La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°66  juin 1999

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UN TEMPS, TROIS MOUVEMENTS...

Comment éviter le piège d'être accusé de voir de la politique partout si on fait observer que la dépolitisation des propos sur l'éducation signe le triomphe de la politique ? Aussi ne s'agit-il pas de vouloir repolitiser la réflexion sur l'école qui n'a jamais cessé, A juste titre, d'être politique, mais de mieux comprendre l'enjeu politique de cette omission consensuelle du politique. 

Au cîur des manifestations et des débats autour des réformes, des projets et des déclarations du ministre de l'éducation, se trouve une multitude de désaccords sur les voies et les moyens de transformer l'école. Rien de convaincant sur les raisons de la transformer. Que fait-elle de mal, en effet, cette école, et en quoi ne remplit-elle pas la mission que lui ont confiée ceux qui l'ont créée A la fin du siècle dernier et qui depuis la gèrent ? Ne trouve-t-on pas les gens les plus compétents au poste où ils doivent être ? Les énarques administrent, les chômeurs chôment, les médecins soignent, les chercheurs colloquent, les enfants d'immigrés rapent, les humanitaires apportent le riz et les journalistes servent la soupe, la paix viendra après la guerre, les immigrés voyagent en charter, les pandores sur les plages chauffent leurs menottes, les actionnaires s'actionnent dans les conseils d'administration, les professeurs aiment leur métier parce qu'il développe l'esprit critique de leurs élèvesA Quel cerveau chagrin irait prétendre que globalement la "bonne personne n'est pas A la bonne place" ou que les choses iraient notablement mieux si l'école formait autrement les chômeurs ? 

Oui, mais le chômage ? Attention, lA vous faites de la politique ! Dans un instant, vous allez dire que la formation intellectuelle, morale, civique doit avoir pour objectif le développement des outils d'analyse et des pratiques qui permettent A l'humanité de s'attaquer aux causes de la misère, de la guerre, du chômage, de l'aliénationA S'attaquer aux causes, on sait où ça mène, et aussi d'où ça vient. Ne vous a-t-on pas déjA surpris citant Robespierre lorsqu'il plaignait le peuple de devoir être enseigné par ceux qui ont intérêt A le tromper : "C'est comme si un homme d'affaires était chargé, disait-il, d'apprendre l'arithmétique A ceux qui doivent vérifier ses comptes." ? Les temps ont changé. Sauf dans les dictatures qu'on bombarde, aucun homme d'affaire n'a plus intérêt A tromper le peuple et si quelqu'un en était encore tenté, il trouverait les hommes politiques, notamment de gauche, pour s'y opposer. En revanche, et c'est bien la preuve que les temps ont changé, reconnaissez que le peuple a intérêt A ce que les hommes d'affaire réussissent car il n'y a pas, bien que certains l'aient cru avant la fin de l'Histoire, de cause au chômage, A la misère, A l'inégalité. Ce sont lA nécessités du développement et de la mondialisation. Un simple processus, sans doute encore long, pour que s'épanouisse un système dont on sait bien qu'il est le plus mauvais, A l'exception de tous les autres. Aussi, l'école doit-elle transmettre A l'individu les savoirs qui vont, en attendant, lui permettre d'échapper A l'inégalité, A la misère et au chômage. L'école doit préparer les individus pour qu'ils affrontent, avec les mêmes chances, le monde de demain. N'est-ce pas le grand défi qu'elle doit relever, le grand tchallenge ? Car l'école, si elle ne sait pas ce qui peut abolir l'inégalité, la misère et le chômage, sait ce qui fait échapper individuellement A ces calamités nécessaires. Des chercheurs l'ont même trouvé dans les banlieues et ailleurs, dans les classes préparatoires : s'intéresser au savoir pour le savoir au lieu d'en escompter je ne sais quel intérêt. Et si vous n'étiez pas lA A la distraire en prétendant que ces savoirs de Gribouille consistent d'abord pour chacun A tenter de détourner le chômage et la misère sur son semblable, il y a belle lurette que l'école de la république se serait remise au travail et aurait fait triompher l'égalité, laquelle consiste A donner A chacun les mêmes chances de participer A un système, certes inégalitaire, mais que voulez-vousA  

Oui, au fait, que voulons-nous ? Au moins dire qu'il faut laisser une chance au XXIè siècle en ne lui préparant pas une école qui s'adapte A l'idée qu'on s'en fait aujourd'hui A partir de l'héritage scolaire du XIXè ! L'école n'est pas, et n'a jamais été, une ONG missionnée pour développer une réponse humanitaire afin de compenser les méfaits de ceux qui ont intérêt A ce qu'on ne sache pas vérifier leurs comptes, encore moins pour renverser leur domination. La décision d'enfermer le besoin général d'éducation dans un appareil d'Etat où une classe peut enseigner A une autre ce qu'il n'est pas permis d'ignorer pour que sa domination se perpétue relève d'une remarquable anticipation politique. De même aujourd'hui, l'injonction (A laquelle affirme s'opposer le ministre) d'avoir A se débarrasser du service public pour mieux soumettre une demande d'éducation, exacerbée par la précarisation croissante, aux besoins d'une économie mondialisée qui préfère avoir A faire A des individus qu'A des Etats. Mais, pour autant, la menace imminente de ces modalités nouvelles de la domination ne rend pas rétrospectivement émancipatrices les modalités antérieures. L'apparente liberté d'un choix entre deux moments de l'imposition idéologique est une illusion où tout se brouille, comme on l'a vu dans la confusion des alliances anti ou pro-réforme et comme on le voit dans le corps même des propositions avancées ou combattues où du souhaitable côtoie du contestable et du nécessaire du dangereux, sans qu'on puisse se prononcer sur l'angélisme de leurs auteurs. 

L'éducation A travers l'institution scolaire, son évolution, sa privatisation, son repli ou son auto-suffisance, participe par excellence de l'entreprise politique puisqu'elle contribue indissociablement A produire la force de travail dont l'économie a besoin et les outils d'analyse du réel qui vont conduire A se soumettre A la force des choses ou A s'engager dans leur transformation. Les approches disciplinaires ou humanitaires d'aujourd'hui impliquent évidemment que des choix ont eu lieu en amont sur des présupposés politiques. Dont il semble politiquement incorrect de parler. Ce qui caractérise alors l'AFL, et sans doute avec elle le GFEN et l'ICEM, trois mouvements d'éducation nouvelle qui ne se sont associés A aucune des déclarations de ces derniers mois, c'est l'affirmation d'un rapport public et nécessaire entre pédagogie et politique. Même si les contraintes de l'action quotidienne atténuent les effets des choix initiaux, il ne peut être sans conséquence de décider que l'école doit former les individus pour qu'ils échappent A la misère du monde ou pour qu'ils construisent un monde sans misère. Gageons que ce n'est pas le même mode de production des savoirs ni le même mode d'implication dans le quotidien selon qu'il s'agit de s'y adapter ou de travailler A le transformer. On voit bien le tour de passe-passe sur l'ambiguïté ici du mot travail. Sous prétexte de faire échapper temporairement l'enfance A l'exploitation de la force de travail voulue par ceux-lA même qui ont pensé l'école comme préparation du travailleur, l'autre sens du mot travail, c'est-A-dire la transformation du réel par laquelle se créent, au niveau collectif comme au niveau individuel, les savoirs nouveaux, a également été banni de l'école qui est devenue, assurant la paix sociale, un lieu de reproduction de ce qui se sait déjA, autour d'une pédagogie chargée, A tous les sens du mot, de reproduire. 

Le temps n'est pas encore venu de se résigner. La puissance des uns n'est que l'envers du renoncement des autres. C'est dans chaque classe que le XXIè siècle se prépare et que chaque enfant invente le monde si on ne l'en détourne pas en lui laissant miroiter de plus grosses miettes. Ce qu'il est nécessaire d'apprendre n'existe pas encore, et pour personne, car ce n'est pas dans le savoir que se forge l'émancipation mais dans la manière de l'apprendre en le construisant ensemble comme outil de production de la transformation. Si l'école n'a jamais été libératrice, elle doit se penser au moins comme un haut lieu de la résistance et d'invention populaire contre l'évolution d'un monde vers le modèle de société que l'année en cours présente avec éclats. C'est pourquoi, ce qui se dit sur l'école n'est rien comparé aux effets des gestes les plus quotidiens de la pédagogie. S'ils se donnent les moyens de réfléchir ensemble, le pouvoir est du côté des acteurs qui doivent redécouvrir que la grandeur de leur métier est politique. Comme est politique le refus de lier la formation intellectuelle et l'implication réelle dans l'environnement social, le refus d'hétérogénéité, le refus des cycles, le refus de penser l'école A l'intérieur de l'éducation populaire.... Pour ne rien dire de la lecture ! 

 
Jean Foucambert