La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°66  juin 1999

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LU

Histoires de lecteurs 

Gérard Mauger, Claude F. Poliak, Bernard Pudal 
Nathan. Coll. Essais et recherches. 1999 - 446 p. - 179F. 

Ce livre relate l'histoire d'une quinzaine de personnes qui lisent, l'histoire de leurs lectures. Ces personnes, appartenant toutes A "la génération de mai 68" - elles ont donc la cinquantaine au moment de l'enquête û ont été sélectionnées selon leur niveau d'études, leur sexe et leur CSP pour composer un échantillon volontairement contrasté. 

Depuis les années 70, les enquêtes sociologiques - reflets des débats politico-médiatiques de l'heure sur la défense de l'écrit menacé par la radio et la télévision et sur la démocratisation de la lecture - ont porté sur la mesure des pratiques de lecture et sur l'identification des obstacles A un usage de l'écrit mieux partagé. Si ces enquêtes ont établi le lien statistique existant entre le taux de lecture et le capital scolaire (et secondairement l'appartenance sociale), des études plus fines ont montré que le niveau des diplômes détenus ne suffisait pas A rendre compte de la diversité et des variations des pratiques de lecture au sein d'un même groupe et que les clivages entre lecteurs et non lecteurs dépendaient d'autres incidences.  

Afin d'aller au-delA des explications associant trop systématiquement découpage social et différenciation culturelle, G. Mauger, C.F. Poliak et B. Pudal ont mené une recherche inspirée des études de cas des historiens fondées sur les inventaires des bibliothèques. L'observation minutieuse des bibliothèques privées (et la présentation par leurs "propriétaires" de leur classement, de l'histoire des achats et des relectures, des "livres clés" ou "charnières"...) d'une part, une enquête par questionnaire et entretien reconstituant les "trajectoires biographiques" (les histoires familiales, scolaires, professionnelles...) et les "itinéraires de lecteurs" (la série chronologique des textes lus, la logique d'accumulation des écrits, les intérêts investis dans la lecture, les manières de lire...) d'autre part, ont fourni la matière d'une série de monographies passionnantes A plusieurs titres. D'abord parce que ces "études de cas" (autonomes et pouvant être lues indépendamment de leur ordre de présentation) se lisent "comme des romans" (et les auteurs ont raison d'écrire que le lecteur peut les lire en s'intéressant A ce qu'elles révèlent chez l'autre qui lui est proche ou étranger et réfléchir ainsi A sa propre histoire de lecteur). Ensuite, parce qu'y est dévoilée l'intrication pourtant cohérente d'un grand nombre de facteurs pertinents, personnels ou sociaux, intimes ou publics, simultanés ou successifs, interférant diachroniquement et synchroniquement dans l'ensemble des rapports, intermittents ou stables, que peuvent entretenir les catégories de lecteurs et les catégories de textes, le lecteur et la lecture dans leurs évolutions respectives. Enfin, parce que ces "récits" regroupés en trois parties (les bibliothèques de la génération de mai 1968 û lectures professionnelles et professionnels de la lecture - lecture : masculin/féminin) présentant des profils représentatifs ou divergents selon "l'appartenance A une génération", "la place occupée dans la division sociale du travail" et celle "occupée dans la division sexuelle du travail", sont autant d'illustrations des réflexions, des commentaires et des synthèses des trois auteurs qui ont largement débordé le champ de la sociologie pour aborder les terres de l'historien contemporain, du critique littéraire, du psychologue (A moins que tout soit du ressort de la sociologie A qui rien de ce qui est humain ne peut être étranger !). 

Au total, ces histoires de lecteurs, en mettant en relation la trajectoire de vie et l'itinéraire de lecteur, en montrent les déterminations réciproques mais aussi et surtout ce que les événements et l'évolution de la première conditionnent et structurent des caractéristiques du second. Comment et pourquoi ce que je suis, ce que vis, ce que je fais, A tel moment de mon histoire et de l'histoire, influent sur les raisons, l'intensité, l'usage et la nature de mes lectures ; agissent sur ce que je lis, relis, ne lis plus ; me conduisent même A dissimuler ce que j'ai lu. La lecture, pratique "intéressée" qu'expliquent les intentions et les attentes des lecteurs.  

De "l'histoire objectivée" de Jean Michel A., consultant, ancien des Jeunesses Communistes, passé du gauchisme A la contre-culture puis au néo-libéralisme illustrant "l'importance accordée au livre comme guide pour l'action" A celle de Jean Baptiste B., garde forestier, "lecteur de passion, écrivain d'intention" possédant plusieurs milliers de livres ou encore de Marie-Pierre et Pierre A. et "les lectures d'un couple d'agriculteurs-viticulteurs" en passant par celles de Julien et Valérie L. appartenant "aux fractions dominantes des classes dominantes"... sont mises en scène les lectures de divertissement, les lectures didactiques, les lectures de salut, les lectures esthètes. Histoires de lecteurs ou les usages sociaux de la lecture sous le regard acéré de trois chercheurs. 
 

 
Michel Violet