La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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EFFETS SUR LES CAPACITES  COGNITIVES DE L'ECRIT DES ELEVES
(Axe 3 : Expérimentation A l'école du Lac A Grenoble) 

 

Objectif et contraintes de l'expérimentation

L'objectif de l'expérimentation était de mettre en évidence un effet d'un stage de 3 semaines de type classes-lecture sur les capacités de traitement de l'écrit chez des enfants de 9-10 ans (niveaux CM1 et CM2).

Ces stages visent essentiellement A mettre l'enfant dans un "bain" d'écrit pour lui en faire comprendre les principales fonctions en tentant notamment de le faire interagir, grâce A et sur la base de ses productions d'écrits, avec ses pairs mais également ses tuteurs et ses parents. Une première analyse des pratiques pédagogiques des classes-lecture avait fait apparaître 3 points susceptibles de guider la structure générale de la recherche:

* dans un stage, il existe une grande diversité des pratiques qui amène A considérer que le terme "classes-lecture" est réducteur car il centre l'action pédagogique sur une seule activité, la lecture, alors que d'autres activités sont en jeu. Celles-ci recouvrent notamment l'écriture avec la production d'écrits A visée communicative;

* les interactions entre les pratiques pédagogiques, les individus qui les mettent en oeuvre et les enfants sont extrêmement riches durant un stage ; il est dès lors difficile d'identifier la ou les pratiques susceptibles de créer des différences dans l'appropriation de l'écrit;

* d'un centre A un autre, on observe une grande hétérogénéité dans la façon de mettre en oeuvre ces pratiques, ce qui rend difficile la généralisation des résultats sur l'ensemble des stages de ce type existant actuellement.

Compte tenu de ces contraintes, les résultats rapportés ici ne concernent que l'évaluation d'un seul stage, celui effectué A l'école du Lac de Grenoble en décembre 1996. Un cadre expérimental de type pré-test/post-test avec appariement de groupes contrôle (sans stage) et expérimental (stage de 3 semaines A l'école du Lac) a été retenu. Les enfants de l'école Jean Macé qui ont suivi le stage courant décembre 1996 constituaient le groupe expérimental. Les enfants du groupe contrôle ont été sélectionnés parmi ceux des écoles Seyssins et Les Frênes". L'appariement des enfants s'est effectué selon 3 critères: l'âge réel, le sexe et le quotient intellectuel verbal obtenu A l'Échelle Collective de Niveau Intellectuel (INETOP, 1969).

L'expérimentation s'est déroulée en 4 phases : 

a) passation de l'Échelle Collective de Niveau Intellectuel pour l'appariement des groupes (octobre 1996) ;

b) passation du pré-test (novembre 1996) ;

c) passation du post-test dès la fin du stage (décembre 1996) ; 

d) constitution des groupes contrôle et expérimental et
traitements des résultats.
 
 

Méthode
     Sujets. Au total, 107 enfants de niveau CM1 et CM2 ont participé A l'expérimentation. 7 enfants (dont 6 du groupe expérimental) ont été absents A l'une des étapes. Au final, 100 protocoles ont donc pu être exploités.
 
 

Matériel
Échelle Collective de Niveau Intellectuel. Elle est constituée de 8 exercices d'une durée totale de 48mn : 4 exercices permettent de déterminer un QI non verbal (42 items) et 4 un QI verbal (48 items) ; l'ensemble permettant de calculer un QI général.

Épreuves d'évaluation. Elles sont destinées A évaluer 4 niveaux de maîtrise de la langue: 
 

a) connaissances des règles de transcription phonèmes-graphèmes avec l'épreuve de décision phonologique ; 

b) le lexique avec la décision lexicale ;

c) la grammaire et l'orthographe avec l'épreuve de correction orthographique ;

d) la compréhension avec les épreuves de compréhension de phrases et de textes.
 

* Décision phonologique. Une liste de 40 items était présentée. L'enfant avait pour tâche de dire si oui ou non l'item en question se prononçait comme un mot de la langue française. 20 items nécessitaient une réponse oui et 20 une réponse non. Pour les réponses oui, les facteurs fréquence lexicale et régularité des mots de base étaient manipulés. Pour les réponses non, la proximité phonétique ou visuelle avec un mot était manipulée.

*Décision lexicale. Une liste de 40 items (20 mots et 20 non-mots) était présentée. L'enfant avait pour tâche de dire (en cochant une case appropriée) si oui ou non l'item en question était un mot de la langue française. Pour les mots, les facteurs fréquence lexicale et régularité des mots étaient manipulés. Pour les non-mots, le voisinage orthographique était manipulé (le fait que le non-mot soit ou non proche visuellement d'un mot).

*Correction orthographique. Un texte avec 20 fautes était présenté. L'enfant devait identifier ces fautes. Le type d'erreur était manipulé : 10 erreurs étaient d'ordre lexical, 10 d'ordre grammatical.

*Compréhension de phrases. Cette épreuve est une adaptation de l'Épreuve d'Évaluation de la compétence en lecture de Khomsi (Éditions CPA). On présentait A l'enfant 8 planches constituées de 4 images et d'une phrase décrivant une action et se rapportant A une des 4 images. L'enfant devait indiquer l'image correcte.

*Compréhension de textes. Cette épreuve est une adaptation du Test de Lecture Silencieuse (INETOP). On présentait une série de 6 petites histoires suivies de questions que l'enfant devait compléter.

Résultats

Les caractéristiques des groupes, après appariement en fonction de l'âge, du sexe et du QI verbal, apparaissent au tableau 1.
 

Tableau 1 : Caractéristiques des groupes contrôle et expérimental.
 
 

Control Expérimental
N 19 19
Garçons  11 11
Filles 8 8
CM1 10 9
CM2 9 10
Age moyen 9 ans 8 mois 9 ans 7 mois
QI non verbal  moyen 115 113
QI verbal moyen 108 108
QI moyen 111 110

 
Seuls les résultats globaux par épreuve sont présentés ici.

Les résultats ont été traités par une analyse de variance avec le facteur GROUPE (contrôle vs. expérimental) A mesures indépendantes et le facteur TEST (pré-test vs. post-test) A mesures répétées.

La mesure qui permet de conclure A un effet du stage est l'interaction GROUPE * TEST ; autrement dit, un effet plus important du TEST est attendu pour le groupe expérimental comparativement au groupe contrôle.

Les résultats sont présentés au Tableau 2. Deux épreuves font apparaître une interaction significative. L'épreuve de décision lexicale fait apparaître une stabilité des performances pour le groupe contrôle et une augmentation des bonnes réponses de 5.3% pour le groupe expérimental, F(1,36)= 7.29, p < .01. Pour l'épreuve de compréhension de textes (questions), on note une très légère progression du groupe contrôle et une augmentation de près de 7% des bonnes réponses pour le groupe expérimental, F(1,36)= 6.43, p < .05. Les autres épreuves ne font pas apparaître que le stage favorise une meilleure réussite des enfants.

Le score de l'ensemble des épreuves (ligne "total") fait apparaître que le groupe expérimental réussit deux fois plus d'items que le groupe contrôle (4.5% vs. 2.6%) mais la différence n'atteint pas le seuil de significativité A l'analyse de variance, F(1,36)= 1.05, p > .31.

Tableau 2 : Moyennes obtenues pour les 5 épreuves (en pourcentage de bonnes réponses) en fonction du groupe et du test. [la colonne "différence" rend compte de la significativité du facteur TEST dans chaque groupe].
 

Épreuve groupe pré-test post-test Différence Interaction
groupe X Test
décision
phonologique
contrôle
expérimental
 80.3
86.3
83.2
88.2
+2.9 ns
+1.9 ns 
Ns
décision
lexicale 
contrôle
expérimental
77.8
76.7 
78.0
82.0
+0.2 ns
+5.3**
**
correction
orthographique
contrôle
expérimental
 20.8
15.5 
30.3
20.5 
+9.5 **
+5.0 ** 
Ns
compréhension
de phrases
contrôle
expérimental
50.0
53.9
60.5
57.9
  +10.5 **
+4.0 ns
Ns
compréhension
de textes
contrôle
expérimental 
65.4
60.4
64.3
67.3
-1.1 ns
+6.9 **
**
Total contrôle
expérimental
65.9
65.7
68.5
70.2
+2.6 **
+4.5 **
Ns
 
ns : non significatif ; ** : p < .05
 
 
 
 
 
 

En ce qui concerne l'effet principal du TEST (le fait de passer une seconde fois l'épreuve en question), on observe que l'épreuve de décision phonologique n'est pas mieux réussie la seconde fois, ceci dans les deux groupes. Par contre on constate, dans les deux groupes, une amélioration importante des performances pour l'épreuve de correction orthographique, indépendamment du fait que les enfants aient bénéficié ou non du stage. L'épreuve de compréhension de phrases, qui mesure essentiellement l'efficience de stratégies inférentielles dans la compréhension de textes, est mieux réussie lors de la seconde passation par les enfants du groupe contrôle alors que la progression des enfants du groupe expérimental après le stage n'est pas significative. Enfin, pour les deux épreuves où les enfants du groupe expérimental progressent plus que les enfants du groupe contrôle, on constate que ces derniers ne bénéficient pas de la seconde passation, ce qui rend compte de l'interaction observée précédemment.
 
 
 

Discussion

L'évaluation rapportée ici ne fait pas apparaître un effet massif du stage sur les capacités de traitements de l'écrit des enfants. Il convient cependant de rappeler que les centres-lecture ont essentiellement une vocation de formation d'adultes et ont pour objectif d'ancrer l'écrit dans la vie quotidienne de l'élève, de son entourage et de son environnement social. Il conviendrait donc de mesurer les effets A long terme de ce type de stage, ce que nous n'avons pu faire ici faute de moyens.

Si les effets sur les traitements cognitifs ne sont pas massifs, ils ne sont cependant pas inexistants. On a montré qu'il existait une amélioration des performances qui concerne deux aspects : un aspect lié A l'enrichissement des connaissances lexicales et un aspect lié A une plus grande maîtrise dans la compréhension de textes. En ce qui concerne le premier aspect, des analyses plus poussées ont fait apparaître que l'amélioration des performances est liée aux réponses "non", c'est A dire que les enfants rejettent avec plus d'exactitude un non-mot, en particulier lorsque celui-ci ressemble orthographiquement A un mot de la langue (voisin orthographique). Cette amélioration rend compte d'une efficience accrue dans l'analyse de la chaîne de caractères des mots.

L'amélioration des performances dans l'épreuve de compréhension peut en partie provenir de cette meilleure efficience, car la réussite A cette épreuve nécessite une bonne automatisation des processus de reconnaissance des mots. Le fait que l'épreuve de compréhension de phrases, moins dépendante d'une bonne analyse des mots (les phrases sont lexicalement simples), ne soit pas mieux réussie par les enfants ayant effectué le stage, conforte cette hypothèse.

En résumé, le stage favorise une meilleure pratique des enfants au niveau des mécanismes de reconnaissance des mots. Cette meilleure pratique a pour conséquence une meilleure gestion des processus de plus haut niveau en jeu dans la compréhension de textes. Les mécanismes de reconnaissance des mots impliqués concernent essentiellement l'analyse de la suite de lettres dans le mot car un effet se manifeste lorsque les enfants doivent rejeter une séquence de lettres visuellement proche d'un mot de la langue. Par contre, les enfants ayant effectués le stage n'augmentent pas de façon significative la taille de leur base de vocabulaire: les performances des enfants du groupe expérimental pour les mots rares en décision lexicale augmentent de 5% du pré-test au post-test. Une comparaison post-hoc des deux moyennes ne permet pas de conclure A une différence significative (p > .13).

L'épreuve de décision phonologique est la seule épreuve de la batterie utilisée ici où les enfants des deux groupes ne progressent pas du pré-test au post-test. De plus, malgré les contrôles expérimentaux, les deux groupes différent au pré-test dans la réussite aux items issus d'un mot rare dans la langue : les enfants du groupe expérimental réussissant en moyenne 15% d'items en plus que les enfants du groupe contrôle. On a manifestement ici un effet de l'apprentissage, explicite ou non, des règles de décodage effectué en classe par le maître, les enfants du groupe expérimental ayant d'emblée une meilleure connaissance de ces règles au pré-test. Dans la même optique, on peut interpréter les résultats de l'épreuve de compréhension de phrases. On a observé que les enfants du groupe contrôle progressaient plus du pré-test au post-test que les enfants du groupe expérimental (+10% de bonnes réponses). A l'évidence, durant la période de 3 semaines du stage, les enfants du groupe contrôle ont développé des stratégies de compréhension leur permettant de dépasser les enfants ayant participé au stage.

Les effets A court terme du stage sur les capacités cognitives de traitement de l'écrit apparaissent donc limités. Cependant, comme nous l'avons souligné au début de cette discussion, une évaluation A long terme des stages apparaît nécessaire pour appréhender s'ils sont A même de déclencher et/ou de modifier les comportements d'appropriation de l'écrit des enfants.
 
   

Bernard LETE(Maître de conférence. INRP)