La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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L'ECOLE, PREMIER LIEU DE LECTURE DU MONDE     

Quel est le rôle assigné A l'école dans l'inconscient collectif et le conscient pédagogique ? C'est de faire ingurgiter des connaissances. Globalement, et malgré les habillages vertueux dont se parent les instructions officielles et les discours de nos mentors pédagogiques, notre problématique d'instituteur serait de transmettre, d'un point A (le savant) vers un point B (l'élève), des connaissances qui restent académiques et extérieures A celui censé les recevoir.

S'essaie-t-elle A "faire autrement" qu'elle rencontre quelques incompréhensions qui montrent que ce qu'elle produit n'est ni lu, ni vu, ni reconnu :

" Qu'est-ce que c'est que ces journaux, ces nouveaux écrits(1), où des enfants jugent, prennent parti, comprennent, s'expriment, analysent, donnent des points de vue ? Qu'est-ce que c'est que ces sujets dont ils s'emparent : l'amour, la séparation des parents, "mon statut d'enfant", "vous les zaduls", "ras le bol de l'école" ? Quand vont-ils commencer A travailler ? Qu'est-ce que c'est que ces classes où ils sont tous mélangés d'âge, et où les petits discutent avec les grands pour savoir si lePère Noël existe et si les adultes n'en ont pas d'autres comme ça A nous raconter ? Qu'est-ce que c'est que ce journal, où des grands disent leur difficulté A devenir grand et que petit c'était bien ? Quel exemple ! Qu'est-ce que c'est que ces livres qui les font réfléchir au lieu de les divertir, ou, mieux encore, au lieu de les faire apprendre A lire ? "

Si on pense sérieusement A l'utilité sociale de ce que l'école tente de transmettre pour la grande masse des jeunes qui la fréquentent, des savoir faire techniques dépassés aux apprentissages par cœur de poèmes de Charles d'Orléans en vieux français (excusez pour cette pointe de vécu de mes propres enfants), on est amené A redécouvrir que le rôle premier de l'école était la garde des enfants et qu'il le redevient. Les garder parce qu'on travaille, les garder pour qu'ils ne tiennent pas le mur en bas de l'immeuble, pour qu'ils ne zonent pas.

Si on pense A la façon dont l'institution (qui est la seule de la société depuis la disparition de la conscription A les grouper par classes d'âge...) considère tous ces adolescents (...leur renvoyant en permanence l'image d'eux-mêmes qu'ils supportent difficilement alors qu'il sont en demande de l'alter), en les réduisant A l'écoute passive, quand ils sont prêts A être des torrents d'énergie investis dans l'action tournée vers autrui, comment ne pas comprendre que ce gâchis se traduise par de la violence. Cette non-considération, cette négation, ce parcage organise un non-rôle social de tout un pan de la société. Comment la perspective du "passe ta licence d'abord", comment la mise entre parenthèses de la participation au projet commun des Hommes pendant un quart A un tiers de sa vie ne crée-t-elle pas plus de colère et de révolte ?

L'école doit travailler A conquérir et se voir attribuer un autre statut.

Outre les principes qui président A la pensée des mouvements d'Education Nouvelle (autonomie, responsabilité, coopération,...), l'école doit se concevoir, et vouloir être considérée, comme un lieu de production de savoirs. Produire des savoirs pour rompre avec l'école du magistère. Production de savoirs sur et pour les enfants eux-mêmes, sur l'apprentissage et pour l'apprentissage, sur et pour l'école, les rapports parents-enfants, les rapports enfants-adultes, sur et pour le quartier, la commune.

L'école doit se concevoir comme agissant sur l'environnement pour la transformation des représentations que le corps social a d'elle-même et de lui-même, des enfants et des enseignants.

Dans une école conçue comme lieu de production de savoirs utiles A l'environnement, l'enfant se sent responsable de la production de biens matériels, de services et de savoirs pour la communauté scolaire et sociale. 

A l'inverse, le corps social considère comme importants les savoirs produits par l'école, nécessaires A la vie collective et A la compréhension du monde. Au point que, par l'intermédiaire de ses représentants (communaux, de district, départementaux, d'associations, etc.), il lui en passe commande, car ils sont censés travailler au bien présent et futur de ceux qui les ont choisis, et devraient les aider A se prendre en main dans leur rôle d'acteurs sociaux. Et cela devrait leur être facile, tant les élus de tous poils sont dans la déploration que leurs administrés sont dans la consommation et non la participation...

A travers cette production, l'école devient le premier lieu de lecture du monde (au sens des compétences remarquables) et s'allie naturellement aux partenaires qui veulent eux aussi produire des savoirs sur eux-mêmes et leur environnement, pour comprendre, analyser, ne plus subir, choisir, agir.

Les 5 principes d'organisation des écoles expérimentales (2) sont des moyens de cette politique et non des facteurs de changement en eux-mêmes. Sinon, on peut craindre qu'une école qui les ferait fonctionner sans ce préalable de l'action et de la participation A la vie sociale passe A côté de l'essentiel. 

Elle pourrait s'organiser de façon A profiter de l'hétérogénéité, individualiser les taches, les parcours, les apprentissages, tout en travaillant en groupes, nécessaires leviers des zones proximales dont tout le monde se gargarise. Elle pourrait s'ouvrir comme on ouvre des fenêtres en espérant que l'air y entrera. Elle pourrait enfin mener ses projets dans la ville sous le regard bienveillant de l'élu municipal dans son bureau et attendri du retraité sur son banc.

Dans le cadre de la nouvelle recherche (3) AFL/INRP "usages experts de l'écrit", le cycle 2 de notre école (4) essaie modestement de prendre le problème complexe de la transformation de l'apprentissage du lire-écrire par le bout de la production de savoirs. Nous publions quotidiennement un journal qui recueille les réflexions des enfants sur ce qu'ils apprennent, ce qu'ils vivent, ce qu'ils sont, qui fait état des lectures (que nous espérons être dans le champ des compétences remarquables) des livres sur lesquels nous travaillons avec eux. Pas trop petits pour penser et montrer qu'on pense.

Six mois après le début de notre projet, quelles sont les réactions ?

Articulant leur travail avec le nôtre, les membres du réseau d'aide qui interviennent sur notre école s'emparent des nombreux écrits que la recherche fait circuler parmi nous. Elles nous disent que nous n'avons pas assez de recul pour nous rendre compte A quel point l'attitude des enfants par rapport A l'écrit et par rapport aux albums en particulier est déjA différente des lieux qu'elles fréquentent. Elles s'interrogent sur le décalage qui risque d'arriver pour les enfants qui quitteraient le cycle 2 et devraient se retrouver en position d'ingurgiter passivement des connaissances.

Globalement, les parents réagissent de façon positive. Ils découvrent leurs enfants sous un jour qu'ils ne connaissaient pas, avides de livres, de mises en réseaux, d'auteurs, argumentant pour savoir et comprendre. Notre projet rencontre (sans forcément être le même) le projet personnel des parents des classes moyennes qui parlent de respect et d'écoute de l'enfant. Ils s'investissent dans le journal, dans son utilisation avec leurs enfants, viennent aux réunions et dans les classes pour voir les façons de fonctionner que nous mettons en place et éventuellement participer. 

Ce n'est pas aussi facilement le cas des autres classes sociales :

- le mutisme des dites "hautes", qui lisent très bien "nos intentions d'auteurs", pourrait nous laisser croire A leur désaccord. Ou, quand quelque chose sort, c'est A propos du style de l'enseignant ou de l'ambiance en classe qui n'est pas aussi studieuse et lisse que dans les classes d'autrefois... A l'image des "rapports-paisibles-que-nous-entretenons-dans-notre-famille".

- Le mutisme ou l'œil sévère des dites "basses", ou les échanges que nous avons avec eux, peuvent nous laisser penser A une paix des braves obtenue grâce A nos beaux discours ou, A une attente de résultats, qui s'ils ne sont pas au rendez-vous justifieront leur regret du bon vieux temps où eux-mêmes étaient victimes du système mais où au moins ça marchait A la baguette.

Au niveau de la hiérarchie, ça ne bouge pas, puisqu'avec les parents ça ne bouge pas. Au courant du projet, elle a dû juger que nous étions dans les clous.

Pour ce qui est de la Municipalité, une discussion autour d'un projet d'informatisation de l'école nous a montré que l'on comptait sur nous pour faire le site Internet de la Commune, nous reconnaissant ainsi implicitement comme une instance de production, nous légitimant auprès de toutes les associations, personnels municipaux ou autres instances avec lesquels nous devrons travailler A ce projet.

Intriguée par l'attitude des enfants qui viennent A la bibliothèque municipale pour chercher un autre Corentin ou le Pommaux de Blanche-Neige, ou encore un livre dont le début est le contraire de la fin, la nouvelle bibliothécaire a donné son numéro de téléphone A une maman pour que nous la contactions : promesse d'échanges et de travaux fructueux (?).

Nous nous apercevons que, nous posant d'emblée comme lieu de production (même si ce que nous faisons actuellement nous semble bien modeste par rapport A ce que nous voudrions réaliser), les partenaires, qui parfois semblent être difficiles A trouver, sont venus A nous d'eux-mêmes (et ont été bien accueillis), et que se met en place une collaboration mutuelle sur la base de projets concrets. 

Bien entendu, nous devons faire montre de la plus grande professionnalité possible pour être crédibles, de la plus grande cohérence, coopération et solidarité possibles au sein de l'équipe pour rassurer et nous devrons obtenir des résultats.

Bien entendu aussi, prendre comme préalable l'idée de production ne dispense pas de devoir réfléchir sur le type d'organisation optimale A mettre en place dans l'école.

Il nous faudra réfléchir A la manière d'entrer plus avant dans les cinq principes d'organisation tels qu'ils étaient définis dans les écoles expérimentales. Comment les articuler entre eux pour les mettre au service de notre projet. Comment les expliquer et les expliciter au mieux auprès des parents et des collègues. 

Car certains d'entre eux, rien qu'A leur évocation heurtent les représentations et les aspirations des uns et des autres : pour ne prendre que l'exemple des classes multi-âges, dont on a beau répéter qu'elles ne sont que l'extension des classes habituelles, classes hétérogènes qui s'ignorent, ce concept hérisse le poil peut-être simplement par manque d'information sur les fondements théoriques qui amènent vers cette solution d'organisation et par manque d'exemples A observer pour l'illustrer. Certainement aussi parce qu'il remet en cause le rôle traditionnel de l'enseignant omniprésent, omnipotent et omniscient.

Le journal reflète fréquemment les échanges riches des plages horaires organisées pour bénéficier de l'hétérogénéité des enfants du cycle. Il sera sûrement un point d'appui pour avancer dans cette direction.

Il en est de même pour le travail de groupes. Il nous faut être clair sur le pourquoi des groupes, sur les modalités de leur formation et de leur fonctionnement, car au niveau des enseignants, les incantations du travail de groupes que nous subissons depuis des décennies, produisent plutôt de l'exaspération.

Conçue de la sorte, l'école produit des écrits, supports naturels d'une information permanente sur la nature et les enjeux de la lecture, diffuseurs d'un autre regard sur les écrits et leurs modes de production, met ses équipements en synergie avec ceux des partenaires avec lesquels elle partage la volonté de réimpliquer chacun dans le pouvoir sur sa vie.

Thierry OPILLARD
 
 

(1) A.L. n°25, mars 89, Charte des villes-lecture : nouveaux écrits.
(2) A.L. n°62, juin 98, p. 81 A 87.
(3) A.L. n°64, déc. 98, dossier Lire au cycle 2.
(4) située dans un petit village proche de l'agglomération caennaise.