses prises de position sur la notion d'auteur (3). A la suite de ces lectures, d'autres s'enchaînent parmi lesquelles celles d'auteurs classiques, universels comme Michel Foucault (4) et Roger Chartier (5) et d'un auteur désormais classique des actes de lecture, Hervé Moëlo. (6).

Mais la théorie, sur-signifiante, renforce notre plaisir de lecteur, épaissit notre angoisse d'enseignants. Et si c'était trop fou tout ça pour être enseigné ? Déluge, frénésie, vertige, tempête, accélération, rythme... ce qui s'impose dans les images ré-impose le feuilletage, l'effeuillement, interroge sur le feuilleté du texte cher A Barthes (7). Mais qu'est-ce qui se croise dans ce qui ne semble que successif ? Impossible au début de s'accrocher au texte, lA comme en porte-A-faux, A contretemps, pas dans le rythme, pas dans le coup. Y a-t-il quelque chose A lire dans Ponti ?

A la recherche du texte masqué

Les quelques remarques qui émergent alors, lorsqu'on quitte les images et qu'on isole le texte sont bien pauvres ou le semblent, au début :

- les phrases sont courtes

- il y a des expressions en italique

- les verbes sont au présent

- il y a une recherche dans les noms propres.

Mais tout cela semble sorti d'une sèche grammaire bien étriquée tandis que, sur les pages, au-dessus des phrases, tout autour, les dessins, jubilatoires, « dédoubleurs de sens », comme dit Serge Martin, entraînent, attirent vers un absurde débridé dont on sent bien qu'il serait dommage d'en priver les enfants, pire, de les en détourner.

Mais comment apprendre A lire l'absurde quand l'absurde envahit ?

Automatiquement, chaque enseignant refeuillette, refait le constat de la richesse des images, rappelle les autres livres et pense peut-être qu'une telle folie ne s'enseigne pas, elle se vit.

Mais cette pensée-lA, est, ici, impensable ; l'école n'est pas le lieu livré A la spontanéité, mais le lieu où la liberté, pour se développer, a besoin de contraintes d'apprentissages. Enjeu éducatif mais aussi véritable défi : prendre du pouvoir c'est peut-être maîtriser le fait de pouvoir secouer la vie, quotidiennement insensée, la mettre sens dessus dessous et vice versa sans être englouti, en acceptant plutôt d'être ravi, pris dans un rythme orchestré.


Deuxième proposition : et si, depuis qu'on a décidé de travailler non pas sur une histoire mais sur un auteur, on était en train de se laisser bluffer par l'étendue de la tâche ? Pourquoi cette intimidation ? Pourquoi ne pas s'y prendre comme d'habitude et considérer l'œuvre non comme une succession de courts textes mais comme un seul, immense ? Si on commençait par mobiliser les connaissances des enfants sur Ponti ? Connaissez-vous Ponti ? Aimez-vous Ponti ?

Il surgirait sûrement des titres, des personnages, des histoires, de vagues souvenirs, des confusions certaines (mais avec qui confondraient-ils Ponti ?), et peut-être des expressions. Quel sens ?

Mais refeuilletant les livres, nous sortons peu A peu de l'effet grisant qu'ils procurent et nous parvenons A nous intéresser aux manières de dire : des plans, des cadrages remémorent un travail réalisé A partir d'un autre illustrateur : Claude K. Dubois. Ponti cesse d'être insolite, il ressemble A quelqu'un et les références jettent quelques ponts entre son œuvre et celles des autres : l'écrivain, sur ses rives, se fait hospitalier.

Mais les enfants, A l'âge qu'ils ont, A quels abordages se livrent-ils ? Se sentent-ils concernés par cet homme impalpable qui écrit des histoires ? Peuvent-ils atteindre l'univers de création ? Et si c'est rentable pour eux, comment les aider ?

Après cette phase de mobilisation des connaissances, (où toutes les remarques seraient classées, organisées, hiérarchisées...) on envisage de mettre de nombreux livres de Ponti A la disposition des enfants et de leur demander :

- ce qui est récurrent dans tous ses livres (thèmes ? personnages ?)

- ce qui n'appartient qu'A certains livres (caractéristiques de certaines séries ?)

- ce qui ne caractérise qu'un seul livre (personnage isolé, thème unique ?)

- et, peut-être, ce qu'on ne trouve jamais dans Ponti (en musique, les silences ne font-ils pas entendre autrement les sons ?).

Après l'horizon d'attente, la mobilisation des connaissances, l'observation méthodique.

Listes, tableaux, schémas, relations, associations, comparaisons s'imposent. On imagine des colonnes de remarques, des collages de textes et d'images, des flèches pour associer, des traits pour séparer... et Goody (8) nous revient quand il présente l'invention de l'écriture comme la nécessité de trier, ranger, classer, ordonner, penser le monde « introduire de la discontinuité dans l'ordre perçu du monde ». Lire Ponti, c'est écrire. C'est, dans tous ses paysages emmêlés, dessiner des cartes, tracer des itinéraires, distinguer les éléments de l'œuvre sans jamais pouvoir les dissocier.

Parce qu'il s'agit d'enseigner la lecture, d'appréhender un système linguistique complexe et spécifique, aucune leçon ne saurait réduire A des tableaux, des grilles ou des schémas ce qui ne vit qu'A l'état de réseaux secrets, de tissages invisibles, d'épaisseurs irréelles : l'écriture. Des prolongements alors s'imposent pour sortir des schémas.

Troisième proposition : Que fait un auteur qui écrit un livre ? Fait-il toujours la même chose sous prétexte qu'il se sert des mêmes éléments, qu'il répète et qu'il reprend ? Et d'abord qu'est-ce que ça nous fait A nous ces mots fabriqués, ces poussins sériels, ces personnages hirsutes, ces pages bourrées de mondes, ces mondes imbriqués, ces univers irréels qui se prennent au sérieux, ce désordre, cette vie ?

Ça semble faisable de recueillir une vue d'ensemble sur la production d'un auteur et ça permettrait de déboucher sur des apports d'information sur la notion d'auteur :

- Qu'est-ce qu'on décide de faire quand on décide d'être écrivain ? Quelques documents existent, quelques articles, quelques livres capables d'aider A rebondir sur les propositions des enfants. (9)

- Quel est le rythme de parution des albums ? Une frise s'impose, de la même façon qu'on peut, même avec de jeunes enfants, noter les grands livres parus A la même époque. (Avant ou après la naissance de nos si jeunes lecteurs ?)

- De quelle maison d'édition notre auteur est-il familier ? Comme qui ? Les catalogues d'éditeurs ont ici leur place et le découpage des couvertures est de saison.

- Retrouve-t-on des personnages familiers, des lieux habituels ?

- Et puis, que faire de ces codes-barres qui, derrière toutes les 4èmes de couverture sont régulièrement intégrés A l'histoire? (10) « Les codes-barres ne sont-ils pas la manifestation visible sur le livre du répétitif de la marchandise, de la répétition-mesure, de la métrique sociale dans sa plus abrupte réalité (...) Mais il faudrait aussi voir, dans cette écriture des codes-barres par Ponti, une désacralisation de l'objet-livre qui ne fait pas sens qu'avec le « texte » mais qui fait sens même avec... sa valeur marchande. » (11) Ce qui intervient dans le désir de parution des livres, dans leur publication ce qui donne ou refuse la parole aux auteurs, ce qui fait qu'ils la prennent n'est pas indifférent A l'enseignant qui prépare sa classe. Nous nous promettons de relire quelques textes de base même si les enfants n'en profitent pas. (12)

Mais une insatisfaction persiste : ne serait-on capable de ne travailler que sur les images ? Le texte resterait-il sans intérêt, secondaire, anecdotique (A le lire sans illustrations, il paraît si terne) ? Que devient la leçon de lecture sans écriture ?

Prendre Ponti aux mots
et quelques autres : Bourdieu, Foucambert, Goody, Lahire... (13)

Retour au texte et d'abord A la typographie, cette autre manière d'être graphiste, cette autre manière d'être auteur, d'interpeller le lecteur, son « lecteur modèle », celui qui a le pouvoir de rendre polysémique les textes les plus univoques qu'ait voulu l'auteur. (14)

Donc « italisation », capitalisation, toutes ces manipulations de la réception comme le dit Bourdieu dans l'entretien qu'il a avec Roger Chartier dans le dernier chapitre de Pratiques de la lecture (15). L'auteur, de multiples façons, veut influencer son lecteur, le garder avec lui, dans une marge d'interprétation qui permette la coopération. (16)

Des signes, au-delA des mots, A travers les mots sont envoyés par l'auteur et le sens, par ces marques discrètes, devient plus saillant encore : « un mange-poussin féroce et affamé ». On repense A ces intimes relations entre auteur et lecteur souvent évoquées par les écrivains et initiées ici avec de jeunes enfants. (17)

Sortir le mot, en faire un objet d'étude, hors du flux de l'histoire, confère au texte son premier intérêt pédagogique. La leçon de lecture reprend son territoire : mise en scène didactique des multiples interactions qui permettent au lecteur de repérer des indices épars dans le texte et de les associer dans de subtiles constructions... parce que l'auteur a apporté les matériaux et sûrement d'invisibles plans. Trêve d'extrapolations... retour au texte.


Troisième proposition : qu'est-ce qui est visible dans l'écriture ? Qu'est-ce qui est remarquable ?

* Typographie
- Capitales pour UNE GOMME A DEUX COULEURS (Le dompteur de taches) (18)
- Italique pour Ce n'est pas un moyen... (Le dompteur de taches) (18)

* Jeux de mots
- Une vraie chaise, un faux teuil.... (Le dompteur de taches) (18)
...quand les mots, en se déformant attirent l'attention sur leur formation.

* Construction
Un coup d'œil sur la formation des prénoms :
- homonymies (Léllébore et Lasfodèle)
- synonymies
- reprises (OLAF c'est le Saint Patron de la Norvège lA où le soleil soit n'apparaît pas de la journée, soit ne disparaît pas. Chez Ponti, le soleil s'appelle Olaf. (19)
- détournements
- noms suivis d'adjectifs...

Si, dans la réalité, « la langue désigne la réalité », A l'école « la langue devient objet de désignation ». Lahire (13) Sortir les mots de leur contexte, les décontextualiser pour les étudier, c'est les désengager de leur gangue contextuelle, du « filet sémiotique » dans lequel il sont pris, pour les objectiver, les prendre comme objets d'étude, en généraliser l'usage. Ponti nous aide dans la mesure où tous ses mots sont lourds de sens. Tous les mots content. Ainsi lorsqu'une histoire est interrompue parce qu'un père s'est endormi en la racontant A son enfant, le monde est déréglé ; il faut libérer les histoires arrêtées. Quand les héros sont en errance, toutes les lettres d'un livre se sont détachées et forment des tas incohérents au pied des pages blanches. Les albums sont pleins de bibliothèques, on campe dans les livres, on vole grâce aux livres, on habite dans les livres.

Bon ! ça va mieux, les enseignants repartent avec des lots d'albums sous les bras, des recueils d'écriture.


Apprendre A lire avec Ponti

A la fin de la leçon de lecture sur l'univers d'un auteur nous souhaitons que les enfants accroissent leur capacité A lire tout nouveau texte, qu'ils abordent l'écrit comme un système linguistique spécifique et que, de texte en texte, dans un travail réitéré, comparatif, ils affinent leur compréhension générale du système d'écriture. Ponti, dans sa production abondante, leur offre un large terrain d'observation d'un même monde sans cesse re-présenté, chaque fois reconstruit ? En utilisant systématiquement les mêmes éléments, il conduit A s'interroger sur le cadre de leur emploi, sur le rythme de leur enchaînement. Il pousse A se munir d'outils pour maîtriser un monde qui va vite, qui va trop vite, qui se répète pour les hommes qu'il reproduit. La démesure devient alors être la bonne unité pour l'analyse. A

notes
(1) BOUJON C., Un beau livre, École des Loisirs
(2) MARTIN S., « Le théâtre de Claude Ponti , de la répétition au rythme », FA , 1997
(3) MARTIN S., « L'auteur, une question A penser de la maternelle A l'université », dans La scolarisation de la littérature jeunesse, Didactique des Textes, Université de Metz, coordonné par Baud, Petitjean, Privat, 1997
(4) FOUCAULT M., « Qu'est-ce qu'un auteur ? » Bulletin de la société française de philosophie, 22/02/69.
(5) FOUCAULT M., « Figures de l'auteur » dans Culture écrite et société, Alinéa.
(6) MOELO H., « L'anonymat » Actes de Lecture n° 51, sept 95, P.76
(7) BARTHES R., Le plaisir du texte, Points Seuil
(8) GOODY J., La raison graphique, Minuit
(9) ELZBIETA, L'enfance de l'art, Rouergue.
Mais aussi reconsulter la collection de La Revue des Livres pour Enfants qui consacrent de nombreux articles sur les parcours des écrivains.
(10) Les 40 coups, éd du Rouergue
(11) MARTIN S., article déjA cité, p. 112
(12) BOUVAIST J-M., Les enjeux économiques de la littérature jeunesse, Cercle de la Librairie CHARTIER R., L'ordre des livres,
(13) BOURDIEU P., Le sens pratique, Minuit
FOUCAMBERT J., L'enfant, le maître et la lecture, Nathan
GOODY J., déjA cité
LAHIRE B., Culture écrite et inégalité scolaire, PUL
(14) ECO U., Lector in fabula, Grasset
(15) BOURDIEU P., La lecture : une pratique culturelle, in CHARTIER R. (Sous la direction de...) p. 272, Petite Bibliothèque Payot
(16) ECO U., Les limites de l'interprétation, Seuil
(17) CALVINO I., Quand par un soir d'hiver un voyageur...,
BENAMOU J., Jette ce livre avant qu'il ne soit trop tard,
DIDEROT D., Jacques le fataliste
(18) PONTI C., Le dompteur de tache, École des Loisirs
(19) PONTI C., La tempêteuse bouchée, École des Loisirs

Yvanne Chenouf