La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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HISTOIRE DE VIE 

On voit apparaître sur le " marché " des " écrivains publics " qui offrent leurs services payants aux personnes, souvent retraitées, qui l'échéance se rapprochant, souhaitent laisser une trace de leur passage sur terre sous forme d'une biographie qu'elles ne se sentent pas capables de rédiger. Cette offre et cette demande n'ont rien de honteux.

L'AFL a mis en chantier des projets formellement semblables mais d'intention fondamentalement différente. Les biographies concernent des personnes souvent d'origine étrangère, très éloignées de la culture écrite, qui ont peu de chances de laisser des traces et qui n'ont même pas , ou plus, le souci d'une transmission orale de leur expérience de vie A leurs enfants. Par volonté d'intégration dans la société française, A cause del'affaiblissement du lien familial, par volonté de tirer un trait sur le passé...

Dans le cas présenté ici, l'écrivain public n'est qu'un militant, animé au départ par le projet de transformer le statut de l'écrit dans certaines familles dont les enfants connaissent des difficultés avec l'écrit (1). Sa prestation est évidemment bénévole, mais il en tire un enrichissement humain considérable. De plus, il y trouve, de manière imprévue comme on le verra, la confirmation des idées qu'il a l'occasion de développer dans Emancipation, avenir d'une utopie, fascicule édité par Voies Livres (2).

Jean Vassilef dans Histoires de vie et pédagogie du projet (3) avait déjA montré que, pour une personne en formation, l'expression devant des tiers amicaux d'un des épisodes difficiles de son histoire pouvait constituer un préalable A l'évolution de son " projet " de vie. L'expérience relatée confirme cette observation, mais l'évolution concerne alors le statut social des personnes concernées. Evolution certes très modeste mais néanmoins amorce réelle d'un processus d'émancipation dont on peut espérer le retentissement bénéfique pour leurs enfants

Le texte qui suit est le compte-rendu d'une intervention faite dans un atelier animé par le " Collectif Lire Ecrire " de Grenoble, lors d'une journée consacrée A la lecture par l'Académie de Grenoble le 9 décembre 1998.

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(1) Sur ce projet inscrit dans la politique de lecture de la ville d'Echirolles, lire 7 ans de vacances pour la lecture, N. Bolcato, E. Bois, A.L. n°59, sept. 97, p.79. Pour ce qui concerne un projet d'écriture d'histoires de vie semblable A Bobigny, lire Bobigny-monographies, J.L. Briand, A.L. n°59, sept.97, p.76 et Les histoires de vie. S. Teillard, A.L. n°61, mars 98, p.83.
(2)Voies Livres. 13 Quai Jaÿr. CP 630. 69258 Lyon Cedex 09.
(3) Ed. Chroniques sociales 
 

          Lire c'est vraiment simple... quand c'est l'affaire de tous. C'est ce titre d'un livre collectif publié en 1984 par l'A.F.L. qui éclaire les raisons du projet actuellement engagé dans le cadre de l'Action Lecture menée A Echirolles.

Nombreux sont ceux qui estiment encore aujourd'hui que l'apprentissage de la lecture, c'est l'affaire de l'école. Cette opinion ne serait pas discutée si une proportion considérable d'enfants ne rencontrait pas d'importantes difficultés avec l'écrit et si, malgré une scolarité obligatoire de 11 années et plus, le phénomène de l'illettrisme n'avait l'ampleur que l'on sait.

L'institution scolaire, école et collège, a sa part de responsabilité, mais elle ne constitue pas la cause essentielle de cette situation. Les facteurs socio-économiques et plus encore culturels ont une grande importance. Devant eux, l'école est impuissante même si, dans le meilleur des cas, elle sait établir un dialogue compréhensif avec les parents. En conséquence, d'autres acteurs, soucieux du problème, comme les pouvoirs municipaux, entendent peser sur ces facteurs. C'est le cas de la ville d'Echirolles qui utilise A cet effet ses propres moyens, bibliothécaires, animateurs socio-culturels, en étant parfaitement consciente que cette action ne serait utile qu'A la marge si, au-delA des enfants, les parents n'étaient pas eux-mêmes impliqués.

Pour les promoteurs d'Action Lecture, la lecture devient ainsi, effectivement, " l'affaire de tous ".

Cette implication des parents est un enjeu majeur qui nécessite volonté et imagination.

Il faut, tout d'abord, établir un dialogue avec les familles qui A la fois le souhaitent pour sortir de leur isolement, ou leur enfermement culturel, et inconsciemment le redoutent comme une menace de déstabilisation.

Diverses occasions sont provoquées, notamment lors des " Vacances lecture ", et même imposées par contrat (parfaitement respecté) qui stipule que les familles doivent passer, collectivement , une journée avec les enfants. Au cours de cette journée A qui l'on donne un caractère festif et convivial, les enfants animent un débat autour de livres qu'ils ont travaillés avec une équipe d'animation particulièrement compétente en littérature jeunesse.

Première occasion pour les familles de découvrir que l'écrit, y compris le livre pour enfants, permet de réfléchir sur des sujets importants ou graves, de comparer les expériences, les conceptions et même d'échanger avec des voisins qu'on ignorait.

Cette découverte que font aussi bien les mauvais lecteurs que les analphabètes, nous semble déjA de nature A modifier les attentes.

En idéalisant, nous imaginons que les parents puissent dire " travaille bien A l'école " non plus avec un vague espoir de promotion sociale, mais avec le sentiment que le savoir et notamment la maîtrise de l'écrit confèrent un réel pouvoir sur la vie de chacun. Et, dans le cas où l'école possède une BCD vivante, que les parents s'intéressent aux lectures faites A l'école, ainsi qu'aux livres empruntés A la bibliothèque municipale Pablo Neruda...

C'est la richesse des échanges qui ont lieu au cours de ces journées qui est A l'origine du projet " histoires de vie ".

Nous proposons aux parents les plus participants de faire de leur histoire un petit texte A l'intention de leurs enfants. Nous rencontrons les volontaires, mère, père, parfois le couple parental, avec une interprète si nécessaire pour engager le travail.

Initialement, nous avions l'intention de les faire parler de leur propre enfance, et, avec les éléments recueillis, d'écrire une fiction dans laquelle ils se reconnaîtraient et que leurs enfants seraient invités A lire. Nous imaginions qu'il en résulterait tout d'abord des échanges bénéfiques sur le plan relationnel, manifestement provoqués par un écrit chargé affectivement et que ce serait l'occasion pour les enfants et les parents de découvrir de nouveaux pouvoirs de l'écrit, explorer le passé, réfléchir au présent et peut-être infléchir l'avenir.

L'idée d'écrire une fiction s'est vite révélée inappropriée. Ces personnes ne pouvaient entrer dans un jeu littéraire qui suppose une culture de l'écrit. Bien qu'elles souhaitent conserver l'anonymat, en commençant par le changement des prénoms, elles n'admettent pas la transposition de leur histoire que la fiction réalisait (dans la première réalisation). Elles manifestent avec vigueur leur volonté d'une fidélité rigoureuse A leur histoire telle qu'elles la racontent.

La préoccupation de sa transmission aux enfants semble rapidement passer au second plan. En effet, cet écrit, le premier qui les concerne directement, prend une grande importance personnelle. Il constitue le témoignage concret de la reconnaissance de leur existence et de son intérêt, par des personnes " instruites " dont elles attendaient inconsciemment plutôt du mépris.

Le déroulement de l'action avec entretien, présentation du premier écrit, demandes de transformations et de précisions, seconde lecture, puis rencontre avec un petit groupe d'autres parents également impliqués dans le projet, renforce considérablement l'évolution déjA amorcée de l'idée que ces personnes se font de l'écrit. Au départ,l'écrit a au mieux un statut utilitaire. Il devient une occasion de réflexion un peu exceptionnelle et centrée sur les enfants puis il concerne les parents eux-mêmes et apparaît dans sa fonction essentielle comme outil de réflexion, de distanciation, de prise de conscience.

Il ne s'agit pas lA d'une extrapolation : chaque histoire est l'occasion d'un retour sur le passé et de la mise en question de situations, généralement douloureuses, touchant en particulier les problèmes de statut. Statut de la femme, statut de l'enfant, celui que les parents ont eu, celui qu'ils ont engendré, statut de l'homme (et pas seulement de culture musulmane !) et encore problèmes de violence, historique ou institutionnelle. Fillette mariée A un homme âgé, tyrannie de la belle-famille, mariages sans (ou avec) amour, fille privée des droits qu'on accorde au frère, domination du père sur le fils, violence subie A l'école, violence subie dans la guerre, au travail...

L'écrit permet d'ordonner ces pensées, de les consigner et d'y revenir, de les faire connaître A d'autres, enfants, conjoint, cousine ou amis, d'en discute, de rêver ou de vouloir des transformations de statut, de confronter les cultures, de remettre en cause plus ou moins radicalement le phénomène de reproduction familial.

L'action s'étale sur une courte période, un mois environ, et pourtant des conséquences surprenantes apparaissent qui témoignent d'un processus d'émancipation : telle maman ose aborder l'ancienne institutrice pour lui faire part des souffrances qu'elle lui a infligées quand A quatre ans elle arrivait de sa Turquie natale, tel père prend conscience très douloureusement de son ingratitude vis A vis de sa mère et déclare : " On parle, on parle, et on ne se rend pas compte, mais quand c'est écrit ce n'est pas pareil... " 

Ce travail et le minimum de compétences qu'il exige ne sont pas exorbitants et le nombre d'enseignants retraités capables de l'entreprendre est considérable. Nous ne pouvons évidemment prétendre changer le monde avec ces Histoires de vie, mais nous donnons la preuve qu'il n'existe pas de fatalité. Il resteA en convaincre les différents partenaires et A faire converger les efforts.

Des développements sont encore A réaliser : " salons de lecture " pour des lectures A haute voix de certains passages de ces Histoires de vie et pour des mises en réseau avec des écrits littéraires, interviews des enfants , édition des tapuscrits,, illustration, fête pour la parution et. Actions au bénéfice des apprentissages scolaires, mais aussi du " lien social ", des échanges inter-culturels et même certains processus d'émancipation.
 

Raymond MILLOT .
 
 

L'HISTOIRE DE LEILA (extraits).
 
 
Prenez vos cahiers de récitations !

Leïla ne comprend pas ce que dit la maîtresse. Elle regarde sa voisine qui ouvre son sac et sort un cahier bleu . Elle pense que le mieux, c'est de faire pareil. Dans son sac il y a plusieurs cahiers que sa mère A achetés. Il y en a un qui a une couverture bleue. C'est celui-lA qu'elle sort A son tour.

La maîtresse distribue un morceau de papier sur lequel il y a plein de lettres que Leïla ne connaît pas. Elle sait ce que sont ces lettres mais elles ne ressemblent pas A celles du journal que lisait Monsieur Moktar, le voisin

 
 
Au bout d'un mois elle se sent plus A l'aise. d'autant plus que la maîtresse a eu la bonne idée de la placer A côté de Yann et que Yann est toujours prêt A l'aider. Il est vraiment gentil.

A la fin du trimestre il y a composition... mais aujourd'hui, Yann n'a pas le droit de l'aider. Alors elle pense qu'il faut recopier le mot qui est juste avant, c'est sans doute le modèle, comme quand on fait " écriture ".

Résultat le lendemain, la maîtresse rend les feuilles corrigées. Yann a un 8. Corinne qui est maintenant dans le rand d'A côté a seulement 6. Elle, elle n'a pas de note. la maîtresse a tiré un trait rouge en travers et a écrit " non noté ". Tout le monde doit faire signer la feuille par ses parents.

Leïla présente sa feuille A son père. Elle reçoit une gifle, sans explication ? Son père exige de ses frères qu'ils aient de bonnes notes, au moins 7, sinon il les prive de télé ! Il ne sait pas lire, mais il connaît les chiffres

 
 

Leïla réalise encore un peu plus que les droits des filles sont vraiment très différents de ceux des garçons... Ses frères pourront, eux, aller en classe de neige. Le mercredi, ils vont A la piscine avec leurs copains pendant qu'elle, elle apprend A repasser ou qu'elle prépare le repas. Elle pense que ce n'est pas juste et que, quand elle aura des enfants 

 
 
 
Raymond MILLOT