La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°66  juin 1999

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LU  

Et pourtant ils lisent...Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez
Seuil. Coll. L'Epreuve des faits. 1999 - 256 p. - 130F. 

La citation d'un extrait d'un article de Bertrand Poirot-Delpech paru dans Le Monde en 1996 et intitulé La lecture, c'est juin 40 ! par quoi commence le premier chapitre de ce livre, indique d'emblée la préoccupation de ses auteurs. Sociologues, ils ont voulu vérifier par eux-mêmes la validité des commentaires alarmistes et quasiment unanimes accompagnant les innombrables enquêtes et études statistiques qui, en la déplorant, démontrent la disparition progressive de la lecture en général et chez les jeunes en particulier. Connaissant les études précédentes de Christian Baudelot, on ne s'étonnera pas qu'il ait désiré savoir, A propos de cet "enjeu national" si "le niveau baissait" vraiment et si, effectivement, "ils ne lisaient plus" !  

Le livre présente les résultats d'une enquête longitudinale commencée en 1993, menée pendant 4 ans auprès de 1 200 élèves dont la caractéristique commune est d'être entrés en 6ème quatre ans auparavant (et donc suivis de la 3ème A la terminale pour ceux - 720 - qui n'ont pas eu de retard dans leur scolarité). Enquête par questionnaires permettant de suivre "pas A pas les livres et les magazines qu'ils lisaient ainsi que leurs raisons et leurs façons de lire". 

Indiquons avant toute chose l'effort pour rendre la lecture de ce livre facile et agréable malgré la nécessaire présence de données quantitatives et d'énumérations, cet effort allant jusqu'A en présenter les chapitres A la manière des romans du XIXè siècle ("Où le lecteur fait une première découverte...").Que retenir de particulièrement marquant dans ce rapport d'enquête ?D'abord des faits connus et qui sont confirmés. Par exemple que les filles lisent plus que les garçons... On en connaît les multiples raisons, que Gérard Mauger (co-auteur de Histoires de lecteurs dont nous rendons compte ci-après) énonçait lors d'une table ronde au récent Salon du Livre de Paris, de la manière suivante " ... lisent plus les exclus des "jeux sérieux des hommes" : les jeunes, les vieux, les femmes...". Par exemple encore que la part des lectures prescrites diminue au fur et A mesure qu'on progresse dans la scolarité. Le collège fait indubitablement lire, plus que le lycée ou plus exactement les collégiens lisent davantage (et autant "pour eux" que pour l'école) que les lycéens pour qui les lectures scolaires prédominent alors que les lectures personnelles diminuent (question d'âge sûrement, dans la mesure où la lecture "souffre" de l'élargissement de l'éventail des préoccupations et des possibilités de loisirs A l'âge du lycée). Qu'enfin, dans les répertoires des ouvrages lus (listes pourtant différentes selon que l'on est fille ou garçon, enfant de cadre ou d'ouvrier, grand ou petit lecteur, qu'on réussit scolairement ou pas...) la littérature de jeunesse contemporaine y est peu représentée.Des choses plus surprenantes aussi.Et notamment, pour commencer, ce découplage entre taux de lecture et réussite scolaire. Pour ces lycéens et ces lycéennes, on peut réussir ses études sans lire et lire sans réussir ! Conséquence sans doute de l'évolution du rôle et des objectifs de l'enseignement secondaire et de la population qu'il accueille. On ne va plus au lycée pour faire ses "Humanités" et les disciplines scientifiques ont une importance croissante qui restreint la part de l'accumulation culturelle et livresque dans l'enseignement reçu et évalué.  

Dans la population lycéenne, en proportions équivalentes, des "très faibles et non lecteurs" (22%) et des "lecteurs forts et réguliers" (23%). Le reste, plus de la moitié, est composé de lecteurs "intermittents", "moyens faibles" (18%) ou "moyens forts" (37%), un ensemble aux caractéristiques floues qui interdisent toute conclusion péremptoire. 

La lecture est une pratique soumise A des fluctuations pour chacun au fil des ans. Pourtant 61% des lycéens et lycéennes enquêtés sont des lecteurs stables qu'ils restent faibles, moyens ou forts lecteurs, 23,5% étant "en baisse" et 15,8% en hausse quel que soit leur point de départ (faibles ou moyens lecteurs) et c'est sans doute pour les "stables faibles ou moyens" ou encore pour les lecteurs "en baisse" que l'école a un rôle crucial A mener qu'apparemment elle ne mène pas toujours et suffisamment. 

En définitive, il ressort de ce travail d'investigation que la lecture, "ce n'est pas juin 40". Cependant, au risque d'être considéré comme faisant partie des "intellectuels éplorés" fustigés dans ce livre et d'alimenter "l'inquiétude sociale" par des "propos alarmistes", notons qu'une lecture attentive des commentaires, mais surtout des chiffres, conduit A atténuer l'impression de démonstration optimiste qui émane du livre. Ses auteurs en seront d'accord qui écrivent que "les données qui font la matière de ce livre (...) s'inscrivent dans le droit-fil d'une courbe A la baisse qu'ont peu A peu dessinée depuis une vingtaine d'années les enquêtes consacrées A la lecture de livres dans la population en général et chez les jeunes en particulier." Alors ? Et ce, d'autant plus que l'essentiel des informations recueillies l'a été par questionnaires portant quelquefois sur des domaines très subjectifs et on sait bien la propension des interrogés A surestimer leurs réponses. Nul doute que des sociologues aussi qualifiés en ont été conscients mais on ne voit pas toujours quelles mesures ont permis de valider les réponses ou d'indiquer la distance entre appréciations et données objectives. De même peut-on s'étonner que seulement 15% des 1 200 élèves aient été classés en situation d'échec A l'évaluation nationale A leur entrée en 6ème quand on connaît les résultats nationaux, notamment en lecture, et ce n'est pas en mettant en cause certaines évaluations (contestables, en effet) des vitesses de lecture qu'on peut réfuter le fait qu'en 1994 seulement 21,4% des enfants maîtrisaient les "compétences remarquables" en lecture et étaient donc des lecteurs accomplis, selon le classement de la DEP. Il est vrai, lA aussi, que les auteurs font état de comportements chez certains des enquêtés tels que "suivre la ligne avec le doigt" (18%), "lire tout haut" (37%). Enfin, si "on peut réussir sans lire et lire sans réussir" on sait que les facteurs de réussite ou d'échec sont trop multiples et trop complexes pour en référer A la seule lecture. Nos auteurs tempèrent d'ailleurs leur formule un peu lapidaire en écrivant que "s'il existe A tous les niveaux du parcours de bons et même de très bons élèves qui ne lisent pas ou si peu - (...) et des élèves qui lisent beaucoup et dont les performances scolaires s'écartent des normes officielles de la réussite (...) - leur nombre interdit de les considérer comme des exceptions". 

Au total, il n'en reste pas moins vrai qu'"ils" lisent, plus que les adultes, plus aujourd'hui qu'hier, et que ce n'est pas la fin de la lecture même si c'est "la fin de la lecture comme fait culturel total". Parce que le statut du livre a changé au royaume des technologies nouvelles, parce que la lecture est désacralisée et, par conséquent, plus authentique, plus ordinaire et inscrite A une place pas si mauvaise dans la panoplie des loisirs préférés des jeunes. 

Michel Violet