Les Actes de Lecture n°63


Qu'est-ce qu'un savoir qui ne serait pas un moyen d'action ?

Ce n'est pourtant pas la règle qu'un éditorial tourne A la confidence et s'écrive A la première personne. La première personne qui passe et croit sans doute que je ne suis pas elle. Pour (lui) dire que je suis entré dans l'enseignement en 1958. La belle affaire ! Quarante ans avant mes débuts d'instituteur, une guerre s'achevait dans la hâte pour ouvrir un autre front. Quarante ans avant aujourd'hui, est-ce aussi loin ?

En ce temps-lA, les années soixante, il aurait fallu naviguer serré pour ne pas percevoir les sirènes des mouvements pédagogiques. Mêmes ceux qui ne s'entendaient guère A battre la mesure du grand soir pensaient bien que les lendemains finiraient par chanter, que le vieux monde aurait A s'expliquer et qu'il n'y avait d'éducation que liée aux luttes communes de l'humanité pour faire du bonheur une idée neuve. Les autres étaient vieux, tristes et cons. Ils le sont toujours. Mais ils ont pris de la légitimité comme leurs voiles ont pris du ventre sous le dernier soupir d'une histoire dont ils disent qu'elle est finie.

En ce temps-lA, les mouvements d'éducation nouvelle avaient leur siège A l'Institut National de Recherche Pédagogique. Dans l'esprit de Roger Gal ou de Louis Legrand, recherche pédagogique et éducation nouvelle vont de pair : l'élaboration de savoirs nouveaux n'est pas séparable d'exigence, d'impatience et d'engagement dans la transformation du monde. La démarche scientifique est faite de rigueur, pas de neutralité. C'est l'époque des écoles expérimentales, non point terrains d'application octroyés A quelque penseur mais équipes élargies aux acteurs d'un quartier œuvrant dans une école ouverte pour que chacun, petit ou grand, apprenne en s'attaquant A ce qui fait qu'il ne sait pas, question de statut, de division du travail, de rapport au savoir. Équipes pluridisciplinaires (enseignants, parents, bibliothécaires, syndicalistes, animateurs sociaux, militants politiques, etc.) dans lesquelles les enseignants détachés A l'INRP, moins directement accaparés dans l'action quotidienne, vont jouer un rôle important dans l'accompagnement puis l'élaboration scientifique de ce qui peut ainsi dépasser l'indispensable démarche innovante. C'est l'époque de la recherche-action, celle où se découvre que pour l'enfant comme pour l'adulte, apprendre c'est un processus par lequel l'individu se transforme en s'impliquant dans la responsabilité d'un projet commun pour faire exister de nouveaux rapports au monde. Le savoir est un moyen d'action.

On imagine volontiers que cette époque en a malmené plus d'un du côté de l'institution puisque la légitimité s'infléchissait vers les acteurs, plutôt que vers la hiérarchie, les dispositifs de formation traditionnels ou les rares lieux universitaires qui se préoccupaient déjA d'enseignement. Mais tout cela tenait grâce A la complicité de gens de gauche inévitablement présents, du fait de l'histoire, aux différents échelons de l'administration de l'éducation nationale, qui voyaient lA, dans un esprit de résistance, le moyen d'empêcher le système de coaguler et de le maintenir en état de vibration. La victoire électorale en 81 a porté un coup décisif A ces avancées en laissant croire qu'elles n'étaient plus apportées et A porter par des luttes sociales mais qu'elles devenaient le quotidien et la raison d'être d'un gouvernement de gauche. C'est ainsi que la première mesure fut la suppression du statut d'écoles expérimentales pour la raison qu'il ne fallait pas enfermer l'innovation dans quelques lieux mais en faire une habitude pour tous. Dès lors, c'est l'institution animée par le sentiment humaniste du progrès nécessaire qui devient le garant de son propre changement et non les luttes sociales comme si les institutions n'en étaient pas partie prenante. C'en était comique au début de voir des responsables, sans doute sincères, chercher des innovations mais débarrassées de toute idéologie afin qu'elles puissent être acceptées par tout le monde, puis réduites encore pour les rendre vraiment acceptables. Le morceau d'anthologie en sera la présentation des cycles par le ministre lui-même. Ce qui doit démocratiquement convaincre de la nécessité de changer, c'est l'assurance que ça ne change rien.

Dès lors, les dispositifs de production de savoirs par les acteurs eux-mêmes en train de transformer leurs modalités d'intervention sur une réalité qui les insatisfait deviennent nécessairement suspects puisqu'on peut les soupçonner de n'avoir pas le dévoilement de la vérité scientifique comme aiguillon mais on ne sait quelle envie de revanche de celui qui a eu une enfance malheureuse et qui en veut A l'humanité parce que, tout petit, il a porté des habits ridicules, taillés dans les redingotes de son père. L'institution cherche alors sa légitimité dans l'université qui tient un discours sur et pour l'école mais dont les processus d'élaboration des savoirs, au moins dans le domaine scolaire, n'ont que peu A voir avec l'expérimentation et la théorisation de pratiques innovantes. C'est aussi le déclin programmé de l'INRP.
Tout cela doit bien avoir un rapport avec les difficultés des mouvements pédagogiques et l'urgence de reprendre des recherches A partir des pratiques de terrain. Mais n'est-ce pas le sujet du dernier congrès que l'AFL tiendra lors de ce second millénaire et toujours en liaison avec l'INRP ! A

Jean FOUCAMBERT